La maison intelligente au service des aînés

Les systèmes de domotique peuvent faciliter la vie des aînés en perte d’autonomie et des personnes qui leur prodiguent des soins. Cette technologie vient toutefois avec son lot de questions par rapport aux coûts, au respect de la vie privée et à la responsabilité juridique.

kate / Getty Images / Freepik / montage : L’actualité

L’auteure est une journaliste spécialisée en santé, établie en Colombie-Britannique.

Travaillant depuis près de 30 ans auprès des aînés, le médecin et chercheur Frank Knoefel se préoccupe d’un problème de plus en plus fréquent : comment renvoyer ses patients âgés chez eux en toute sécurité. 

« Les patients admis dans mon service l’étaient habituellement pour une fracture de la hanche, explique le Dr Knoefel. Après la réparation de leur hanche dans un hôpital de soins de courte durée, ils ne pouvaient toujours pas se lever et rentrer chez eux », car nombre d’entre eux souffraient également d’autres problèmes de santé tels que des troubles cognitifs et de la mémoire.

En 2020, on estimait à 597 000 le nombre de personnes atteintes de démence au Canada, un chiffre qui devrait doubler d’ici 2031. L’errance nocturne est un symptôme courant de la démence, ainsi que l’un des principaux facteurs prédictifs de l’épuisement des proches aidants et de l’institutionnalisation qui s’ensuit.

Pour compliquer les choses, de nombreux patients âgés n’ont pas de famille à proximité pour s’occuper d’eux.

« Nous devons les renvoyer chez eux, mais est-ce sécuritaire ? Et combien de temps cela va-t-il durer ? Je ne peux pas effectuer le suivi de toutes les personnes que je fais sortir de l’hôpital pour m’assurer qu’elles vont bien. Les ressources n’existent tout simplement pas », se désole M. Knoefel.

Quand il a commencé à chercher des réponses au début des années 2000, alors qu’il travaillait dans le domaine de la réadaptation gériatrique, Frank Knoefel a été inspiré par la technologie de pointe que ses amis ingénieurs utilisaient dans leurs maisons de vacances d’hiver.

« Ils avaient un chalet près d’une station de ski et ils pouvaient contrôler le chauffage à partir de leur téléphone portable », ils réchauffaient donc les lieux à distance avant leur arrivée, raconte-t-il. « C’est charmant, mais cela n’a aucune valeur sociale. »

« Je me suis demandé comment nous pouvions recourir à cette technologie pour rendre service à la société. Était-ce possible de l’appliquer aux personnes âgées fragiles qui veulent retourner dans la communauté alors que ce n’est pas sans danger pour elles ? »

Quinze ans plus tard, le Dr Knoefel est aujourd’hui titulaire de la chaire de recherche sur la démence en soins de santé primaires de l’Institut de recherche Bruyère, affilié à l’Université d’Ottawa. Il est coauteur de plusieurs études sur la façon dont la technologie des maisons intelligentes, grandement améliorée et offerte dans le commerce, peut servir à aider les populations vieillissantes.

En 2020, l’une de ces études, réalisée en collaboration avec le chercheur Rafik Goubran, la Société de la démence d’Ottawa et le Réseau local d’intégration des services de santé de Champlain, a utilisé du matériel vendu dans le commerce pour concevoir des maisons connectées destinées à soutenir les personnes atteintes de démence. « Nous sommes littéralement allés à Home Depot et avons ensuite commandé quelques articles sur Amazon. Nous avons mis au point un petit système de capteurs qui fonctionne très bien pour la personne atteinte de démence, mais encore plus pour la personne qui s’occupe d’elle. »

Pour comprendre le fonctionnement du dispositif, Frank Knoefel donne l’exemple d’un patient atteint de démence prénommé « Colin ». Dans son cas, un capteur de pression a été placé sous son matelas. Lorsqu’il se lève du lit, le capteur de pression envoie un message au système infonuagique, qui allume alors les lumières intelligentes dans le couloir, éclairant ainsi le chemin vers les toilettes. Une fois que Colin est retourné au lit en toute sécurité, le capteur de pression demande au système infonuagique d’éteindre les lumières.

Mais si Colin s’éloigne trop et se retrouve dans la cuisine, les capteurs de mouvement envoient un signal à un haut-parleur intelligent qui diffuse alors un message préenregistré de la femme de Colin, qui lui dit que c’est le milieu de la nuit et qu’il devrait retourner au lit.

Le Dr Knoefel explique que le système a été conçu en grande partie en pensant au proche aidant. « Ce que nous faisons, c’est aider la personne atteinte de démence à trouver son chemin dans la maison. En même temps, nous donnons au proche aidant une chance de dormir toute la nuit. » En cas de danger, par exemple si le patient s’éloigne de la maison en pleine nuit, une alarme se déclenche. « Ce n’est qu’à ce moment-là que nous réveillons le proche aidant », précise Frank Knoefel.

Des dispositifs de ce type ont été installés dans des maisons de la région d’Ottawa et ont fait l’objet d’un suivi pendant 12 semaines. L’étude a révélé que les participants proches aidants déclaraient des niveaux d’anxiété et de dépression moins élevés. L’expérience a connu un tel succès qu’un certain nombre de participants ont souhaité conserver l’équipement une fois le test terminé.

Quand l’équipe a constaté que les systèmes de maison connectée étaient utilisés efficacement dans des résidences privées, elle s’est demandé si ces dispositifs pouvaient être adaptés à d’autres environnements de soins.

« Nous avons installé le système dans les 12 chambres d’une maison de retraite. Une fois toutes les chambres câblées, nous avons donné un téléphone portable au personnel de nuit pour qu’il puisse faire des mises à jour. Par exemple, Mme Jones vient de quitter sa chambre ou Mme Smith est dans la salle de bains. Nous pouvons personnaliser le système pour qu’il ne fournisse que les informations importantes. »

Le Richmond Care Home a été équipé pour l’étude il y a près de deux ans, et Frank Knoefel affirme qu’il utilise toujours ce système aujourd’hui.

Son équipe de recherche a depuis confié la personnalisation et l’installation des systèmes de domotique à une jeune pousse appelée Esprit-ai. Cette entreprise fabrique ses propres capteurs et installe des systèmes chez des particuliers et dans des maisons de retraite privées à but lucratif ; des dizaines de systèmes de ce type fonctionnent en temps réel à Ottawa.

L’étape suivante consistait à installer des systèmes de maison connectée dans les hôpitaux, où l’approbation de nouvelles technologies peut s’avérer passablement complexe, selon le Dr Knoefel.

« La difficulté résidait dans le fait que nous avions besoin d’une démarche directive pour obtenir l’autorisation et mettre en place l’infrastructure nécessaire. Mais nous voulions aussi procéder de la base au sommet, afin de réfléchir avec les infirmières de nuit sur les informations les plus importantes pour elles. »

Dans un premier temps, l’équipe de recherche a installé les appareils à l’unité de soins transitoires Greystone de l’Institut Bruyère, un établissement offrant un autre niveau de soins (ANS) qui dessert les hôpitaux de soins de courte durée d’Ottawa. Deux semaines après l’installation du matériel, les chercheurs ont effectué un suivi auprès des prestataires de soins de santé pour voir comment fonctionnait le système.

« Les infirmières ont alors raconté : “Oh, c’était la folie. Nous avons reçu 12 alarmes par nuit pendant cinq nuits consécutives ; j’étais prête à lancer le téléphone par la fenêtre” », explique Frank Knoefel. « C’est un vrai problème dans les soins de santé. Si vous sursautez chaque fois que quelque chose sort un peu de l’ordinaire, vous allez sursauter tout le temps. Il faut déterminer le bon type et la bonne quantité d’informations. Qu’avez-vous réellement besoin de savoir pour faire votre travail ? »

L’équipe a ensuite ajusté la quantité de données afin de se limiter aux informations essentielles pour chaque patient, pour ne pas submerger d’alertes les infirmières. Par exemple, si un patient présente un risque élevé de chute, il serait utile que les infirmières soient averties dès qu’il quitte son lit. En revanche, pour un patient plus mobile, l’alerte pourrait n’être nécessaire que s’il sort de sa chambre.

« Au début, tout le monde pense qu’il veut tout savoir », explique le Dr Knoefel. Mais adapter les systèmes pour ne fournir que l’essentiel est un des enjeux cruciaux de l’implémentation à grande échelle.

Frank Knoefel a rédigé, en collaboration avec Bruce Wallace, un rapport sur l’effet des données probantes, lequel met en lumière plusieurs des problèmes liés aux maisons intelligentes. Certains de ces problèmes sont apparemment simples à régler : la fréquence à laquelle les piles doivent être remplacées, la sophistication de la technologie, le prolongement de la durée de vie des appareils et l’amélioration de la qualité des capteurs et de l’analyse en nuage. Mais le Dr Knoefel ajoute qu’un certain nombre de questions épineuses devront également être résolues.

« Nous devons régler la question de l’éthique des données personnelles résidentielles qui sont envoyées sur Internet. Nous savons que les pirates informatiques peuvent pirater, mais voulons-nous que des gens s’introduisent dans votre maison et allument la cuisinière en votre absence ? Il y a de vrais problèmes de sécurité à prendre en compte. »

Selon Frank Knoefel, des questions éthiques se posent également : qui peut consentir à l’installation des dispositifs ? Les enfants devraient-ils pouvoir donner leur aval même si leurs parents ne sont pas d’accord ou n’ont pas la capacité de décider ? Comment protéger et filtrer le type d’informations qui sont transmises, et à qui elles le sont, lorsqu’il y a, par exemple, une surveillance vidéo dans la chambre d’une personne ?

Il faut voir qui doit payer également. Le Dr Knoefel explique que, pour l’étude, ses chercheurs ont pu équiper les maisons pour environ 2 000 dollars, les ingénieurs se chargeant ensuite de programmer et de personnaliser les systèmes. Comme les entreprises privées prêtent l’équipement et fournissent ce service par abonnement, la question de l’accessibilité et de la facturation ou non au système public est légitime.

« Si cela peut vraiment améliorer les soins de santé, comment faire en sorte que le gouvernement paie ? » Selon Frank Knoefel, « en fin de compte, le gouvernement économise de l’argent sur le travail. Mais pour l’instant, ce sont les proches aidants qui écopent. »

Un autre problème à résoudre est qu’au Canada, la classification pour les dispositifs « médicaux et de santé » est différente, d’un point de vue juridique, de celle pour les dispositifs considérés comme de « bien-être ». Selon le Dr Knoefel, il convient de définir clairement cette distinction, car l’homologation et la conformité d’un dispositif médical sont plus coûteuses et impliquent des normes de précision plus élevées.

Et cela soulève une autre question : la responsabilité.

« La façon dont vous définissez ce que vous faites sera très importante », explique Frank Knoefel. « Ni Google ni Amazon ne veulent pour l’instant assumer la responsabilité d’un reproche tel que : “Ma mère est restée par terre pendant deux jours et vous ne m’avez jamais prévenu.” Ils refusent de courir ce risque. »

Le chercheur analyse ces questions dans un nouveau livre qu’il a coécrit sur les maisons intelligentes, à paraître sous peu.

Lorsque le Dr Knoefel a commencé à travailler dans ce domaine, le système de santé ne disposait pas de ressources suffisantes pour s’occuper des personnes âgées, mais avec « les baby-boomers qui arrivent comme un rouleau compresseur », les solutions et les innovations sont encore plus nécessaires aujourd’hui.

Bien qu’il reste « des décennies de travail à faire » en matière de maisons intelligentes, Frank Knoefel et son équipe ont pris un départ très prometteur.

« Les gens comprennent qu’il ne s’agit pas seulement d’une occasion, mais d’une nécessité. Nous ne pourrons jamais embaucher suffisamment d’infirmières et de médecins pour aider les personnes âgées, surtout si elles veulent vieillir à domicile. Nous aurons besoin de la technologie pour combler ce fossé. »

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