L’auteur est communicateur scientifique pour l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill. Il est titulaire d’un baccalauréat en biochimie et d’une maîtrise en biologie moléculaire. En plus d’écrire de nombreux articles, il coanime le balado The Body of Evidence.
Certaines personnes ont besoin de chuchotements. Pour se détendre avant de s’endormir, ces connaisseurs en la matière se rendent sur YouTube, tapent quatre lettres et laissent leur cerveau être envoûté par les murmures des substituts de l’intimité.
Les youtubeurs qui leur fournissent ces chuchotements prétendent être des coiffeurs. Ils prétendent être des maquilleurs professionnels. Certains se font même passer pour des médecins, « se laissant aller aux mouvements superficiels de la prestation de soins », comme l’a élégamment dit un médecin résident dans un essai sur ce phénomène alors en plein essor. S’écartant de manière surprenante des tropes habituels, un youtubeur décrit et caresse même différents modèles d’armes à feu avec des chuchotements rassurants.
Afin d’offrir un paysage sonore enveloppant et tridimensionnel, ces youtubeurs utilisent souvent deux microphones rapprochés l’un de l’autre, l’un pour l’oreille gauche, l’autre pour l’oreille droite, et ils tapent doucement sur divers objets. Le son stéréo « tap tap tap tap » passe de votre oreille gauche à votre oreille droite. Tout ce théâtre de l’intimité n’a qu’un seul but : donner des frissons aux gens. Mais seulement à des personnes particulières.
Les quatre lettres qui représentent à la fois les picotements et le contenu censé générer ces picotements sont ASMR. Ce sigle a été inventé en 2010 par Jennifer Allen, qui a joué un rôle important dans la sensibilisation à cet étrange phénomène. Elle a déclaré en entrevue qu’elle voulait lui donner un nom objectif, voire clinique, un nom qui ne soit absolument pas lié au sexe. En effet, même si un observateur profane pourrait déduire que les vidéos ASMR produisent quelque chose de profondément sexuel, la grande majorité des 475 personnes interrogées lors de la première étude sur l’ASMR évaluée par les pairs étaient catégoriques : elles n’utilisaient pas l’ASMR pour la stimulation sexuelle. Leur objectif était la relaxation, le sommeil et la réduction du stress.
ASMR signifie « réponse autonome sensorielle méridienne » (autonomous sensory meridian response en anglais ; le sigle français RASM est très peu usité). « Autonome » parce que ça arrive comme ça, ce n’est pas un choix. « Sensorielle » parce que c’est lié aux sens. Le mot « méridienne » est là pour signifier les pics d’émotion. Il s’agit donc d’une réponse autonome qui donne lieu à un pic d’expérience impliquant les sens, un « orgasme cérébral », comme on l’appelle familièrement. Chez les personnes qui font l’expérience de l’ASMR (car ce n’est pas le cas de tout le monde), des éléments tels que les chuchotements, l’attention personnelle, les sons croustillants, les mouvements lents et les tâches répétitives comme le brossage des cheveux déclenchent une sensation de picotement soutenue qui commence généralement sur la tête et peut descendre dans le cou, les épaules et parfois le bas du dos, les bras et les jambes. Il s’agit d’une sensation agréable qui est à la fois apaisante et excitante, mais, encore une fois, pas sexuellement.
L’écosystème des ASMRtistes — les personnes qui produisent du contenu (généralement des vidéos) dans le but de déclencher l’ASMR chez leur public — est vaste et aussi bizarre que la nature humaine elle-même. Dans sa forme la plus élémentaire, une vidéo ASMR consiste en un animateur, généralement jeune, qui prend un objet et le tapote de différentes manières à proximité de son micro. L’intention est de plonger le spectateur, généralement muni d’un casque d’écoute dans une pièce sombre, dans un paysage sonore d’intimité et de sons répétitifs, afin de déclencher les picotements relaxants et d’évacuer le stress. Des vidéos plus élaborées diffusent ces sons doux dans le cadre de jeux de rôle chuchotés. Pour les personnes qui n’ont jamais fait l’expérience de l’ASMR (moi y compris), cela peut sembler très étrange, mais la popularité du phénomène est indéniable. Les vidéos des meilleurs youtubeurs ASMR ont été vues des millions de fois. Le 1er janvier 2021, le mot « ASMR » était le deuxième terme recherché sur YouTube aux États-Unis, devant « musique ». Dans le monde entier, il est arrivé en troisième position, après les recherches sur le boy band coréen BTS et sur le youtubeur PewDiePie.
Les scientifiques n’ont pas eu d’autre choix que de se pencher sur ce phénomène d’une ampleur considérable. Mais étudier les différences entre les cerveaux de ceux qui ressentent les picotements et ceux qui restent insensibles n’est pas aussi facile qu’il y paraît.
L’intimité des « bang » effrayants
L’approche scientifique la plus facile au sujet de l’ASMR est de réaliser des sondages pour chiffrer le phénomène. C’est ce qu’ont fait en 2015 deux chercheurs au Royaume-Uni, et ces travaux ont été suivis de quelques autres études menées par d’autres groupes de recherche. La plupart des personnes qui éprouvent l’ASMR déclarent qu’elle a un effet sur leur humeur. Certaines y ont même recours parce que d’autres interventions, médicales notamment, ont échoué. Les vidéos ASMR contenant de la musique ne sont généralement pas appréciées. Pour déclencher les picotements, il est préférable d’utiliser des sons graves et complexes. Si l’ASMRtiste semble réciter un script, ce n’est pas efficace. Les sons doivent être réalistes et l’artiste doit utiliser de manière experte les objets qui les produisent. C’est ce que disent les experts.
Les scientifiques ont également demandé à des personnes éprouvant l’ASMR de remplir des questionnaires de personnalité. Deux études ont révélé que ces personnes, comparées à d’autres qui affirment ne pas faire l’expérience de l’ASMR, avaient obtenu des scores plus élevés pour le trait de caractère « ouvert à des expériences » et plus faibles pour « consciencieux ». Ce dernier qualificatif peut sembler déconcertant, comme si les personnes éprouvant l’ASMR étaient accusées de ne pas se doucher régulièrement, mais les auteurs d’un article croient que cela pourrait plutôt signifier qu’elles sont plus flexibles et plus enclines à faire preuve de spontanéité.
La grande question était cependant de savoir si les scientifiques pouvaient pénétrer dans le cerveau d’une personne pendant qu’elle fait l’expérience de l’ASMR pour voir ce qui s’y passe. Il y avait, en effet, un gros obstacle à franchir. L’ASMR exige le calme. On peut difficilement imaginer le déclenchement de l’ASMR au milieu d’un chantier de construction. Or, les machines généralement utilisées pour sonder le cerveau ne sont pas silencieuses ; elles sont même très bruyantes.
L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) est une technique populaire qui permet à un scanner de voir la circulation sanguine dans le cerveau. L’idée est que, si une tâche exige qu’une zone particulière du cerveau soit active, le sang, qui transporte l’oxygène et les nutriments, se rendra dans cette zone pendant la tâche. De cette façon, les scientifiques peuvent voir quelles zones du cerveau sont activées pendant une tâche particulière et en déduire, en fonction de ce que l’on sait de ces zones, le type d’activité que le cerveau entreprend pour l’exécution de cette tâche. Par exemple, lorsque nous regardons un objet intéressant, notre cortex visuel, situé à l’arrière de la tête, s’allume. Les scientifiques se sont demandé quelles zones peuvent s’allumer quand un sujet regarde une vidéo ASMR.
Les scanners IRM émettent des « bangs effrayants », comme l’a dit l’acteur et communicateur scientifique Alan Alda après en être sorti : il est donc difficile d’imaginer que l’ASMR soit compatible avec ceux-ci. La première étude de l’ASMR par IRMf a été menée à Winnipeg, mais aucune vidéo ASMR n’a été diffusée pendant le balayage. On a plutôt passé au scanner 11 personnes capables d’ASMR et 11 personnes incapables d’ASMR pour voir s’il y avait des différences dans le fonctionnement normal de leur cerveau. Bien sûr, les scientifiques ont constaté une différence. Il existe différentes zones dans le cerveau où, en l’absence de pensée ou de stimulation provenant de l’environnement, la cadence de tir de neurones change essentiellement en même temps : elle covarie. Ces zones forment un réseau fonctionnellement interconnecté. Lors de cette petite expérience, les chercheurs ont constaté que les personnes éprouvant l’ASMR présentaient une moindre interconnectivité fonctionnelle, ce qui, selon leur hypothèse, pourrait signifier qu’elles ne parvenaient pas aussi bien à supprimer les expériences qui lient les sens aux émotions.
Un an plus tard, une équipe de l’université Dartmouth, dans le New Hampshire, a poussé les tests plus loin : elle a réussi à diffuser des vidéos ASMR pendant que ses participants se trouvaient à l’intérieur de l’appareil d’IRMf en marche. Il n’y avait malheureusement pas de groupe témoin, mais les participants, dont on savait déjà qu’ils réagissaient aux vidéos ASMR, ont signalé des sensations de relaxation et des picotements pendant l’expérience, malgré les bruits forts. Parallèlement, une partie de leur cerveau associée aux récompenses et une autre liée à l’excitation émotionnelle ont été activées.
Lorsque l’équipe de Winnipeg a tenté de reproduire ces résultats, des similitudes sont apparues, mais aussi une contradiction importante : contrairement à l’étude de Dartmouth, la zone associée aux récompenses n’a pas été activée pendant cette expérience. D’autres études avec l’IRMf ont été publiées depuis, mais elles étaient d’assez petite envergure et se butaient toujours au problème que posait le fait d’introduire des sons intimes dans une pièce remplie de « bruits effrayants » et d’essayer de susciter un sentiment très personnel.
Pour surmonter ces difficultés, l’équipe de Winnipeg a tenté d’examiner les participants avec un dispositif différent, une coiffe d’électrodes utilisée pour l’électro-encéphalogramme. Curieusement, certains participants ont déclaré que le fait que les chercheurs installent l’appareil sur leur tête — qu’ils le positionnent et l’ajustent —, ce qui constituait une série de mouvements intimes, doux et répétitifs, avait en fait déclenché leur ASMR avant même que le test commence ! Et si la coiffe d’électrodes est certainement silencieuse, le gel appliqué sur le cuir chevelu pour ce type de dispositif a interféré avec les picotements chez certains des participants. En fait, l’étude de l’ASMR se heurte souvent aux interférences avec le phénomène lui-même.
Ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle pourrait être…
Toutes ces recherches préliminaires sur la vraie nature de l’ASMR permettent aux scientifiques à la fois de la distinguer et de la rapprocher d’autres états du cerveau. Par exemple, le mot « frisson » est souvent utilisé pour décrire le courant qui nous traverse à l’écoute d’une pièce de musique géniale qui déjoue nos attentes. Comme l’ASMR, le frisson se produit lorsque nous sommes attentifs et investis dans une action, il affecte nos sentiments et il est déclenché par différents stimulus, selon les gens. Mais il existe des différences entre l’ASMR et le frisson. Les picotements de l’ASMR durent plus longtemps et ne se propagent pas rapidement dans tout le corps. Et tandis que l’ASMR est relaxante, le frisson est excitant.
De nombreuses personnes ont affirmé que les extraits de l’émission The Joy of Painting, animée par le peintre Bob Ross, déclenchaient l’ASMR, mais une étude montre que la réaction à l’attitude relaxante de Ross pourrait se distinguer de l’ASMR, entraînant une satisfaction plutôt qu’un plaisir.
On a émis l’hypothèse que l’ASMR était un type de synesthésie, un phénomène étrange et varié qui unit des sens habituellement non liés. La synesthésie peut faire que certaines personnes, par exemple, voient automatiquement la lettre « A » teintée de rouge. D’autres associent constamment et involontairement les sons aux couleurs. Des chercheurs avancent que, lors de l’ASMR, la partie du cerveau qui traite le son serait peut-être activée de manière croisée avec la partie voisine, le cortex insulaire, qui regarde vers l’intérieur et qui nous aide à traiter nos états émotionnels. Cela relierait l’ASMR à la misophonie, souvent considérée comme faisant partie du même spectre, mais à l’autre extrême. La misophonie est la haine profonde de bruits particuliers, tels que ceux produits par la mastication ou l’aspiration d’un liquide.
À mesure que les scientifiques détectent des changements physiologiques et des variations des fonctions cérébrales chez les personnes qui font l’expérience de l’ASMR, il devient de plus en plus difficile de nier sa réalité. Sa véritable nature et l’effet qu’elle peut avoir restent à préciser, et pour cela, comme l’ont fait valoir certains chercheurs, nous aurons besoin d’études basées sur de nombreuses mesures de l’ASMR à de multiples occasions, et qui confirment l’état ASMR d’une personne en lui faisant regarder des vidéos ASMR en laboratoire avant l’étude, afin de s’assurer qu’il s’agit bien de ce phénomène et non d’un autre. Plus de cohérence et de rigueur devrait donner des résultats plus fiables.
Mais si vous voulez savoir si ce phénomène a une quelconque emprise sur votre cerveau, trouvez un endroit calme, mettez des écouteurs et tapez « ASMR » sur YouTube. Si vous ressentez un picotement statique, agréable et relaxant dans votre tête, vous saurez que vous avez peut-être gagné une carte de membre du club ASMR.
Message à retenir :
– L’ASMR est un phénomène dans lequel certaines personnes ressentent une relaxation et une sensation de picotement sur la tête en présence de déclencheurs sonores doux, comme les chuchotements, et de mouvements répétitifs bienveillants.
– L’ASMR n’est étudiée que depuis quelques années seulement, et les observations scientifiques sur le fonctionnement du cerveau des personnes qui éprouvent l’ASMR ne sont pas toujours cohérentes d’une étude à l’autre.
– Une des hypothèses est que l’ASMR serait un type de synesthésie, où un stimulus destiné à un sens en déclenche un autre, et qu’elle serait liée à la misophonie, soit la haine de certains bruits.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée sur le site de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.