Écrire un livre pour expliquer la douleur : l’auteur et médecin Martin Winckler portait ce projet depuis 40 ans. C’est en collaboration avec son collègue Alain Gahagnon, médecin généraliste spécialiste de la douleur — algologue, comme on dit en France — qu’il s’est lancé ce défi. Le résultat ? Ce livre de vulgarisation de haute tenue nous expliquant de belle manière ce sujet universel.
Cet ouvrage s’adresse bien sûr au grand public, mais ne manque jamais de rigueur et aborde tous les sujets importants avec pédagogie. Il devrait aussi être lu par tous les étudiants de médecine. Je dois admettre avoir appris ou ramené à ma mémoire plusieurs notions importantes, que j’ai appliquées ces derniers jours !

Au début de ses études de médecine, alors qu’il accompagnait son père à l’hôpital, Martin Winckler a reçu une leçon de vie marquante. Au chevet d’un patient qui se roulait par terre de douleur, ayant douté de la sincérité de sa souffrance, son père l’avait vertement semoncé : tu ne dois jamais mettre en doute la douleur d’un patient ! Un cancer du pancréas avait emporté ce patient dès le lendemain. Constatant bien plus tard que jusqu’à 70 % des personnes souffrantes ne recevaient pas un traitement approprié, il a caressé le projet de mieux informer.
J’en aime bien le titre : Tu comprendras ta douleur. Je trouvais que ça ressemblait à un 11e commandement. Mais on peut y déceler plusieurs sens.
J’ai confronté l’auteur avec l’idée qu’il semblait émettre un nouveau commandement, ce qu’il n’avait pas remarqué. Il m’a indiqué, lors d’un entretien que j’ai eu avec lui à la Librairie Paulines, que la phrase reflétait une expression de son enfance, lancée par les parents ou l’instituteur à un enfant turbulent : « Tu comprendras ta douleur » (si tu n’arrêtes pas).
Plus sérieusement, dans ce titre, l’emploi du « tu » familier est à l’exemple de la relation égalitaire prônée par l’auteur dans ses relations avec les malades. Mais il s’agit surtout de « ta » douleur, celle d’une douleur spécifique liée à l’histoire d’un individu. L’idée de « comprendre » devient une étape fondamentale pour commencer à la soulager. Parce que « la première arme contre la douleur, c’est l’information. » L’information comme analgésique, belle idée, non ?
La douleur elle-même
Les auteurs consacrent toute la première partie de l’ouvrage à bien nous faire comprendre la nature de la douleur, sa genèse, ses mécanismes neurologiques de propagation, son interprétation par le cerveau, les chemins croisés qu’elle emprunte parfois.
Ils décrivent et expliquent fort bien le « trajet » douloureux, partant de ces « capteurs de sensibilité » répartis partout dans le corps, dont les signaux sont différents s’il s’agit de sensations « normales » ou « douloureuses ».
Parce qu’il ne s’agit pas du même genre de message n’est-ce pas ? Prenons comme exemple la sensation de chaleur et brûlure, avec un réglage du seuil de douleur, qui serait situé autour de 44 °C : en dessous, c’est chaud ; au-delà, ça brûle ! Ce qui n’est pas du tout la même chose :
« Lorsque le corps est agressé, les messages sont transmis le long des nerfs et de la moelle épinière, jusqu’au cerveau. Dans le cerveau, une sirène se déclenche. »
J’aime bien l’idée que la douleur (aiguë surtout) est une sirène, un signal d’alarme en quelque sorte. Ce n’est donc pas juste une sensation, même forte. Le cerveau est en alerte, parce qu’il y a danger. De blessure, de brûlure, de piqure, de ce qu’on voudra.
On nous rappelle ici que c’est bien le rôle du cerveau de percevoir la douleur, que c’est là-haut que ça se passe. Paradoxalement, cet organe infiniment complexe n’a jamais directement « mal », n’étant pas doté de récepteurs de douleur, ce pour quoi il peut être opéré sans anesthésie.
Tôt dans le livre, on propose aussi une dichotomie entre deux types de douleurs, correspondant à deux aspects différents : la « douleur symptôme » et la « douleur maladie », quant aux causes et aux traitements.
Si la « douleur symptôme » est le signal d’alarme utile que l’on connaît, la « douleur maladie », généralement prolongée ou chronique, est plutôt un mal inutile ou nuisible. Bref, un problème en soi.
Les auteurs insistent aussi sur l’unicité du corps dans le cheminement, l’interprétation et les réactions aux sensations douloureuses (comme dans le reste) :
« Notre esprit est notre corps. Accepter l’idée que le corps et l’esprit ne font qu’un, c’est le premier pas vers la compréhension des mystères de la douleur. »
Quand il s’agit de la douleur, on précise qu’elle ne saurait être qu’une « sensation ». En fait, on y retrouve immanquablement de l’émotion, des pensées et de la mémoire, qui jouent toutes un rôle dans la perception douloureuse :
« Votre corps (la douleur), vos émotions (la colère, le chagrin) et vos pensées (le travail, votre ami disparu) sont indissolublement liés. »
Si ces émotions et la mémoire sont étroitement liées à la douleur, c’est notamment en raison des liens fonctionnels et physiques qui unissent ses voies de transmission, les fibres de transmission passant par les zones responsables de ces fonctions complexes.
Évaluation de la douleur
Le problème central dans l’évaluation de la douleur est bien connu en médecine, et rejoint la leçon servie par le père-médecin de Martin Winckler : il faut croire le patient. C’est aussi un des messages récurrents du livre : « Toute personne qui a mal doit être crue sur parole, sans réserve » et que « s’en remettre à notre propre définition de la douleur pour jauger celle des autres est toujours une erreur. »
Parce que la douleur, « ce n’est pas ce que les médecins voient, c’est avant tout ce que décrit la personne qui a mal. » D’ailleurs, « il y a très peu de douleurs inexplicables. Il y a surtout des douleurs qui n’ont pas été suffisamment explorées pour être identifiées. »
C’est au soignant d’approfondir son analyse des causes pour en découvrir le mécanisme probable. Les auteurs soulignent dans cette recherche toute l’importance de l’empathie, de l’humanité, de l’écoute du « récit » (un réflexe d’écrivain) pour bien la cerner. D’autant plus que « nous ne sommes pas tous égaux devant la douleur. »
Dans le chapitre À chacun sa douleur, les auteurs décrivent les différences entre les personnes, autant en lien avec la concentration des capteurs périphérique de la douleur que de l’interprétation des stimulus par le cerveau. Une foule de facteurs peuvent l’influencer, comme des particularités culturelles, qui peuvent piéger les soignants dans leur évaluation de la douleur.
Au cours de sa carrière médicale en France et dans ses écrits, Martin Winckler s’est beaucoup intéressé à la médecine de la femme. Il revient ici sur les différences entre les sexes quant à la douleur, qu’on parle du ressenti (plus intense chez la femme), des problèmes d’évaluation (moins bien réalisée quand il s’agit de patientes) et par conséquent des traitements (moins complets aussi chez elles).
Il aborde cette fausse notion, qui a longtemps couru, que les très jeunes enfants ne ressentent pas la douleur ou ne s’en souviennent pas, ce qui peut avoir des conséquences à long terme si on ne prend pas soin de les soulager avant toute intervention douloureuse.
Quelques syndromes douloureux
La partie centrale de l’ouvrage traite des principaux syndromes douloureux, dans un format de type encyclopédique, où on peut aller directement lire sur les sujets qui nous préoccupent le plus. Chacun est abordé de manière assez détaillée pour se faire une bonne idée des mécanismes, des causes possibles et des solutions.
Certains maux de tête résultent de l’abus de médicament (antidouleur), où sa surutilisation devient la cause d’une douleur récurrente. Les suites du zona, modèle de « douleur maladie », de type neuropathique (médiée par les nerfs), qui apparaît comme une infection d’une racine nerveuse à la suite du réveil d’un virus de varicelle dormant.
Les auteurs discutent des causes et traitements des lombalgies aiguës (« lumbago »), qui affectent 60 à 80 % des gens au moins une fois dans leur vie, mais surtout de leur pendant chronique, une « douleur maladie » répandue et un fait social complexe, qui a des impacts sur plusieurs aspects de la vie, de la capacité de travailler à la dépression, en passant par les effets sur l’entourage.
Face à une lombalgie chronique, après avoir éliminé des causes graves, on fait souvent le contraire de ce que l’on devrait pour soulager : on s’immobilise plutôt que de rester mobile, on se stigmatise en pensant au dos comme à une « région sinistrée », on s’éloigne de la vie active alors qu’on devrait viser une réinsertion sociale.
On retrouve sur plusieurs pages des descriptions portant sur les douleurs gynécologiques, notamment menstruelles, souvent négligées, celles de l’accouchement, en partie engendrées par les restrictions de mouvement imposées, et propres à l’examen gynécologique, qui n’est plus recommandé de manière routinière.
Les auteurs mentionnent aussi différents syndromes douloureux de cause inconnue, le plus mystérieux se trouvant être la fibromyalgie, loin d’être imaginaire, la souffrance des personnes atteintes ayant tendance à être remise en doute. On sait aujourd’hui que 2 % à 4 % des gens en pâtissent, surtout des femmes d’ailleurs, et qu’il existe des approches thérapeutiques à même de soulager certains symptômes et d’atténuer les douleurs.
Traiter la douleur
Définir la douleur et en comprendre le mécanisme est une chose. Mais une fois qu’on en a saisi l’origine par un récit détaillé et un examen physique, il faut maintenant la traiter, le choix des outils demeurant lié à un diagnostic précis. Les auteurs proposent une revue assez complète des principaux traitements, médicaux ou non.
Plusieurs médicaments courants agissent sur les prostaglandines, des hormones importantes dans la régulation de la douleur. Ils ont des effets sur les tissus et le cerveau, selon les cas, qui nous sont bien expliqués.
On parle ici de l’acétaminophène et de l’ibuprofène surtout, l’aspirine ayant également d’évidentes propriétés analgésiques, mais étant moins utilisée en raison de ses effets secondaires. Autre produit essentiel dans certaines situations, les opiacés, dont le prototype est la morphine, qui font peur, et que cet ouvrage aide à démystifier.
Le soulagement des douleurs aiguës (appelées aussi nociceptives) repose sur des outils bien différents de celui des douleurs neuropathiques (chroniques, « douleur maladies »), puisque l’effet des médicaments doit cibler le système nerveux, être patient pour voir l’action débuter et viser un effet à plus long terme.
On prescrit des produits de la classe des antiépileptiques pour soigner ces douleurs ou encore des antidépresseurs, non parce que la personne fait une dépression, mais parce que ces produits agissent sur les neurorécepteurs en cause dans ce type de douleurs.
On nous présente les mécanismes parfois plus ou moins compris de traitements médicaux non pharmacologiques comme le TENS. Cet appareil sur la peau soulage sans doute parce qu’en stimulant de manière continue les nerfs, certaines « portes » de transmission des influx se ferment, limitant la transmission des influx de la douleur au cerveau.
Une approche globale
Au-delà des médicaments courants, et surtout quand on parle de « douleur maladie » ou chroniques, les auteurs soulignent l’importance de l’effet placebo, qui contribue à l’efficacité de tous les antidouleurs. Ils établissent un lien avec les endorphines, sécrétées dans certaines situations (par exemple lors de l’accouchement), sorte d’autotraitement de la douleur, en mentionnant les études où cet effet est annulé par l’absorption simultanée… d’un antagoniste des opiacés, le naloxone.
Parmi les autres traitements inclus selon la situation dans une prise en charge globale de la douleur, les auteurs soulignent l’importance de l’exercice, de la kinésithérapie, de la physiothérapie, pour utiliser les effets de l’activité (notamment par la sécrétion d’endorphines) dans le soulagement des syndromes douloureux.
Bien au-delà, parce que la douleur n’est jamais un phénomène isolé, on rappelle que la prise en charge passe par un soutien psychologique constant et une solide approche relationnelle :
« On en déduira sans mal que la douleur morale des personnes déprimées et la souffrance totale vécue par les malades chroniques ne se traitent pas seulement avec des médicaments. Elles nécessitent un accompagnement relationnel soutenu. »
Défis d’écrivain
J’ai demandé à Martin Winckler, qui signe aussi plusieurs guides pratiques de vulgarisation médicale, comment ce genre d’ouvrage s’insère dans la production d’un écrivain de carrière. La réponse ? Il s’agit toujours de communiquer de l’information, peu importe la forme choisie.
Pour y arriver, il privilégie, comme dans ce livre, une forme et un vocabulaire simples s’éloignant du jargon médical, un genre qu’il abhorre, s’assurant avant tout d’être compris. Le défi était d’autant plus intéressant que la collaboration avec son coauteur Alain Gahagnon, spécialiste de la douleur sans être écrivain, a permis à des alliés de s’unir par la volonté de diffuser une information utile.
Comme deux médecins peuvent aisément se perdre entre eux dans le jargon médical — et perdre leurs lecteurs — un critère de base pour Martin Winckler était de bien comprendre les concepts avec lesquels il n’était pas toujours familier, afin de pouvoir les expliquer en des termes que tous peuvent saisir.
À moi qui me pose presque toujours cette question de la transmission du savoir médical au grand public, je constate que le résultat est à la hauteur des objectifs que le duo d’auteurs s’est donnés.
Tu comprendras ta douleur, par Alain Gahagnon et Martin Winckler, Fayard, 525 p.
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