L’auteur est un résident en médecine de l’adolescence à l’Université McGill de Montréal.
Lorsque vous entendez le terme « trouble de l’alimentation », quelles images vous viennent à l’esprit ? Je suppose que vous voyez une personne s’identifiant comme femme, peut-être dans l’adolescence ou la vingtaine, probablement blanche, citadine, de classe moyenne ou supérieure, anxieuse, perfectionniste, qui limite sévèrement son alimentation au point de mourir de faim, qui fait de l’exercice intense et qui utilise peut-être des techniques de purge (par exemple des vomissements autoprovoqués) pour atteindre un poids malsain.
Vous n’avez pas tout à fait tort. Cette image stéréotypée a été transmise à beaucoup d’entre nous par les médias sociaux, les émissions de télévision, les magazines et peut-être même, par inadvertance, par nos propres programmes de formation des professionnels de la santé. Et il est vrai que certains troubles alimentaires, en particulier l’anorexie mentale et la boulimie, peuvent se présenter ainsi. Mais il est de plus en plus reconnu que les troubles de l’alimentation touchent de manière disproportionnée certaines populations (par exemple les jeunes LGBTQ+) et sont probablement sous-déclarés dans d’autres groupes (notamment les personnes s’identifiant comme homme).
Et maintenant, si je vous demandais ceci : quelles images vous viennent à l’esprit lorsque vous entendez « hyperphagie boulimique » ? Avez-vous déjà rencontré une personne atteinte de ce trouble de l’alimentation ? Avez-vous déjà traité une personne souffrant d’hyperphagie boulimique ? Vous êtes-vous déjà demandé si vous n’étiez pas vous-même aux prises avec ce trouble (ou si vous l’aviez été à un moment donné) ?
Mettons le tout en contexte. Les épisodes de frénésie alimentaire ont été décrits dans la littérature médicale dès les années 1950, bien que l’hyperphagie boulimique ne soit devenue un diagnostic en bonne et due forme que dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), publiée en 2013.
Les symptômes à reconnaître
L’hyperphagie boulimique se caractérise par trois éléments clés :
- Des épisodes récurrents de frénésie alimentaire, que l’on définit comme le fait de manger — au cours d’une période déterminée — une quantité de nourriture « nettement plus importante » que ce que la plupart des gens mangeraient pendant la même période dans des circonstances analogues, et le sentiment de ne plus être maître de soi pendant ces épisodes.
- Trois caractéristiques associées ou plus : manger beaucoup plus rapidement que d’habitude ; manger jusqu’à ce qu’on se sente inconfortablement rassasié ; manger de grandes quantités de nourriture alors qu’on n’a pas faim ; manger seul parce qu’on a honte de la quantité de nourriture qu’on ingère ; se sentir dégoûté de soi-même, déprimé ou très coupable après coup.
- La présence d’une détresse marquée concernant la frénésie alimentaire.
Le DSM-5 ajoute des critères qui précisent la fréquence et la durée minimales des symptômes menant à un diagnostic d’hyperphagie boulimique (moyenne d’au moins une crise par semaine pendant au moins trois mois), et détermine la gravité du trouble en fonction du nombre de crises par semaine. Enfin, le DSM-5 stipule que l’hyperphagie boulimique n’est pas associée aux « comportements compensatoires » (par exemple les vomissements autoprovoqués) observés chez les patients souffrant d’anorexie ou de boulimie.
Les recherches épidémiologiques donnent à penser que l’hyperphagie boulimique est au moins aussi fréquente — mais probablement plus fréquente — que tout autre trouble alimentaire, tant chez les adultes que chez les adolescents (prévalence ponctuelle estimée à 1,2 % et 1,32 % respectivement), et qu’elle est souvent sous-déclarée et sous-reconnue.
Pourquoi devons-nous nous en soucier ?
La frénésie alimentaire, le réflexe de « manger ses émotions » et l’hyperphagie boulimique répondant aux critères du DSM-5 sont souvent le résultat d’une douleur et d’une détresse psychologiques profondes.
Les causes de l’hyperphagie
La recherche sur les expériences négatives durant l’enfance (ENE) a révélé une forte association entre celles-ci et l’apparition de diverses maladies physiques et psychologiques plus tard dans la vie — une étude de Vincent Fellitti et ses collègues, dont les conclusions ont été publiées en 1998 et ont fait date, l’a très bien démontré. L’hyperphagie boulimique — ainsi que d’autres troubles du comportement alimentaire — est fortement liée aux ENE. Une étude récente établit une relation dose-réponse entre l’exposition pendant l’enfance à la violence ou la criminalité domestiques, ou le fait de grandir avec un parent souffrant de maladie mentale, et un risque accru d’hyperphagie boulimique. D’autres travaux ont fait un lien entre la négligence alimentaire pendant l’enfance (la restriction de l’accès de l’enfant à la nourriture) ou l’insécurité alimentaire (un accès inadéquat à la nourriture) et le risque d’hyperphagie boulimique. Une recherche a même fait une corrélation entre les traumatismes parentaux — particulièrement la violence physique vécue par les mères et la violence psychologique vécue par les pères — et le risque futur d’hyperphagie boulimique chez leurs enfants, ce qui révélerait un effet multigénérationnel du traumatisme sur la santé.
Parmi les autres facteurs de stress, citons les violences émotionnelles, physiques et sexuelles subies au cours de l’année (comme l’a montré une étude menée auprès d’étudiants américains), le fait d’être un ancien combattant, d’être victime de moqueries liées au poids ou de vivre une insatisfaction corporelle. La communauté LGBTQ+ est plus sujette aux troubles de l’alimentation en raison de divers facteurs, dont le stress des minorités et la dysphorie de genre.
Les conséquences physiques et psychologiques
Un autre élément important à souligner est que l’hyperphagie boulimique est associée à de nombreuses comorbidités médicales et psychiatriques.
En l’absence de comportements compensatoires (comme dans le cas de la boulimie), l’hyperphagie boulimique prédispose les individus à la prise de poids et à l’obésité, ce qui peut se traduire par divers effets négatifs sur la santé (maladies cardiovasculaires, diabète sucré de type 2, maladies du foie, maladies rénales et apnée du sommeil, pour n’en nommer que quelques-uns) et par une moins bonne qualité de vie. L’obésité engendre également des coûts économiques élevés pour l’ensemble de la société.
L’hyperphagie boulimique est également fortement associée à l’apparition de divers troubles psychiatriques et comportementaux. Dans une étude nationale menée auprès d’adultes américains, 70 % des personnes souffrant d’hyperphagie boulimique ont déclaré un diagnostic comorbide de dépression au cours de leur vie ; 59 %, un trouble anxieux ; 68 %, un trouble lié à la consommation de substances ; et 22,9 % ont fait une tentative de suicide (cette dernière statistique provient d’une autre étude). Des chiffres tout aussi effrayants concernent les jeunes. Dans un vaste échantillon américain d’adolescents âgés de 13 à 18 ans, ceux qui répondaient aux critères de l’hyperphagie boulimique avaient souvent des troubles de l’humeur (45,3 %), des troubles anxieux (65,2 %), des troubles liés à la consommation de substances (26,8 %) ou des troubles du comportement (12,6 % répondaient aux critères du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, 32,8 % à ceux du trouble oppositionnel avec provocation et 28,5 % à ceux du trouble des conduites). Les jeunes atteints d’hyperphagie boulimique présentent également un risque cinq fois plus élevé de faire une tentative de suicide.
Revenons donc à la question posée plus tôt : quelles images vous viennent à l’esprit lorsque vous entendez le terme « trouble de l’alimentation » ? Ces images mentales reflètent-elles les réalités difficiles que nous avons passées en revue ? Pour moi du moins, ce n’était pas le cas jusqu’à ce que je me plonge dans le sujet. Je vous invite à consulter Google Images, à taper « trouble de l’alimentation » et à voir comment il est illustré. Ce que j’ai trouvé est assez perturbant. Plutôt que de refléter avec empathie les réalités vécues par les personnes affectées, image après image après image, les représentations banalisent la souffrance, déshumanisent les sujets avec des têtes et des visages coupés et, selon moi, génèrent des sentiments de honte supplémentaires. Et pour enfoncer le clou, regardez cette image et celle-ci. À part quelques infographies potentiellement utiles, je dirais qu’il existe peu de représentations délicates et réfléchies.
Les personnes aux prises avec l’hyperphagie boulimique méritent une représentation respectueuse et compatissante dans notre conscience collective, ainsi qu’un traitement et un soutien appropriés, accessibles et tenant compte des traumatismes.
Trouver de l’aide
Notre système de santé offre une aide limitée aux personnes aux prises avec l’hyperphagie boulimique, avec ou sans obésité ou autres séquelles. Voici donc des ressources supplémentaires qui vous informeront et vous donneront les moyens d’agir — que ce soit à titre de personne luttant contre ce trouble, d’ami ou de parent de quelqu’un qui en souffre, ou de travailleur de la santé qui soigne des enfants, des adolescents et des adultes qui en sont atteints.
Parmi les bons sites Web à consulter, notons le National Eating Disorder Information Centre (NEDIC) et la National Eating Disorders Association (NEDA). J’aime aussi beaucoup le site Kelty Mental Health, qui propose un guide d’autothérapie pour les personnes aux prises avec l’hyperphagie boulimique.
Les travailleurs de la santé peuvent consulter certains outils de dépistage, notamment les recommandations de la US Preventive Services Task Force, un questionnaire de dépistage de base des troubles de l’alimentation et certains questionnaires visant à déceler particulièrement l’hyperphagie boulimique (celui-ci pour les adultes, celui-là pour les adolescents). Pour les patients qui souffrent également d’obésité, le « modèle 5A » s’avère un bon outil de communication — avec une courte introduction adaptée au contexte des soins de première ligne et des ressources plus détaillées sur le site d’Obésité Canada.
Le traitement de l’hyperphagie boulimique combine la psychothérapie (la thérapie cognitivo-comportementale [TCC] et l’autothérapie structurée ont fait leurs preuves) et la pharmacothérapie (les données sur la lisdexamphétamine et les inhibiteurs spécifiques du recaptage de la sérotonine [ISRS] sont suffisantes). Étant donné la prévalence élevée de l’obésité chez les personnes atteintes de ce trouble, il peut être justifié de les orienter vers un programme spécialisé de gestion de l’obésité. Et enfin, compte tenu du fardeau des traumatismes et des maladies mentales chez les personnes souffrant d’hyperphagie boulimique, une attention particulière devrait être accordée au dépistage et à la prise en charge de ces comorbidités.
J’espère que vous trouverez là de quoi nourrir votre réflexion.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée sur Healthy Debate, sous licence Creative Commons.
J’ai lu avec intérêt l’article de Alon Coret sur l’hyperphagie boulimique. Je suis surprise qu’il n’y a pas aucune mention de “Outemangeurs Anonymes” lorsqu’il est question de ressources à consulter, un programe qui utilise le programme des AA pour les dépendants à l’alcool. Nous sommes des dépendants à la nourriture au même titre que ceux et celles qui le sont à l’alcool, aux drogues, aux jeux, etc. La maladie est la même seule la substance diffère. Le programme des 12 étapes m’a sorti de ma dépendance à la bouffe. Dommage que ça ne soit pas plus connu.