Benoît Mâsse est biostatisticien, épidémiologiste et professeur titulaire à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
Depuis mars dernier, le gouvernement de François Legault a imposé une série de mesures préventives, avec les recommandations de la santé publique, afin de contenir ou de ralentir la propagation du virus au Québec. On parle de règles mises en place, par intermittence pour certaines, en fonction du niveau de transmission communautaire et des différentes caractéristiques de cette transmission (p. ex. : dans les écoles, les milieux de travail, les CHSLD). Des mesures préventives telles que le port du masque (ou même de deux masques), la distanciation physique, le couvre-feu, l’enseignement à distance, les bulles scolaires, la fermeture complète ou partielle des commerces, etc. La liste est longue.
Toutes ces mesures ont en commun de restreindre et de réduire les contacts entre personnes à risque de transmettre le virus. L’objectif du gouvernement est de « choisir » les façons d’endiguer l’épidémie qui vont limiter les dommages collatéraux, que ce soit le délestage, les répercussions sociales, la santé mentale ou l’économie. Là aussi, la liste est longue.
De plus en plus, au cours de cette deuxième vague qui s’étire, la population, les médias et les spécialistes s’interrogent sur le choix des règles sanitaires. La même question revient : quelles sont les données probantes selon lesquelles une mesure est efficace pour contenir ou ralentir la propagation du virus ? Idéalement, pour chacune, nous avons des preuves scientifiques de sa capacité à réduire l’intensité de l’épidémie. Le contrôle de la propagation revient donc à choisir celles qui ont le moins d’effets négatifs dans la société et qui créent le moins de dommages collatéraux.
Eh bien voilà : la réalité, c’est que pour beaucoup de mesures préventives, nous avons très peu de preuves (voire carrément aucune), ou alors elles sont très incertaines. Pourquoi donc imposer des contraintes sans savoir si elles porteront des fruits ? Ne devrait-on pas plutôt instaurer celles dont l’efficacité a été démontrée scientifiquement ? La question est légitime.
Ici, on peut faire un parallèle avec la pratique de la médecine : est-ce qu’on administrerait un traitement à un patient sans avoir des données probantes sur son efficacité ? La démarche qui semble évidente à première vue, c’est de ne prescrire que des traitements dont l’efficacité est démontrée. Cette approche fondée sur des preuves scientifiques, qu’on appelle médecine factuelle, a été élaborée au Canada, à l’Université McMaster, au début des années 1980, en réponse à la multiplication des publications scientifiques qu’il fallait assimiler et intégrer à la pratique. La médecine factuelle est maintenant utilisée couramment dans le monde entier. Elle préconise, dans la mesure du possible, la prise de décisions cliniques en fonction des données actuelles les plus probantes.
Mais inévitablement, des personnes consulteront leur médecin en présentant plusieurs symptômes pour lesquels les évidences scientifiques des différentes options thérapeutiques seront inexistantes, pauvres ou très incertaines. L’intubation précoce des patients atteints gravement de la COVID-19 en est un bon exemple. Lors de la première vague, avec le savoir que nous avions, ce traitement semblait être une option thérapeutique viable. Sans intervention, la majorité de ces patients n’auraient pas survécu. Aujourd’hui, nous connaissons beaucoup mieux les meilleures stratégies d’oxygénation.
Parmi les différentes pistes qui s’offrent au médecin, attendre que les preuves scientifiques des traitements soient établies n’est pas envisageable. On ne peut pas retarder les soins qui doivent être prodigués à un patient, ce délai pourrait mettre sa vie en danger : une action doit être entreprise par le médecin en l’absence de données probantes. La médecine factuelle a eu des adeptes qui demandaient une pratique exclusivement fondée sur des preuves. Dans un article sarcastique publié dans le British Medical Journal en 2003, Smith et Pell ont décrit les dangers d’une telle médecine.
Ils citent en exemple la difficulté de démontrer la capacité du parachute à sauver la vie d’une personne en chute libre. En effet, des centaines d’êtres humains ont péri à la suite de sauts avec un parachute. De plus, avant l’invention de cet appareil, presque personne ne mourait d’une chute libre. L’idée de se jeter dans le vide sans protection, avec la ferme intention de survivre à l’atterrissage, n’a jamais été populaire.
Smith et Pell sont loin d’être contre la médecine factuelle, mais ils soutiennent qu’il nous faut accepter, dans des circonstances exceptionnelles, la primauté du sens commun lors de la prise en compte des risques et bénéfices potentiels des interventions. Ils suggèrent (de façon humoristique) à tous ceux qui préconisent une médecine fondée exclusivement sur des preuves et qui critiquent le recours à des interventions dépourvues de données probantes de participer à un essai clinique randomisé sur l’efficacité du parachute !
J’enseigne la médecine factuelle depuis quelques années. L’article de Smith et Pell est cité dans le premier paragraphe de mes notes de cours. Dans la pratique de la médecine, le bon sens doit prévaloir et l’inaction n’est pas concevable dans les situations où la vie et le bien-être du patient sont en jeu.
Certes, la crise sanitaire mondiale que nous vivons est une circonstance exceptionnelle. On utilise une approche de santé publique factuelle semblable à la médecine factuelle. La santé publique est guidée par la science, celle qui est disponible. Dans le contrôle de l’épidémie, l’inaction ou l’attente de preuves ne sont pas envisageables. Notre patient est malade, très malade, et on doit le soigner. Le virus infecte la population beaucoup plus rapidement que nous parvenons à établir les évidences scientifiques. Lors de l’imposition de mesures préventives, le gouvernement s’est souvent fait poser cette question : où sont les preuves ? En leur absence, on se rabat sur la plausibilité de la capacité des règles à réduire la transmission, sur l’expérience tentée dans d’autres provinces ou pays, et sur les dommages collatéraux qu’elles risquent d’engendrer.
L’instauration d’un couvre-feu partiel entre 20 h et 5 h est un bon exemple. Avons-nous des preuves scientifiques qu’il est efficace ? Non. Cela dit, la récente expérience du Québec, où une diminution de la transmission communautaire a été observée après l’imposition du couvre-feu, n’est pas non plus une preuve d’efficacité. Comme plusieurs mesures ont été mises en place en même temps, il n’est pas possible d’isoler l’incidence précise du couvre-feu. Sans compter le réveil brutal au début de janvier avec une forte augmentation des infections et des hospitalisations, les cris d’alarme lancés par plusieurs médecins et le spectre du triage dans les urgences. Un effet psychologique puissant qui sonnait la fin de la récréation du temps des Fêtes.
Je n’ai pas toujours été d’accord avec les différentes actions et mesures entreprises par le gouvernement dans sa lutte contre cette pandémie. Dans un contexte où il y a des trous dans nos connaissances, il est beaucoup plus difficile d’obtenir un consensus. Les évidences scientifiques de l’efficacité des vaccins de Moderna ou de Pfizer-BioNTech sont très fortes. Il y a très peu de divergences sur ce plan. Mais en l’absence de preuve, on doit avoir recours à notre instinct et à notre expérience. Cela est difficile à admettre pour un scientifique, mais voilà une façon détournée de dire qu’à défaut de pouvoir m’appuyer sur des évidences scientifiques, parfois j’ai tout simplement une opinion. Laquelle peut être différente de celle des autres, de celle de la santé publique ou de celle du gouvernement.
C’est beaucoup plus difficile de défendre une opinion. J’essaie d’éviter les situations où on me demande un avis et où je dois commencer mes réponses aux questions par « je pense que… » ou « je crois que… ». Je préfère de loin ces débuts de réponses : « les évidences démontrent que… », « on sait que… » . Alors, oui, j’ai une idée sur l’efficacité du couvre-feu au Québec, mais je n’ai pas de preuves. C’est nettement plus compliqué à démontrer que l’efficacité du parachute.
Depuis mars dernier, le gouvernement utilise une approche basée sur la santé publique factuelle pour combattre cette épidémie. Avons-nous des divergences d’opinions ? Oui. Mais celles-ci sont souvent le reflet du manque de preuves ou de l’incertitude de ces preuves. Par contre, nous sommes d’accord sur le fait que l’indécision n’est pas envisageable.
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Le docteur Mâsse nous expose avec une visible satisfaction, la nature de ses propres contradictions face à la gestion de la pandémie. Qu’il résume par la nécessité factuelle de prendre des décisions sans devoir assumer les risques et les conséquences que peuvent engendrer toute forme de décision hâtive ou inappropriée.
Pour justifier de ses choix, il prend pour référence un texte coécrit par le professeur en obstétrique et gynécologie Gordon Smith (rattaché à l’université de Cambridge) et Jill P. Pell consultante auprès de l’Université de Glasgow.
Voici ce que le docteur Mâsse écrit en substance : « Smith et Pell sont loin d’être contre la médecine factuelle, mais ils soutiennent qu’il nous faut accepter, dans des circonstances exceptionnelles, la primauté du sens commun lors de la prise en compte des risques et bénéfices potentiels des interventions. »
Quoique le texte de Smith et Pell face figure de mantra dans l’approche pédagogique du docteur Mâsse. Rien n’indique que ce texte colle vraiment à la situation pandémique actuelle.
En principe lorsqu’il est question de primauté, c’est le droit qui prime dans les États de droits et non le « sens commun » ; ce qui relève de circonstances exceptionnelles est précisément tout ce qui ne relève pas du commun.
Par cette périssologie stylistique, l’auteur de cette chronique nous dit que c’est toujours le sens commun qui prévaut peu importe que les circonstances soient communes ou bien qu’elles ne le soient pas. Puisque ce qui relève de l’exceptionnel relèverait plutôt d’une sorte d’arbitraire émotionnel incompréhensible pour le commun des mortels et non par l’acception de faits scientifiquement prouvés guidés par la prudence.
Contre la prudence, le docteur Benoît Mâsse préfère : l’instinct et seulement l’expérience. Selon moi sa liberté d’opinion devrait-être plutôt distincte de la prise de décision.
Dans la même veine, le docteur Mâsse oppose l’évidence scientifique avec le manque de preuves ou l’absence de preuves malgré tout peuvent conduire le gouvernement à prendre des décisions. En cette occurrence, il fait fi de la structure même de la recherche de la preuve scientifique qui peut être purement prospective ou basée sur des hypothèses. L’évidence n’est pas à proprement parler une mesure absolue. C’est un guide.
Je conçois plutôt que le rôle échu à un gouvernement en est un de communication. Toute décision prise dans le chaos ne peut conduire qu’à plus de confusion. Si la décision consiste à remplacer tous les parachutes (ou un un certain nombre) par des sacs de patates. Il ne faudra pas s’étonner outre mesure si à long terme nous frappions un mur ou le sol en quelque sorte ou de quelque façon.
La moindre des choses ne serait-elle pas de nous dire que nous allons sauter avec des patates en sorte que nous saurons en conscience que nous allons être sacrifiés.
Mieux, ne serait-il pas de meilleur aloi d’apprendre au gens à voler de leurs propres ailes ? Plutôt que de les contraindre comme c’est le cas actuellement par des personnes en charge (élues ou pas) qui (par Dieu) ne sont imputables de rien.
“Toute décision prise dans le chaos ne peut conduire qu’à plus de confusion“. Malheureusement, le chaos est dans la nature même de la crise car s’il n’y a pas chaos, si nous sommes en contrôle de tous les paramètres, il n’y a pas crise. C’est précisément le talent de prendre des décisions en absence de certitudes et sur la base d’informations incomplètes qui permet de tracer un sentier vers la résolution de la crise. Et il n’y a ici aucune stratégie pour ce faire, ce que le public et nombre de représentants des médias ont encore du mal à comprendre.
@ Dominique Lapointe,
Merci pour vos commentaires.
Est-ce que vous voulez-dire que dans une période de crise qui nécessairement est chaotique, qu’il est normale que cela génère automatiquement de la confusion dans la population ?
Vous faites mention du contrôle… mais vous extrapolez sur mes propos. Même en période normale, il est impossible d’avoir le contrôle sur tous les paramètres. D’ailleurs l’hyper-contrôle est une composante de la paranoïa, pas de la normalité.
Lorsqu’on parle de paramètres on parle de mesures quantitatives, de grandeurs mesurables. On peut mesurer la quantité de neige qui est tombée aujourd’hui dans un endroit donné, mais on ne peut pas paramétrer la trajectoire des nuages.
Vous parlez de talent. Mais comment et de quelles façon et sur quelle bases mesurez-vous le talent de ceux qui prennent les décisions ? Si l’absence de talent de celui qui prend les décisions à pour effet de me faire frapper un mur, je dois conclure que le sentier vers la résolution de la crise est en fait une autoroute directe vers l’au-delà.
Au risque de devoir vous contredire, ce qui permet de tracer un chemin, c’est : la volonté. Il ne peut y avoir de volonté lorsqu’elle n’est pas partagée. Ce qui engendre la confusion, ce n’est pas la chaos, c’est plutôt l’absence de consensus réel dans la population des mesures qui sont prises par la coercition en principe pour notre bien commun. Cela démontre pour moi et pour reprendre vos propos, la médiocrité des talents de celles et ceux sont en charge de la décision.
Plusieurs données scientifiques sont connues depuis un certain temps. Plusieurs décisions font fi de ces données, lesquelles s’illustrent surtout par une valse d’hésitations. Pendant ce temps il y a des gens infectés, des personnes qui meurent, des gens qui ont perdu leur emploi, d’autres qui perdent leur entreprise, d’autres encore qui ne peuvent être soigné adéquatement, des gens qui perdent ou perdront leur maison, d’autres qui retrouveront la rue à la suite d’une éviction. Nous savons tous que les dommages collatéraux de cette pandémie seront considérables et que tout les monde ne s’en relèvera pas.
Oubliez-donc le talent !
Excellent article!
On ne peut pas attendre d’avoir des preuves expérimentales « bétonnées » sur tout et pour tout avant d’agir.
Aussi, il y a des protocoles expérimentaux qui ne peuvent pas être réalisés techniquement ou éthiquement. Par exemple, faire la preuve de l’efficacité des parachutes avec un protocole randomisé en double aveugle en donnant des vrais parachutes à certains et des placébos (sacs remplis de chiffons) à d’autres… 😉
Lorsque les preuves manques ou sont insuffisamment signifiantes, on part du principe de précaution et on raisonne sous incertitude. Il faut alors se fier au sens commun et adopter un raisonnement de type bayésien (du fameux théorème de Bayes / Laplace) qui renforce ou diminue la confiance en une hypothèse à mesure que les preuves s’accumulent en faveur de l’hypothèse ou la contredisent. Ceci permet l’intégration des risques et des hypothèses contraires. On leur attribue une «plausibilité», on soupèse et on avance en gardant un oeil sur de nouvelles données qui pourraient nous faire changer d’idée.
La science n’est pas une promesse d’infaillibilité, surtout pas du premier coup. La science n’est pas bâtie sur la perfection mais sur l’erreur et le doute sans cesse corrigés et révisés.
Enfin, les connaissances scientifiques sont par essence incertaines. Par exemple, rien ne nous garantit l’immuabilité des lois physiques sinon l’habitude. La Terre, qui est presque sphérique, continuera très probablement de tourner demain et les parachutistes de tomber en chute libre. Aussi, les mesures expérimentales sont toujours entachées d’erreurs.
Les gens devraient intégrer la compréhension de ce processus à leur culture générale.
Scientifiquement vôtre
Claude COULOMBE
@ Claude COULOMBE,
Vos propos exposent très bien le processus et le principe de précaution qui en résulte. Cependant, j’aimerais bien comprendre qu’est-ce qui se passe quand une/des personne/s qui dispose/nt du pouvoir de décision ignore/nt ce processus dont vous faites mention ?
Auriez-vous des exemples de protocoles qui ne puissent être réalisés techniquement et qui ne seraient pas éthiques en même temps ? Y-a-t-il des protocoles qui puissent être réalisés ou réalisables techniquement lesquels ne soient pas éthiques pour autant ?
En principe en période de pandémie, une approche éthique vise à démontrer que les meilleures décisions ont été prises dans l’élaboration des politiques publiques (sciences politiques). Diriez-vous que le contrat est tenu ou qu’il reste encore à faire pour que les babines suivent effectivement les bottines ?
D’après-vous les théorèmes de Bayes et de Laplace sont-ils compréhensibles de tous et devraient-ils s’appliquer aux prises de décisions en période de pandémie, comme si la gestion faite aux citoyens et leur sort finalement devaient relever des probabilités applicables à des jeux de « hasard » relativement simples nonobstant ?
La répartition aléatoire de divers intrants (nécessaire à l’expérience) n’est-elle pas la prémisse d’une relation d’ordre en suspens ?
Prof-âne-ment vôtre ! Je m’en remets entièrement à votre science pour toutes futures élaborations.
@Serge Drouginsky
Cher Monsieur Drouginsky, j’apprécie vos commentaires, avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord, mais qui demeurent toujours très pertinents. Merci de débattre avec ouverture et bienveillance. Nous sommes là pour «brasser des idées» pas pour nous invectiver.
> Vos propos exposent très bien le processus et le principe de précaution qui en résulte.
> Cependant, j’aimerais bien comprendre qu’est-ce qui se passe quand une/des personne/s qui
> dispose/nt du pouvoir de décision ignore/nt ce processus dont vous faites mention ?
Comme l’écrivait @Dominique Lapointe, il s’agit bien de la prise de décision en contexte d’information incomplète et d’incertitude. Par contre, je ne suis pas d’accord quand il écrit « il n’y a ici aucune stratégie pour ce faire ». Hélas, on ne peut pas tout savoir… mais c’est un sujet de recherche des mathématiques appliquées très actif entre autres en économie, en sciences de la gestion, en météorologie, et en intelligence artificielle (mon domaine d’expertise) et ce depuis la fin des années 50, mais on peut remonter jusqu’à Blaise Pascal au 17e siècle.
Deux courants de recherche ont abordé la manière dont les décideurs utilisent les informations incertaines. Un premier courant dit descriptif (comment les décisions dans l’incertitude sont prises) identifie les facteurs psychologiques qui influencent la façon dont les décideurs perçoivent le risque et l’incertitude. Les facteurs psychologiques peuvent conduire à des décisions différentes de celles de modèles de décision purement « rationnels ».
Le 2e courant prescriptif ou normatif (comment les décisions dans l’incertitude devraient être prises) s’appuie sur la théorie statistique de la décision (statistical decision theory) aussi connue sous le terme analyse bayésienne de la décision (bayesian decision analysis). Ici, on examine comment les principaux facteurs qui influent sur une décision peuvent être intégrés dans un modèle mathématique qui met en relation les intrants avec les résultats et les performances attendues. Un tel processus peut aider à prendre de meilleures décisions, améliorer la compréhension de la prise de décision et réduire la complexité.
> Auriez-vous des exemples de protocoles qui ne puissent être réalisés techniquement et
> qui ne seraient pas éthiques en même temps ?
Beaucoup de protocoles de recherche sont impossibles et non éthiques. On ne peut pas contrôler tous les paramètres d’une population humaine comme on le ferait avec des rats de laboratoire. Par exemple, exposer un groupe de personnes à une molécule potentiellement cancérigène tout en s’assurant que le reste de la diète et les habitudes de vie sont rigoureusement identiques à un groupe de contrôle. Les nazis l’ont fait pendant la 2e Guerre Mondiale et on soupçonne certains pays totalitaires de le faire avec leurs prisonniers.
Éthiquement, ce que l’on fait en pays démocratique et respectueux des droits humains, c’est prendre de larges populations, et par l’observation et l’administration de questionnaires volontairement répondus, dégager des sous-populations qui ont les caractéristiques les plus proches de celles recherchées. S’ajoute la contrainte d’avoir des groupes de taille suffisante pour garantir une signification statistique. Cela est long, fastidieux, plein d’erreurs, de biais et malgré toute les précautions, cela échoue parfois.
> Y-a-t-il des protocoles qui puissent être réalisés ou réalisables techniquement lesquels ne soient pas éthiques pour autant ?
Je me suis amusé à proposer de faire la preuve de l’efficacité des parachutes avec un protocole randomisé en double aveugle avec placébo en donnant (au hasard, randomisé) des vrais parachutes à certains et des placebos (sacs remplis de chiffons ou pourquoi pas de patates) à d’autres. Cela à l’aveugle car à la fois les participants et les expérimentateurs dans l’avion ignorent qui a reçu un parachute ou un placebo. Seul un expert externe sait qui avait quoi.
Plus sérieusement, en recherche clinique, on peut penser à un protocole où des volontaires vaccinés ou ayant reçu un placébo seraient infectés délibérément pour tester l’efficacité d’un vaccin. L’éthique d’un tel protocole est chaudement disputée. Actuellement, les sujets d’études cliniques attrapent la maladie sans intervention externe, juste comme les reste de la population où ils vivent.
> En principe en période de pandémie, une approche éthique vise à démontrer que les
> meilleures décisions ont été prises dans l’élaboration des politiques publiques (sciences
> politiques). Diriez-vous que le contrat est tenu ou qu’il reste encore à faire pour que les
> babines suivent effectivement les bottines ?
Je crois sincèrement que dans ces temps difficiles, les scientifiques et les politiciens de bonne volonté font de leur mieux, mais il y a de la place pour l’amélioration. Bien sûr, on a de gros égos, des complotistes et des incompétents, mais ce n’est qu’une petite fraction des personnes concernées. Rien n’est parfait, il faut juste apprendre de ses erreurs.
> D’après-vous les théorèmes de Bayes et de Laplace sont-ils compréhensibles de tous et
> devraient-ils s’appliquer aux prises de décisions en période de pandémie, comme si la
> gestion faite aux citoyens et leur sort finalement devaient relever des probabilités
> applicables à des jeux de « hasard » relativement simples nonobstant ?
Vous avez là une bonne intuition, la théorie de la décision est apparentée à la théorie des jeux. L’une des meilleures façons d’être plus probabiliste dans vos décisions est d’apprendre à penser comme un joueur professionnel. Plusieurs chercheurs en neuroscience avancent que le raisonnement de l’être humain serait naturellement bayésien, d’autres en sont moins certains (http://bit.ly/3oMIz5e).
Tout simple, le théorème de Bayes, P(H|O) = P(O|H) P(H) / P(O) où P: probabilité, H: hypothèse et O observations ou données. J’ai osé! Mettre une petite formule mathématique dans un billet de L’Actualité, je m’en excuse mais c’était trop jouissif…
Énoncé à l’époque de Pascal par le révérend Bayes en 1763 (l’année du traité de Paris) ce petit théorème en apparence anodin changera à jamais la façon dont nous prenons des décisions dans l’incertitude. Bayes s’est intéressé à la manière dont nos connaissances sur le monde évoluent à mesure que nous accumulons des preuves partielles ou entachées d’incertitude. Je dois avouer que certains résultats peuvent paraître contre-intuitifs, mais on devient vite bayésien en pratiquant Bayes.
> La répartition aléatoire de divers intrants (nécessaire à l’expérience) n’est-elle pas la
> prémisse d’une relation d’ordre en suspens ?
Pas sûr de bien vous comprendre… Mais je suis peut-être un peu fatigué (trop de mathématiques), je m’arrête ici pour le moment.
> Prof-âne-ment vôtre ! Je m’en remets entièrement à votre science pour toutes futures
> élaborations.
Scientifiquement vôtre
Claude COULOMBE
@ Cher monsieur Coulombe,
Merci pour vos longs commentaires tout-à-fait passionnants à consulter, lesquels visaient à répondre à l’ensemble de mes propositions, ce qui constitue un exercice exceptionnel en soit. Ne serait-ce que pour votre effort très rare sur les blogues, vous vous méritez un A+.
Mon objectif premier était surtout de vous taquiner….
Je ne vais pas reprendre chacun de vos arguments que je respecte, lesquels sont pourtant discutables (vous vous en doutez bien), incluant les applications et les extrapolations que vous soutenez du théorème de Bayes faites par les suivants, théorème que j’avais bien sûr consulté avant de vous répondre.
Contrairement à ce que vous vous imaginez, je ne suis pas purement intuitif, j’ai aussi un peu d’expertise scientifique (et la formation qui va avec) ; je concède volontiers que vos connaissances en mathématiques pures, qu’elles excèdent certainement les miennes. Je suis toujours humble en ce qui a trait à mon propre savoir.
Personnellement, ce qui me plaît le plus en la matière, c’est : la géométrie, les structures et la théorie des graphes. Je suis surpris qu’on n’en fasse pas un meilleur usage, y compris en intelligence artificielle.
Je n’entrerai pas avec vous dans une querelle sur l’éthique, mais ici… j’ai justement l’intuition que vous n’avez pas bien saisi la dimension de l’éthique largement débattue pourtant par Aristote évidemment, Emmanuel Kant, mais encore Blaise Pascal qui place l’homme et sa capacité d’être bon au centre de ses recherches. La bonté a une dimension éthique que je ne vois pas toujours transparaître dans la prise de décision, que l’on soit naturellement « bayesien » ou bien pas.
Toute forme de décision est de facto conditionnée. Je n’entrerai pas dans le détail.
Relativement à cette phrase que vous ne comprenez pas : « La répartition aléatoire de divers intrants (nécessaire à l’expérience) n’est-elle pas la prémisse d’une relation d’ordre en suspens ? » ; cela est directement reliée à la théorie des ensembles. En sorte qu’une répartition dans un ensemble donné, ne peut être aléatoire que si l’autre répartition est aléatoire et inversement, si une répartition est ordonnée, l’autre répartition est ordonnée mais : suivant un ordre différent. Vous faites usage d’un anglicisme : « random », le mot français existe.
Ce qui d’ailleurs nous ramène à la théorie des jeux. Aucun jeu n’est purement le fruit du hasard. Ce qui a été démontré par John Nash. Ses travaux ont été largement repris par l’ingénierie financière, dont les algorithmes visent à déterminer les perdants et les gagnants.
Puisqu’il était ici question de parachutes, revenons à la pratique : Si je donne des parachutes aux uns et des sacs de patates (ou de chiffon) aux autres d’une façon ordonnée dans le premier cas et de manière aléatoire dans le deuxième cas, l’aléa s’applique exactement de la même façon (mais suivant des termes différents) dans la distribution des vrais parachutes. Ceux ou celles qui participent à l’expérience le savent contractuellement.
Donc, si la distribution des parachutes est ordonnée, la répartition des sacs de patates est tout aussi ordonnée ou alors ce sont les deux distributions qui sont désordonnées, lesquelles relèvent dans les deux cas de l’arbitraire et d’une recherche implicite de produire le chaos. Dans la pratique, tous les praticiens savent que l’usage des placebos est un leurre ayant une certaine utilité, ne serait-ce que d’un point de vue de la statistique. Il y a bien dans un groupe donné une relation binaire (un lien) qui uni chacun des participants.
Bien prof-âne-ment vôtre…. Et sans doute Dieu reconnaîtra les siens ou peut-être pas. Nous verrons.
Merci encore pour le temps que vous avez pris pour me répondre, j’apprécie beaucoup.
@ Cher Monsieur Drouginsky
D’abord merci pour vos commentaires. Votre questionnement sur la bonté, j’ajouterais la bienveillance, dans la prise de décision bayésienne m’interpelle. C’est en effet très important, particulièrement pour un humaniste non religieux dont je suis.
Merci aussi d’avoir éclairé ma lanterne sur votre phrase que je trouvais énigmatique, et débusqué l’anglicisme pernicieux «random». Plusieurs mots français existent pourtant: hasard, aléa, aléatoire, chance… D’où le terme «essai contrôlé aléatoire» pour remplacer le détestable «essai randomisé contrôlé».
Merci et à la prochaine chicane comme on dit dans le Bas-du-Fleuve.
Scientifiquement vôtre
Claude COULOMBE
@ Cher monsieur Coulombe,
C’est toujours un grand plaisir de pouvoir communiquer avec vous.
COVID-19 : le parachute des preuves
Merci pour cette leçon de gros bon sens!
Très intéressant, merci !