Il faut moderniser les prix Nobel

Leur mode d’attribution anachronique ne reflète plus l’état de la science contemporaine.

Crédit : L'actualité

Chaque année, octobre nous ramène son lot de prix Nobel, lesquels occupent pendant quelques jours l’espace des grands médias. Les lauréats sont entourés de toutes les attentions et on leur demande même leur avis sur tout et sur rien, comme s’ils étaient des génies universels, alors qu’ils n’ont fait que leur travail dans un secteur du savoir hyper-spécialisé et qu’ils ont réussi, après de nombreuses années d’acharnement, à mettre en lumière un aspect jusque-là méconnu du fonctionnement de notre monde.

Créés selon les dernières volontés de l’inventeur Alfred Nobel, décédé en 1896, les prix Nobel sont attribués chaque année depuis 1901 dans trois disciplines scientifiques de son choix (physique, chimie ainsi que physiologie et médecine), auxquelles il a ajouté, pour faire montre d’humanisme, la littérature et la paix. Et je n’oublie pas le soi-disant « Nobel d’économie », qui est en fait le « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », institué en 1968 à l’occasion du 300e anniversaire de cette banque, la référence à Alfred Nobel ne visant qu’à associer cette discipline pas tout à fait scientifique aux véritables prix Nobel et à attirer ainsi à elle le prestige accordé aux sciences de la nature.

En créant les prix Nobel, l’inventeur de la dynamite voulait probablement laisser à la postérité une image d’humaniste en transformant un capital économique acquis en bonne partie grâce à un outil de destruction en capital de sympathie philanthropique, chaque prix étant doté d’une forte récompense (aujourd’hui environ un million de dollars), fruit des intérêts accumulés chaque année par la somme d’argent initiale investie en Bourse.

De l’individu au groupe

Au début du XXe siècle, au moment de définir les règles d’attribution de ces prix, la science était encore une activité largement individuelle et peu développée. Chaque année, les comités sollicitaient des candidatures auprès d’institutions et de chercheurs reconnus, de même que parmi les personnes déjà nobélisées. Jusqu’aux années 1950, il était relativement facile d’identifier l’auteur ou — plus rarement — l’auteure d’une découverte remarquable.

Ainsi, au cours de la première moitié du XXe siècle, la majorité des prix scientifiques ont été donnés à une seule personne. Par la suite, vu l’évolution massive des sciences et le fait que la recherche s’était transformée en une entreprise essentiellement collective, la remise d’un prix à une seule personne pour une découverte donnée est devenue l’exception. En physique, par exemple, 36 des 50 premiers prix ont été attribués à un seul individu, contre seulement 13 sur 67 au cours de la période 1950-2016.

Les prix scientifiques ne pouvant être accordés à plus de trois personnes, le choix devient alors de plus en plus difficile au fil du temps, ce qui ne peut que décevoir ceux, et parfois celles, qui se sentaient dignes de la récompense tant convoitée.

Enfin, la présence plus fréquente de femmes dans les carrières scientifiques depuis, grosso modo, les années 1960 fait que, en tenant compte du décalage temporel, analysé plus bas, entre l’année de la découverte et celle de sa reconnaissance par le comité, on doit s’attendre à ce que davantage d’entre elles soient lauréates dans les années à venir. On le voit déjà en 2020 avec le Nobel de chimie attribué à deux femmes (Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna) et le Nobel de physique, dont l’une des trois têtes couronnées est Andrea Ghez.

Chaque comité (chimie, physique, physiologie et médecine) a toujours plusieurs options devant lui. Il peut sélectionner une seule découverte ou en reconnaître deux ou trois, divisant alors le montant du prix attribué à chaque personne. Une fois la découverte choisie, il peut aussi récompenser une, deux ou trois personnes y ayant contribué.

Les multiples combinaisons possibles entraînent des considérations stratégiques. Tout d’abord, les comités ne veulent pas faire d’erreur, ce qui entacherait la crédibilité du prix. Pour cette raison, de façon générale, celui-ci n’est remis qu’une ou deux décennies après la découverte, ce qui permet de s’assurer qu’elle a été bien assimilée par la communauté scientifique et, dans les cas de technologies nouvelles, que les applications se sont effectivement réalisées. Cette contrainte explique le fait que la plupart des lauréats sont très avancés en âge au moment de l’honneur.

Devant la difficulté grandissante de choisir parmi des découvertes de plus en plus nombreuses, l’âge moyen des Nobel s’est même accru au fil du temps. Alors qu’il était d’environ 55 ans durant la première moitié du XXe siècle, il est par la suite monté à plus de 65 ans. Depuis 1975, beaucoup de lauréats dépassent même les 75 ans, le plus âgé ayant remporté son prix à 97 ans. La médaille ne pouvant être attribuée à des personnes décédées, on peut penser que les comités tiennent compte de cet aspect en arrêtant leur choix, les plus jeunes ayant encore des chances d’être retenus dans l’avenir.

Comment ne pas attribuer un prix Nobel

Un très bel exemple de choix stratégique probablement fait pour éviter une controverse est le Nobel de physiologie et de médecine qui a souligné en 2008 la découverte du virus d’immunodéficience humaine (VIH), cause du sida, laquelle remontait à 1983. Deux équipes étaient alors en compétition : celle de Luc Montagnier en France et celle de Robert Gallo aux États-Unis. Les scientifiques ont d’abord cru à deux découvertes indépendantes et les deux équipes avaient finalement accepté de partager en parts égales les bénéfices des tests de détection du virus. Mais il est apparu par la suite que le virus isolé par Gallo était en fait le même que celui découvert à l’Institut Pasteur, car Montagnier avait fourni des échantillons de cellules à Gallo. Malgré cette saga, nombreux étaient ceux qui, aux États-Unis surtout, considéraient finalement que le Nobel devait tout de même leur revenir conjointement, étant donné les travaux importants réalisés par Gallo.

Or, il n’en fut rien et le prix pour la découverte du VIH fut attribué à Montagnier et à sa collaboratrice Françoise Barré-Sinoussi, 15 ans plus jeune que Montagnier et restée jusque-là dans l’ombre de ce débat. Mais comme trois personnes peuvent être liées aux travaux, l’exclusion de Gallo aurait pu être critiquée si seule cette découverte avait été récompensée.

Dans un geste probablement stratégique, le comité a décidé de récompenser deux découvertes, scindant ainsi le prix en deux : une moitié à Montagnier et Barré-Sinoussi pour la découverte du VIH et l’autre moitié au chercheur allemand Harald zur Hausen pour ses travaux sur le virus du papillome humain et son rôle dans le cancer du col de l’utérus. On a donc bien atteint le maximum de trois personnes et Gallo ne peut plus être associé au prix pour le VIH…

Faire connaître les découvertes plus que les découvreurs…

Avec l’essor des sciences collectivisées, dont les avancées ne sont en fait possibles que grâce aux contributions de nombreux chercheurs, sans compter les multiples collaborations internationales, les règles d’attribution des prix Nobel sont de toute évidence devenues anachroniques.

Une solution à ce problème serait d’appliquer aux prix scientifiques les règles du prix Nobel de la paix, qui peut être remis à des groupes ou des organismes. Ainsi, le premier prix fut attribué en 1901 au Comité international de la Croix-Rouge. Rappelons aussi le choix en 2007 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui le reçut conjointement avec Al Gore. Éliminer la contrainte de trois personnes serait reconnaître la réalité des sciences contemporaines et cela permettrait peut-être aussi de mettre davantage en valeur les découvertes elles-mêmes et leurs utilités sociales et culturelles, plutôt que les personnes qui, couronnées d’un prix Nobel, oublient parfois que — comme le disait Isaac Newton à son collègue Robert Hooke en 1675 — « si elles ont vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants ». Or, ce géant est en fait formé par l’ensemble de la communauté scientifique.

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Même si le prix Nobel de littérature est éminemment subjectif, on ne peut nier que les prix Nobel scientifiques soient décernés à des personnes qui sont des sommités reconnues dans leur domaine. Il ne faudrait pas qu’une ombre soit jetée sur ces prestigieux prix par la faute de la pantalonnade du Nobel de la Paix et ses lauréats aussi comiques qu’Obama, Al Gore, MSF ou Arafat…