Le business des inhalateurs

Les « pompes » comme Ventolin, Flovent et Advair, utilisées pour traiter l’asthme et d’autres maladies pulmonaires, coûtent les yeux de la tête aux gouvernements, aux assureurs et à la population. Des chercheurs dévoilent pourquoi.

Oksana Sazhnieva / Getty Images / montage : L’actualité

Au Québec, près d’un million de personnes ont déjà reçu un diagnostic d’asthme, et près de 600 000 personnes souffrent d’emphysème ou de bronchite chronique, deux affections respiratoires regroupées sous l’appellation de maladie pulmonaire obstructive chronique. Les médicaments en inhalateur sont à la base des traitements. Il en existe trois grandes catégories, comprenant chacune plusieurs sous-classes de médicaments. Les anti-inflammatoires (par exemple les produits de marque Flovent ou Pulmicort) ne guérissent pas ces maladies, mais contribuent à empêcher qu’elles deviennent plus graves. Les bronchodilatateurs (Ventolin ou Bricanyl notamment), eux, ouvrent les voies respiratoires en cas de crise d’asthme ou d’essoufflement. Enfin, d’autres médicaments (comme Advair, un des plus prescrits) combinent anti-inflammatoires et bronchodilatateurs à longue durée d’action.

Année après année, ces médicaments coûtent cher à la société. En 2022, la Régie de l’assurance maladie du Québec a payé à elle seule 200 millions de dollars pour fournir les inhalateurs prescrits à un demi-million de Québécois prestataires de l’assurance médicaments, ce qui n’inclut pas les sommes déboursées directement par les assureurs, les hôpitaux ou la population. 

La plupart des inhalateurs ont un point commun : ils renferment des substances actives qui ont été inventées il y a des décennies. Le salbutamol contenu dans le Ventolin, par exemple, a été breveté pour la première fois en 1966, et le budésonide, l’ingrédient actif du Pulmicort, en 1973. L’Advair, lui, contient du propionate de fluticasone, breveté en 1980, et du salmétérol, breveté en 1983. 

Depuis ce temps, on pourrait penser que des inhalateurs génériques, généralement moins coûteux, auraient très largement remplacé les produits brevetés, mais ce n’est pas le cas. Dans les données de la RAMQ, par exemple, on constate que la marque originale Flovent, un « vieux » médicament qui a pourtant plusieurs génériques, représente encore la moitié des 13,5 millions de dollars payés pour cette classe d’inhalateurs. Alors en avons-nous pour notre argent ? Une étude publiée en janvier par des chercheurs américains et britanniques dans le Journal of the American Medical Association amène des éléments de réponse troublants. 

Le jeu des brevets

William B. Feldman, pneumologue et spécialiste de la réglementation pharmaceutique au Brigham and Women’s Hospital de Boston, et quatre autres chercheurs ont analysé les brevets protégeant les 39 inhalateurs autorisés par la FDA aux États-Unis de 2000 à 2021, regroupés sous 32 marques (certaines ont plusieurs dosages). Pour ces produits, ils ont recherché les brevets principaux (aussi appelés brevets primaires) — obtenus à l’origine pour protéger l’usage d’un ingrédient actif contre une maladie — et les brevets secondaires — qui protègent par la suite d’autres éléments ou usages du médicament. 

Les chercheurs ont ainsi découvert que 18 brevets principaux et 239 brevets secondaires protégeaient ces inhalateurs, qui sont également pour la plupart vendus au Canada et protégés de la même manière. « Les brevets secondaires sont une pratique courante dans l’industrie pharmaceutique », explique l’avocate Mélanie Bourassa Forcier, professeure de droit et politiques de la santé à l’Université de Sherbrooke. Comme un brevet protège à la fois le médicament, son procédé de fabrication et l’usage auquel il est destiné, un second brevet peut être nécessaire pour protéger, par exemple, l’usage d’un médicament contre une maladie qui n’était pas précisée dans le premier, après que des recherches ont démontré qu’il était efficace dans ce cas également. Les brevets secondaires peuvent aussi protéger des innovations utiles dans le design des produits, susceptibles de le rendre plus efficace ou plus facile à utiliser. Mais il est de notoriété publique que, aux États-Unis comme ailleurs, les brevets successifs permettent aussi de prolonger la propriété intellectuelle, en particulier sur des médicaments représentant un gros chiffre d’affaires, pour décourager la concurrence des médicaments génériques que d’autres entreprises pourraient vouloir mettre sur le marché à un prix moins élevé. « Disons que c’est une stratégie plus ou moins volontaire de l’industrie », dit Mélanie Bourassa Forcier.

Pour analyser l’effet de cette stratégie sur les revenus des fabricants, les chercheurs ont trouvé dans leurs rapports d’activités et des documents boursiers les revenus annuels par marque d’inhalateur pour les années 2000 à 2021, et les ont répartis selon la date d’approbation du médicament et les dates d’obtention et d’expiration des brevets le protégeant. Ils ont ainsi pu calculer la part respective des revenus engrangés quand le brevet principal était actif, quand il était expiré mais que les brevets secondaires étaient encore actifs, et quand tous les brevets étaient expirés. « À ma connaissance, c’est la première étude qui départage ainsi les revenus selon les brevets principaux et secondaires pour des médicaments », souligne Mélanie Bourassa Forcier, qui n’est pas surprise du résultat.  

Au total, durant cette période, ces inhalateurs ont rapporté 178,1 milliards de dollars américains aux fabricants. De cette somme, 38 % (soit 67,2 milliards) ont été gagnés pendant que ces médicaments étaient protégés par un brevet principal, 62 % (soit 110,3 milliards) pendant qu’un brevet secondaire était actif et moins de 1 % (soit 613 millions) une fois tous les brevets expirés. Selon les chercheurs, ces chiffres démontrent à quel point les brevets secondaires permettent aux entreprises d’engranger d’énormes revenus. « Même s’il y a quelques différences dans les règles de propriété intellectuelle entre le Canada et les États-Unis, on peut imaginer que les résultats seraient assez semblables si la même analyse était faite au Canada », croit Mélanie Bourassa Forcier.

Revoir les règles

Selon les auteurs de l’étude, il est clair que cette stratégie contrevient à l’esprit des règles de propriété intellectuelle, qui sont censées encourager l’innovation en accordant une longue exclusivité aux entreprises détentrices de brevets. Certes, changer le gaz propulseur ou le design d’un inhalateur peut être considéré comme une innovation, surtout si cela permet au patient de mieux s’administrer le médicament. Mais c’est beaucoup beaucoup moins coûteux et révolutionnaire que de découvrir et tester une substance active plus performante pour combattre l’asthme ou la maladie pulmonaire obstructive chronique ! « Sans une réforme substantielle de ces règles, les patients et les organismes payeurs vont continuer de dépenser des sommes importantes pour des inhalateurs dont les ingrédients actifs ont été mis au point il y a des décennies », concluent les chercheurs. 

Selon eux, le fait que les médicaments en inhalateur combinent une substance active et un appareil les rend d’autant plus sujets à ce genre de stratégie, puisque les fabricants peuvent facilement multiplier les brevets secondaires. « De fait, on voit de plus en plus de médicaments combinés avec un dispositif technologique [comme un timbre transdermique ou une seringue préremplie], ce qui est peut-être un plus pour les patients, mais permet aussi aux entreprises de protéger plus longtemps leurs produits », explique Mélanie Bourassa Forcier, qui s’était penchée sur ce sujet lors de son doctorat il y a 10 ans.

Le problème, selon la chercheuse, c’est que les gouvernements naviguent à l’aveugle quand vient le temps d’estimer si les règles de propriété intellectuelle pour l’industrie pharmaceutique donnent réellement des résultats en matière d’innovation. « On a vraiment besoin de plus de données à ce sujet et de mieux surveiller les pratiques », dit-elle. 

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Les commentaires sont fermés.

Pas étonnant car les gouvernements sont à la merci des grandes pharmaceutiques qui protège leur brevets en accord avec les gouvernements et dont le $$$ sont engrangés par ces mêmes voleurs.