
«C’est d’une cruauté, cette maladie…» La docteure Danielle Perreault prend une pause et soupire, les yeux plein d’eau. À l’émission Médium large, le 27 janvier, revenant tout juste d’un séjour en Afrique pour lutter contre l’Ebola, elle nous a raconté les drames quotidiens qu’elle a vécus là-bas, lors de sa mission avec la Croix-Rouge. Et le défi médical énorme de soigner dans ces conditions extrêmes.
«Ce n’était pas écrit sur leur front qu’ils avaient l’Ebola. Pour chaque patient, je devais prendre une décision de santé publique. Comme médecin, ç’a été la pire chose que j’ai faite. C’était totalement déchirant. Est-ce que je prends le risque de le laisser partir pour contaminer les autres ? Alors, ces gens-là se retrouvaient sous des tentes, avec d’autres qui pouvaient avoir la maladie. Des gens que j’ai envoyés au centre de traitement, et qui se sont avérés négatifs… sont ensuite revenus avec l’Ebola.»
Nous étions bouche bée autour de ma collègue. En fin d’entrevue, j’ai souligné le courage de ceux qui se rendent là-bas pour lutter contre l’épidémie.
Je n’avais toutefois pas complètement réalisé l’ampleur des défis sur place. C’est la lecture du terrible rapport publié le 23 mars par Médecins sans frontières (MSF), à propos de la crise Ebola, qui m’a bien fait comprendre le sens des larmes de mon amie.
MSF n’avait jamais été confronté à un défi de cette ampleur, qui dépassait sa grande capacité d’intervention, avec les conséquences que l’on sait. Son rapport critique (et même autocritique — mais un peu trop, à mon avis) donne le frisson et se lit comme un ouvrage dramatique… sauf que ça se passe dans la réalité, parce qu’il s’agit bien de 24 000 malades et de 10 000 morts, dont 2 547 dans les centres de MSF.
Un patient sur deux a été emporté par le terrible virus. Des morts qu’on aurait sans doute pu éviter en bonne partie si on avait mieux écouté MSF.
Une course contre la montre… perdue
Le calendrier où les événements se bousculent donne une petite idée de la course contre la montre de MSF dès les premiers cas, et surtout dans les semaines qui vont suivre.
Le 14 mars 2014, les premières alertes proviennent de Guinée : on a identifié une maladie grave probablement virale, soit une fièvre hémorragique. La région n’avait cependant jamais été touchée par l’Ebola.
Le 18 mars, la première équipe de MSF arrive sur place à Guéckédou, en Guinée, et agit immédiatement. Elle soigne les malades, entraîne le personnel local, établit les mesures de protection, diffuse de l’information dans la communauté, assure des crémations sécuritaires et transporte les patients, tout en recueillant rapidement le plus d’information possible.
Le 21 mars, un laboratoire européen où les échantillons ont été envoyés confirme la présence du virus Ebola, et le 22 mars, l’éclosion d’Ebola est déclarée par le ministre guinéen de la Santé.
Le 31 mars, pour sa première déclaration d’importance, MSF affirme que l’éclosion est «sans précédent, due à la dispersion géographique des cas» (1). Silence radio. L’organisation ne sera pas entendue, sa déclaration étant considérée comme alarmiste par plusieurs, dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui doute de la validité du constat et croit plutôt que l’infection se comporte comme d’habitude. (Les éclosions d’Ebola avaient jusque-là tendance à être limitées dans le temps, l’espace et le nombre de victimes.)
Pourtant, il s’agit de la souche Ebola-Zaïre, la plus virulente. La région touchée n’est pas préparée, la densité humaine est plus élevée que d’habitude et la mobilité des gens est plus grande. C’est tout cela qui inquiète les experts de MSF.
«La peur et la suspicion du virus inconnu, les pratiques funéraires dangereuses, la méfiance envers les politiciens, la dissimulation de cas et la faiblesse du système de santé publique» ont aussi contribué à aggraver la situation. D’autant plus que certaines des autorités politiques locales mettent des bâtons dans les roues de l’organisation humanitaire.
MSF débordé par l’ampleur de l’épidémie
Rapidement, malgré les fonds disponibles et une solide volonté d’agir, il manque de bras pour intervenir sur le terrain. «Nous avons été testés et poussés au-delà de nos limites», rapporte ainsi MSF. Le défi est immense, mais l’organisation réussira à déployer, au cours des mois suivants, quelque 1 300 coopérants internationaux, en plus de coordonner l’action de 4 000 soignants locaux.
MSF ne dispose que d’une quarantaine d’experts en fièvres virales hémorragiques, ce qui compromet son action, puisqu’on constate assez rapidement (dès juin 2014) l’existence de plus 60 foyers d’infection en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone — une situation jamais vue.
Les soignants sur le terrain sont également solidement éprouvés par le contexte tout à fait particulier de cette crise.
Il y a d’abord la question terrible du risque : dans les rangs de MSF, on comptera 14 décès sur 28 personnes atteintes, malgré les précautions du plus haut niveau appliquées par le personnel. Et parmi les soignants provenant des pays touchés, on dénombre plus de 500 morts, qui vont affaiblir les équipes déjà plutôt éparses et décourager les autres à rejoindre les rangs.
La difficulté physique de la tâche est aussi très éprouvante : en raison des combinaisons suffocantes, on doit travailler à des températures de 46 ºC. Cela oblige une rotation rapide et des périodes d’une heure à la fois, alors qu’il faut enfiler et surtout retirer ces combinaisons avec des précautions infinies.
Il y a aussi la détresse, évoquée par Dre Perreault, de «soigner» — souvent sans trop de moyens — une maladie contre laquelle il n’existe aucun traitement définitif, alors qu’on perd un malade sur deux. MSF doit même faire venir par avion des incinérateurs à Monrovia (Liberia), parce que ceux qui sont en place ne fournissent plus à la demande.
Le dilemme moral de retourner des gens à la maison par manque de places n’est pas non plus facile à vivre, quand on sait que ces patients contamineront peut-être des proches. Ainsi, les portes du plus grand centre de traitement jamais mis en place par MSQ, avec 250 lits, ne s’ouvrent que 30 minutes par jour, le temps de laisser entrer et sortir quelques patients.
Cette impuissance est d’autant plus durement vécue qu’on sait comment diminuer la mortalité à 10 ou 15 %, avec plus de moyens de base, des solutés et des outils diagnostiques simples. Mais voilà : on manque de tout cela, alors que dans bien des cas, on est réduit à offrir des soins palliatifs.
À défaut de pouvoir soigner tout le monde et d’effectuer toute la prévention souhaitée, MSF est réduit, dans certaines régions, à distribuer des kits de nettoyage (environ 600 000) pour éviter la propagation.
Il faut aussi comprendre que cette agitation survient dans des pays où les systèmes de santé sont très fragiles. Ce qui reste menace alors de s’effondrer. On ne peut même plus donner les soins de base — par exemple pour la malaria, une cause beaucoup plus fréquente de fièvre et de maladie que le virus Ebola. MSF doit aussi négliger d’autres missions importantes, comme la vaccination ou la lutte contre le VIH.
Le monde continue de faire la sourde oreille
L’attitude des autorités politiques locales et internationales n’aide sûrement pas. Ainsi, le 10 mai, le président de la Guinée affirme que MSF «répand la panique pour lever des fonds». Il y a aussi des résistances en Sierra Leone, notamment au début de la crise, avec le refus de partager des données vitales (les listes de contacts, par exemple).
Le 21 juin, une nouvelle alerte internationale est lancée par MSF : l’épidémie est hors de contrôle. Mais c’est «comme crier dans le désert». L’organisation est même accusée d’alarmisme, à la fois par l’OMS et les autorités sanitaires de la Sierre Leone. MSF cause une «panique inutile» !
En Guinée aussi, on demeure réfractaire quant au fait de reconnaître la gravité de l’épidémie, et l’OMS ne voit pas encore la nécessité d’envoyer davantage de ressources et de former plus de gens pour intervenir.
Pourtant, dans d’autres pays affectés par des éclosions mineures (soit le Nigeria, le Sénégal et le Mali), l’épidémie ne se répand pas — notamment en raison de la réponse rapide des autorités, de l’entraînement des gens sur le terrain, de la coordination des soins, de l’identification efficace des contacts, de la surveillance et d’une mobilisation sociale soutenue.
Le réveil quand la menace se précise
Fin juillet 2014 : deux soignants américains de l’organisation des Samaritains sont contaminés. C’est le choc. L’organisme suspend alors ses opérations.
Enfin, le 8 août, l’OMS finit par déclarer que l’épidémie Ebola est une crise de santé publique. Il était temps !
Le constat de la présidente de MSF International, la pédiatre-urgentiste canadienne Joanne Liu, est sévère : «Le manque de volonté politique internationale n’était plus une option lorsque qu’on a réalisé qu’Ebola pouvait traverser l’océan. Quand Ebola est devenu une menace pour la sécurité internationale, et non plus une crise humanitaire touchant une poignée de pays pauvres de l’Ouest africain, le monde s’est réveillé.»
Le 2 septembre, la docteure Liu s’adresse à l’ONU pour demander un déploiement civil et militaire rapide, avec expertise en biorisques — seule solution pour contenir l’épidémie en expansion.
Si des ressources matérielles sont assez rapidement libérées, il manque les ressources humaines requises pour aider sur le terrain, afin d’offrir les soins. MSF note «une résistance claire à sauter dans la mêlée et à soigner les patients», sans doute en raison de la peur de la contamination.
En octobre 2014, la presse nord-américaine s’enflamme finalement pour le sujet, lorsque le premier patient est diagnostiqué avec la maladie en sol nord-américain. La communauté internationale vient de se réveiller… avec plus de six mois de retard.
Où est-ce qu’on s’en va, maintenant ?
Et la suite ? Fort heureusement, pour tout le monde, l’épidémie semble enfin commencer à décroître. Au Liberia, aucun nouveau cas n’a été diagnostiqué depuis le début de mars 2015. Mais ça ne veut pas dire que c’est terminé, tant qu’il n’y a pas eu de cas dans une région donnée pour une période de 42 jours.
Et même quand la crise sera chose du passé, les dommages collatéraux vont demeurer : «Le traumatisme du virus Ebola a rendu les gens méfiants face aux établissements de santé. Il a aussi laissé les travailleurs de la santé démoralisés et rendu incertaine la reprise des services. De plus, les communautés sont endeuillées, appauvries et soupçonneuses.»
Si l’épidémie d’Ebola a été décrite comme une tempête parfaite, épidémie transfrontalière dans des pays mal équipés du point de vue de la santé et du virus méconnu dans ces régions, des intervenants de MSF remettent en question cette interprétation jugée facile. Comme le dit Christopher Stokes, de MSF : «C’est trop commode comme explication. L’épidémie d’Ebola est surtout liée à la perte de contrôle vécue par de nombreuses institutions.»
Quoi qu’il en soit, on ne pourra jamais souligner suffisamment l’immense service rendu à la communauté internationale par MSF et les autres ONG dans la lutte contre cette crise majeure. On ne peut dire où serait rendue aujourd’hui l’épidémie sans l’opiniâtreté, le courage et le dévouement de ses artisans.
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(1) Cette citation et les suivantes proviennent du rapport de MSF. Je les ai traduites à partir du rapport original, publié en anglais : Pushed to the Limit and Beyond. A year into the largest ever Ebola outbreak (pdf). Médecins Sans Frontières, 23 mars 2015.
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À propos d’Alain Vadeboncœur
Le docteur Alain Vadeboncœur est urgentologue et chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal. Professeur agrégé de clinique à l’Université de Montréal, où il enseigne, il participe aussi à des recherches sur le système de santé. Auteur, il a publié Privé de soins en 2012 et Les acteurs ne savent pas mourir en 2014. On peut le suivre sur Facebook et sur Twitter (@Vadeboncoeur_Al), et il a aussi son propre site Web : alainvadeboncoeur.com.
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Bonjour,
Un peu comme en prévisions météorologique, j’ai l’impression que ce n’est qu’à partir d’un algorithme, qu’on ne laisse jamais sans surveillance, que peut se prendre LA décision la plus appropriée dans ce genre de situation. La direction de la santé publique vient de produire un rapport qualifié de « dévastateur » quant aux effets de l’opération d’une mine à ciel ouvert en milieu urbain (Canadian Malartic). Pffffe!
On dirait que pour qu’ils aient l’effet escompté, les rapports des organismes de santé publique doivent créer davantage de stress auprès de ceux qui doivent en prendre connaissance, que les rapports entre les citoyens affectant et affectés par la situation proprement dite? Qu’on choisit ou décide d’agir qu’à partir du moment où par l’entremise des médias, il y a eu création sociale d’une misère existentielle générant un niveau de tension tel que cela finit par créer plus de dommage au sein de la collectivité que la problématique que la problématique par rapport à laquelle on veut qu’une solution optimale soit mise de l’avant afin d’éviter une situation de crise.
M’enfin!
Je vous remercie de votre excellent article. La maladie n’est pas un sujet populaire. Ne vous attendez pas à trop de commentaires de la part du public. Même les gens atteints du cancer perdent leurs amis. L’humain a cette réaction naturelle de fuir les personnes malades et condamnées à mourir avant lui.