Faut-il avoir peur du retour de la polio ?

La polio avait été presque éradiquée sur la planète, mais elle regagne du terrain. Le virus a même été trouvé dans les eaux usées de Londres et de New York. La bonne nouvelle : le vaccin est ultra-efficace et sécuritaire.

jarun011 / Getty Images

La nouvelle a de quoi surprendre : le 21 juillet 2022, les autorités du comté de Rockland, à une heure de New York, ont déclaré qu’un jeune homme était devenu paralysé après avoir attrapé le virus de la poliomyélite, alors qu’il n’avait pas voyagé hors du pays. Plus tôt cette année, le virus avait aussi été détecté dans les égouts de Jérusalem, Londres et New York. Les experts croient qu’il a probablement été rapporté par des voyageurs, puis multiplié par des gens qui n’étaient pas vaccinés. 

La polio avait pourtant été presque éradiquée sur la planète, n’étant demeurée endémique que dans deux pays, l’Afghanistan et le Pakistan. Une grande campagne de vaccination massive orchestrée par l’OMS avait fait baisser le nombre de cas dans le monde de plus de 99 % entre 1988 et 2018. Mais depuis, la maladie a fait son retour dans une quarantaine de pays.

En août 2022, l’Agence de la santé publique du Canada a annoncé vouloir déployer la surveillance du virus de la poliomyélite dans les eaux usées de tout le pays, dès que possible. Le Québec ne s’est pas encore prononcé sur cette stratégie.

Les autorités palestiniennes, britanniques et américaines ont pour leur part relancé des campagnes massives de vaccination. « Pour l’instant, nous n’avons pas prévu d’en faire autant en raison du très haut taux de vaccination de la population, mais on suit de près ce qui se passe », explique le Dr Nicholas Brousseau, membre du Comité sur l’immunisation du Québec. Le spécialiste croit que l’analyse des eaux usées est un excellent outil pour repérer tout signal inquiétant. « Le réseau IMPACT de surveillance active de la vaccination dans les hôpitaux pédiatriques du Canada peut aussi nous alerter : tous les enfants qui souffrent d’une paralysie sont testés pour la polio », précise le Dr Brousseau.

Si la polio revient, paradoxalement, c’est à cause d’un vaccin, comme ne manqueront pas de le rappeler les opposants à l’immunisation. Sauf que le produit en question est ultra-efficace, qu’il a évité des millions de cas de paralysie et qu’il a presque permis d’éradiquer la maladie. Comment est-ce possible alors ? Pour répondre à cette question, il faut bien comprendre la nature du virus et le mode d’action des vaccins.

La polio, c’est quoi ?

La poliomyélite, une maladie qui existait déjà dans l’Antiquité, est causée par un poliovirus, qui entre dans le corps par les cellules de l’intestin et s’attaque au système nerveux. Elle est très contagieuse. Elle se transmet par les selles ou les sécrétions venant du nez et de la gorge d’une personne infectée, ou par la consommation d’eau ou d’aliments contaminés. Les enfants de moins de 5 ans sont les plus à risque, mais la polio peut s’attraper à tout âge. Il n’existe aucun traitement.

La maladie est le plus souvent légère : près des trois quarts des gens infectés sont asymptomatiques et le quart des personnes atteintes souffrent de symptômes grippaux pendant quelques jours. Mais 1 infection sur 200 est extrêmement grave : elle entraîne une paralysie irréversible, qui s’avère mortelle dans 5 % à 10 % des cas. Pour cette raison, la polio est une des maladies les plus terrifiantes à avoir frappé les pays riches au cours du XXe siècle : des milliers d’enfants en sont morts, ont été paralysés des jambes ou condamnés à passer des semaines, voire toute leur vie, allongés dans des poumons d’acier quand leur système respiratoire était touché.

Et même une fois guéri, on n’est pas forcément sorti du bois : une fraction des personnes qui ont été infectées même sans être gravement malades sont frappées des décennies plus tard par le syndrome post-polio, qui se caractérise par des faiblesses musculaires et d’autres problèmes, dont des paralysies.

Des vaccins quasi miraculeux

La polio s’est largement répandue dans le monde à partir de la fin du XIXe siècle. Au Canada, un nombre record de 8 878 cas a été enregistré en 1953. 

Les vaccins ont tout changé. 

Le tout premier, mis au point par Jonas Salk et distribué à partir de 1955, utilisait des virus inactivés — tués, en quelque sorte — donnés sous forme d’injection. De nos jours, dans les pays riches, les virus inactivés de la polio sont intégrés dans des formules combinées pour immuniser les gens contre plusieurs maladies à la fois. Au Québec, quatre doses successives sont injectées aux enfants à l’âge de 2 mois, 4 mois, 12 mois et entre 4 et 6 ans. Elles protègent à plus de 99 % contre la paralysie. 

Le second type de vaccin, créé par Albert Sabin et donné à partir de 1960, renferme des virus atténués — qui sont donc « vivants », mais traités pour être 10 000 fois moins virulents. C’est ce qui permet de le recevoir sous forme orale, par quelques gouttes sur la langue ou sur un morceau de sucre à croquer. 

Le vaccin oral a plusieurs avantages. Il coûte cinq fois moins cher que l’injectable et ne nécessite ni seringues stériles, ni professionnel de la santé pour l’administrer. Il a donc pu être massivement distribué dans les pays pauvres. Autre avantage clé : il procure une immunité dans l’intestin beaucoup plus forte que celle conférée par le vaccin injecté, ce qui fait en sorte que les gens vaccinés qui attrapent quand même le virus ne le rejettent pas dans leurs selles, contribuant ainsi à freiner sa propagation. Par ailleurs, dans les jours suivant la vaccination, les minuscules quantités de virus du vaccin excrétées avant que le système immunitaire se mette en branle peuvent indirectement aider à immuniser même les gens qui n’ont pas reçu le vaccin, là où les installations sanitaires sont déficientes. Bref, ce produit semblait idéal pour essayer d’éradiquer la maladie.

De fait, avec ces deux vaccins, le nombre de victimes de la polio s’est effondré presque instantanément dans les pays riches. Le dernier cas de polio contractée au Canada remonte à 1977. Au Québec, le plus récent cas détecté — la maladie avait été contractée à l’étranger — date de 1995.

En 1988, l’OMS et d’autres partenaires ont lancé une grande offensive visant à faire disparaître complètement la polio dans le monde, comme cela avait été fait pour la variole en 1980. La souche de type 2 a été déclarée officiellement éradiquée en 2015 et le type 3 en 2019. En 2020, les 140 cas de paralysie due au virus de type 1 ont tous été diagnostiqués au Pakistan et en Afghanistan, les deux seuls pays où la polio n’a jamais cessé de sévir.

Juste dans les 10 dernières années, les vaccins ont prévenu environ 16 millions de cas de paralysie dans le monde. 

Pourquoi l’éradication a échoué

En 2016, pourtant, le nombre de cas de polio a recommencé à augmenter à cause d’une faille du vaccin oral qu’on a mis longtemps à découvrir : quand les virus atténués qu’il contient sont excrétés dans les selles des petits vaccinés et relâchés dans l’environnement, ils parviennent parfois à y regagner leur virulence, après de 12 à 18 mois, au point de pouvoir provoquer une paralysie chez des gens qui n’ont pas été vaccinés. Le virus de type 2 est particulièrement sujet à ce phénomène.

Résultat : même si la souche de type 2 d’origine — qu’on dit « sauvage » dans le jargon des virologues — a complètement disparu, celle dérivée du vaccin s’est mise à circuler, et à causer des cas de polio là où la population n’était pas assez vaccinée pour l’empêcher de se propager. C’est cette souche qui a été repérée à Jérusalem, Londres et New York.

Dès 2016, l’OMS et ses partenaires ont tenté d’attaquer le problème à la racine en demandant aux pays d’utiliser des vaccins oraux ne contenant plus le virus de type 2, puisque la souche sauvage avait été éradiquée, tout en recourant autant que possible au vaccin injectable (qui contient les trois souches inactivées). Mais il y a eu de multiples cafouillages qui ont fait que la souche de type 2 dérivée du vaccin a réussi à gagner du terrain. Cette grande opération, baptisée « le switch », a été un échec cuisant.

Résultat, en 2020, 1 081 cas de polio due au virus de type 2 dérivé du vaccin ont été enregistrés dans le monde, surtout dans les pays où le taux de vaccination reste faible. Et cette année, le problème a commencé à toucher des régions de pays riches où une partie de la population, réfractaire aux vaccins ou se sentant peu menacée par la polio, n’était pas vaccinée.

Tout n’est cependant pas perdu pour l’éradication. L’Afghanistan n’a noté qu’un seul cas de polio due au virus de type 1 en 2022, un record de tous les temps. En 2020, un nouveau vaccin oral contenant une souche de type 2 modifiée de manière à ce qu’elle risque beaucoup moins de regagner de la virulence a été mis au point, testé et recommandé par l’OMS. Il a commencé à être donné dans plusieurs pays, et son déploiement devrait aller en s’accélérant. Le plus grand défi, désormais, sera de relancer la vaccination massive partout où la souche dérivée du vaccin s’est répandue. 

Que faire maintenant ?

Sur le plan personnel, si vous n’êtes pas certain d’être vacciné et que vous comptez voyager à New York ou dans un des pays où des cas ont été détectés dans la dernière année, il est conseillé de consulter dans une clinique de santé voyage. Si votre risque est jugé important (il dépend de la durée et du lieu précis de votre séjour), vous pourriez recevoir le vaccin, qui est très sécuritaire à tout âge, même pour les femmes enceintes, et très efficace contre toutes les souches de polio, sauvages ou dérivées du vaccin.

Plus largement, advenant que le virus soit détecté dans les eaux usées, la stratégie de vaccination à mettre en œuvre peut beaucoup varier selon les pays et même les régions, en fonction de la couverture vaccinale, mais aussi du calendrier vaccinal habituel contre la polio, qui n’est pas le même partout dans le monde.

Dans un endroit où la population est très majoritairement vaccinée, le virus a peu de chances de réussir à s’implanter, selon le principe de l’immunité grégaire, dont le seuil pour la polio serait d’environ 90 % de vaccinés. « Au Québec, notre dernière enquête, faite en 2021, montre que 96 % des enfants d’âge scolaire ont reçu leurs quatre doses, et il n’y a pas de tendance à la baisse depuis plusieurs années », souligne le Dr Nicholas Brousseau. 

Dans l’État de New York, où seulement 86 % des jeunes d’âge scolaire sont pleinement vaccinés — une couverture qui diminue à 60 % dans le comté de Rockland, où un cas de paralysie a été déclaré —, la stratégie est différente. Le 12 août, les autorités de santé publique de la ville de New York ont appelé toutes les personnes qui n’avaient pas reçu quatre doses de vaccin à compléter leur immunisation, quel que soit leur âge.

Le Royaume-Uni, pour sa part, a décidé d’offrir une nouvelle dose du vaccin à tous les petits Londoniens âgés de 1 à 9 ans, par précaution, car son calendrier vaccinal laisse beaucoup de temps entre les troisième et quatrième doses, et qu’il existe aussi des poches de sous-vaccination dans la capitale. 

En Palestine, une campagne de vaccination massive de tous les enfants de moins de 5 ans a également été relancée. La bonne nouvelle, c’est que le virus n’est plus détectable dans les eaux usées de Jérusalem depuis quelques semaines.

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