L’auteur est communicateur scientifique pour l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill. Il est titulaire d’un baccalauréat en biochimie et d’une maîtrise en biologie moléculaire. En plus d’écrire de nombreux articles, il coanime le balado The Body of Evidence.
Au tout début de 2022, un feu a pris naissance dans un immeuble de Philadelphie, où au moins 13 personnes ont perdu la vie. Le chef des pompiers adjoint a déclaré lors d’une conférence de presse qu’il y avait quatre détecteurs de fumée dans le bâtiment, mais qu’aucun d’entre eux n’avait apparemment fonctionné pendant l’incendie.
Plus près de nous, des pompiers faisant du porte-à-porte à Longueuil en 2019 ont constaté que 40 % des appartements qu’ils visitaient n’avaient pas de détecteur de fumée en état de marche. Soit les piles étaient mortes, soit il n’y avait carrément aucun appareil.
Pour nombre d’entre nous, les avertisseurs de fumée sont ces dispositifs gênants qui nous rappellent bruyamment que le souper que nous avons mis au four sera par inadvertance servi à la mode cajun.
Mais à l’intérieur de leur boîtier en plastique se cachent des technologies fascinantes, faisant appel à des sources lumineuses et à des molécules radioactives, pour nous prévenir de la présence de fumée.
Depuis leur invention dans les années 1960, les détecteurs de fumée font partie intégrante de nos maisons et sont souvent imposés par la loi. Il existe deux principaux types d’avertisseurs de fumée résidentiels, un fait important peu connu. De plus, certains affirment que l’un de ces types d’alarmes est à la fois peu fiable et lent à réagir au genre d’incendie susceptible de se produire pendant que nous dormons.
Cette catégorie de détecteurs est, de loin, la plus courante dans les foyers.
Un tout petit peu de radioactivité
En 1944, des scientifiques ont détecté pour la première fois un nouvel élément chimique dans le cadre du projet Manhattan, le tristement célèbre effort de recherche et développement qui a conduit à l’entrée de l’humanité dans l’ère atomique. Si nous considérons les atomes comme de petits systèmes solaires, cet élément nouvellement découvert avait, sous sa forme la plus fréquente, 95 protons et 148 neutrons agissant comme un soleil massif et 95 électrons orbitant autour de lui comme autant de planètes. Cet élément est généralement créé lorsque le plutonium, utilisé dans les réacteurs nucléaires, est bombardé par des neutrons. Il existait autrefois sur Terre dans ce que l’on appelle des réacteurs nucléaires naturels, soit d’anciens gisements d’uranium. Mais ces gisements ont cessé de fonctionner il y a un milliard d’années, et cet élément important s’est décomposé au fil du temps, sans qu’un seul parvienne à survivre. Jusqu’à ce que les humains commencent à fissionner les atomes.
L’élément en question s’appelle l’américium. Il fut baptisé ainsi parce que les principaux sites du projet Manhattan se trouvaient en Amérique et par symétrie avec l’europium, un élément semblable découvert précédemment en Europe. Si vous avez lu le fantastique roman de Hank Green Un truc de fou, vous savez que l’américium, cet enfant de l’ère nucléaire, est présent dans de nombreux foyers. Il est au cœur du populaire détecteur de fumée à ionisation.
Dans un avertisseur de fumée à ionisation, il y a un tout petit peu d’américium, environ 0,29 microgramme, soit à peu près un millième du poids d’un grain de sel. Il s’agit d’une quantité minuscule, mais suffisante pour faire fonctionner un tel appareil.
Au fil du temps, cet américium se désintègre. Il perd deux protons et deux neutrons sous la forme d’un paquet nommé particule alpha. C’est un type de radioactivité.
À l’intérieur du détecteur de fumée, ces particules alpha perdues se heurtent à des molécules présentes dans l’air ambiant, soit l’oxygène et l’azote, et ces molécules perdent des électrons au cours du processus. Que se passe-t-il lorsqu’une molécule électriquement neutre, comme l’oxygène, perd des électrons ? Les électrons chargés négativement vont dans un sens et le reste de la molécule devient chargé positivement. On obtient alors des ions.
L’électricité qui alimente le détecteur de fumée (soit par une batterie, soit par le système électrique de la maison) maintient deux plaques chargées électriquement. Les ions présents dans l’air sont donc attirés par l’une de ces plaques et commencent à se déplacer dans une direction. Nous avons alors un petit courant à l’intérieur de l’avertisseur de fumée.
Lorsque la fumée pénètre dans le détecteur, ces ions d’azote et d’oxygène créés par le rayonnement alpha de l’américium se fixent aux particules de celle-ci. Ils ralentissent et sont emportés. Et le petit courant ne circule plus. C’est ce qui déclenche l’alarme.
Avant de commencer à regarder votre détecteur de fumée avec anxiété, en pensant au cœur radioactif qu’il contient, sachez que ces particules alpha, contrairement aux particules gamma qui ont transformé Bruce Banner en Hulk, sont pour la plupart inoffensives dans ce contexte. Elles sont généralement bloquées par un morceau de papier et deviennent des atomes stables après avoir parcouru quelques centimètres dans l’air. Le plastique du détecteur de fumée les emprisonne et la quantité de radiations est insignifiante. Certains des aliments que nous consommons, comme les bananes, sont aussi naturellement radioactifs, mais c’est la dose qui fait des radiations un poison ou non.
Puisqu’on parle de nourriture, soulignons que les avertisseurs à ionisation sont facilement déclenchés par la fumée de cuisson. Il est donc souvent recommandé de les installer loin de la cuisine pour éviter les alarmes intempestives, qui peuvent rendre une personne folle au point qu’elle retirera la pile ou débranchera l’appareil, lui ôtant toute utilité.
Bien que les détecteurs à ionisation soient extrêmement courants — de nombreuses sources indiquent que 90 % des foyers en sont équipés, mais je soupçonne que ce chiffre varie d’un pays à l’autre —, certaines autorités les ont effectivement interdits, exigeant le recours à un autre type d’avertisseur.
La raison ? Les détecteurs de fumée à ionisation ne sont peut-être pas aussi fiables qu’on le dit.
Un silence alarmant
Dans un épisode de 2014 de l’émission australienne 60 Minutes, on voit un journaliste accompagner le chef adjoint du service d’incendie du Territoire du Nord à une simulation d’incendie, laquelle consiste à laisser un fer à souder sur un canapé, pour imiter une cigarette fumante, dans une petite maison. Des volutes de fumée apparaissent rapidement jusqu’à ce que, 13 minutes après le début de l’expérience, on demande aux deux personnes de partir, car elles ne pourraient pas survivre sans appareil respiratoire. Un détecteur de fumée s’est bien déclenché au bout de sept minutes et demie, mais ce n’était pas le modèle à ionisation. Ce dernier est resté silencieux. Seul l’avertisseur de fumée photoélectrique a réagi.
Un simple coup d’œil ne suffit pas pour distinguer les deux types d’appareils, qui sont couramment vendus dans les mêmes magasins. Souvent cependant, un petit « I » est inscrit quelque part sur le détecteur ou son emballage, parfois au début du numéro de modèle, pour indiquer qu’il fonctionne par ionisation. La lettre « P » désigne une alarme photoélectrique. Toute mention au dos de l’appareil de radioactivité ou d’américium signifie qu’il s’agit d’ionisation.
Les avertisseurs de fumée photoélectriques détectent la fumée d’une manière différente. Pas de désintégration de l’américium, pas d’ionisation de l’air. Les détecteurs photoélectriques sont basés sur la lumière. Imaginez la lettre « T », en forme d’arbre. Une source de lumière dans la branche gauche envoie de la lumière en ligne droite jusqu’à l’extrémité de la branche droite. Mais lorsqu’il y a de la fumée, celle-ci diffuse une partie de la lumière vers le tronc du T, où se trouve un capteur. Ce capteur détecte soudainement de la lumière et l’alarme se déclenche.
Lorsque l’existence de ces deux technologies est évoquée, elle est souvent formulée de la manière suivante : les appareils photoélectriques sont vraiment efficaces pour détecter les particules de fumée visibles des feux lents qui couvent (pensez à une cigarette laissée sur le canapé), tandis que ceux à ionisation sont vraiment efficaces pour détecter les plus petites particules des feux rapides (pensez à un feu d’huile dans la cuisine) ; les maisons ont donc besoin des deux. Cet argument repose sur l’hypothèse que les avertisseurs à ionisation perçoivent difficilement les feux plus lents et que les appareils photoélectriques sont tout aussi mauvais pour nous prévenir des feux plus rapides. Mais certains responsables de la sécurité incendie, à la lumière des chiffres qu’ils examinent, qualifient ce raisonnement de trompeur.
Dans de nombreux tests avec les deux types de détecteurs de fumée, ceux à ionisation nous avertissent effectivement plus vite d’un incendie rapide que les appareils photoélectriques… mais de quelques secondes seulement. En revanche, les appareils photoélectriques détectent souvent les feux plus lents de nombreuses minutes avant leurs homologues à ionisation, si tant est que les alarmes de ces derniers se déclenchent. Comme l’a résumé Vyto Babrauskas, Ph.D., dans l’édition 2008 du Fire Safety & Technology Bulletin, différentes expériences ont montré que les détecteurs photoélectriques donnaient 31, 59, 68 ou 113 minutes d’avertissement supplémentaire dans le cas d’un incendie lent par rapport aux appareils à ionisation. Au milieu de la nuit et alors que la maison se remplit de fumée, ces minutes d’alerte supplémentaires peuvent tout changer, d’autant plus que la plupart des morts dues aux incendies ne sont pas causées par des brûlures, mais par l’inhalation de fumée toxique. (Pour un examen approfondi de la littérature par un défenseur des avertisseurs photoélectriques, je recommande l’analyse en anglais de Joseph Fleming.)
Pourtant, la conviction que les deux technologies sont en fait complémentaires, chacune étant meilleure pour un type particulier d’incendie, est répandue. C’est la position de la U.S. Fire Administration (avec une petite mise en garde quant au fait que certains tests montrent des différences considérables dans le temps de réponse). C’est aussi celle de la National Fire Protection Association, organisme mondial sans but lucratif. L’Association internationale des chefs de pompiers abonde dans le même sens.
Un rapport de 2008 du National Institute of Standards and Technology sur les performances des détecteurs de fumée domestiques est particulièrement étrange : les auteurs reconnaissent que l’ionisation est « quelque peu meilleure » que la méthode photoélectrique pour les incendies rapides et que la réponse de la technologie photoélectrique aux incendies lents est « souvent beaucoup plus rapide », mais ils concluent que chaque type d’appareil donne systématiquement le temps aux gens de s’échapper de la plupart des incendies domestiques.
Entre-temps, sur la page Web du gouvernement du Canada consacrée à la sécurité incendie dans votre maison, sur le site de l’Association canadienne des chefs de pompiers et sur celui de la Ville de Montréal, nulle part n’évoque-t-on les différentes technologies. Le site du gouvernement du Québec mentionne les détecteurs à ionisation et les détecteurs photoélectriques, mais seulement pour préciser que les premiers sont préférables dans les chambres à coucher et les couloirs, et les seconds, dans les salles de bains et les cuisines.
Certaines sources recommandent un avertisseur de fumée à double capteur ou à capteurs combinés, c’est-à-dire un appareil unique qui renferme à la fois la technologie d’ionisation et la technologie photoélectrique. Cela peut sembler le meilleur des mondes, mais une mise en garde s’impose. J’ai vu ici et là l’affirmation selon laquelle, étant donné que la technologie ionisante que ces appareils contiennent est facilement déclenchée par la fumée de cuisson, soit le détecteur double est désensibilisé pendant le processus de fabrication, soit les deux détecteurs, par ionisation et photoélectrique, doivent réagir pour que l’alarme sonne dans certains modèles. Jusqu’à présent, je n’ai pas été en mesure de confirmer cette information.
Par ailleurs, certaines autorités exigent maintenant que les nouveaux détecteurs de fumée résidentiels soient uniquement photoélectriques. C’est le cas de la Nouvelle-Zélande, du Territoire du Nord et du Queensland en Australie, de l’État américain du Vermont et de la ville d’Albany en Californie.
Tous ne s’accordent pas sur le manque de fiabilité des avertisseurs de fumée à ionisation, mais la plupart acquiescent aux principes de sécurité suivants : les détecteurs qui ne sont alimentés que par une pile jetable sont à proscrire. Les appareils doivent être branchés au système électrique de la maison (avec une pile amovible en cas de panne de courant) ou contenir une pile au lithium non remplaçable d’une durée de vie de 10 ans. (C’est obligatoire à Montréal.) Les piles de secours doivent être remplacées deux fois par an, et les détecteurs de fumée doivent être changés tous les 10 ans. Pour maximiser les chances d’entendre une alarme dans une pièce éloignée, tous les avertisseurs de la maison devraient être interconnectés, de sorte que lorsque l’un d’eux sonne, tous retentissent.
Bien sûr, si le détecteur est déconnecté parce que le déclenchement intempestif est devenu une source d’irritation constante, cette rondelle de plastique collée au plafond sera inutile au moment où vous en aurez le plus besoin.
Message à retenir :
- Les détecteurs de fumée à ionisation utilisent une petite quantité de matériau radioactif pour charger électriquement les molécules de l’air à l’intérieur de l’appareil, ce qui crée un courant qui sera perturbé par la fumée.
- Les détecteurs de fumée photoélectriques fonctionnent à l’aide d’un faisceau de lumière qui est diffusé vers un capteur en présence de fumée.
- De nombreuses expériences montrent que si les avertisseurs photoélectriques sont pratiquement aussi prompts que ceux à ionisation à percevoir les feux rapides, les appareils à ionisation, dans la plupart des cas, ne détectent pas les feux lents qui couvent aussi vite que les appareils photoélectriques, voire ne réagissent pas du tout.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée sur le site de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.
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