
Auparavant martelée sans relâche, l’idée même d’un «déséquilibre fiscal» entre Ottawa et les provinces, liée à la difficulté croissante pour les gouvernements provinciaux de financer les programmes sociaux, était disparue du radar depuis quelques années.
Mais voilà qu’elle revient en force, à la faveur de la récente conférence des premiers ministres des provinces, tenue à Charlottetown.
Pourtant, le problème ne semble pas dater d’hier. Le bref retour dans l’histoire qui m’a permis de la mettre en perspective m’a grandement étonné.
Un pouvoir transitoire d’imposition
Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral avait demandé, de manière transitoire, d’obtenir un pouvoir exclusif d’imposition, afin d’assurer l’effort de guerre — une mesure qui devait alors être transitoire :
«Je tiens à préciser, avait dit le ministre des Finances, Monsieur Ilsley, que nous ne voulons nullement tenter d’enlever en permanence ces sources d’impôts aux provinces… Ce moyen d’atténuer les embarras présents n’est nullement parfait et n’est censé être autre chose qu’une mesure provisoire de temps de guerre.» (Débats de la Chambre des Communes, session 1941, volume III, p. 2397-2398, tel que cité en 2006 par l’Association québécoise d’histoire politique, d’où proviennent aussi plusieurs citations de ce texte.)
Au lendemain de la guerre, en 1945, le gouvernement fédéral demandait de renouveler cette entente de 1947 à 1952, en retour d’une contribution directe de 12 dollars par habitant. Une proposition rejetée par une majorité de provinces, dont le Québec et l’Ontario.
Par la suite, des ententes séparées furent convenues bilatéralement entre Ottawa et chaque province qui le désirait, sauf le Québec et l’Ontario, qui décidèrent plutôt de cotiser à nouveau les corporations.
L’Ontario ayant finalement conclu une entente en 1952, le Québec se retrouva isolé, ce qui a poussé Maurice Duplessis à instituer la commission Tremblay, qui visait à statuer sur les droits relatifs du Québec et d’Ottawa en matière de revenus fiscaux. À l’aune de la constitution canadienne de 1867, Québec reprochait à Ottawa d’empiéter sur ses champs exclusifs de juridiction, notamment la culture et l’éducation postsecondaire.
Une demande historique du Québec
Depuis ce temps, les premiers ministres provinciaux défendent chacun leur tour l’importance d’un nouveau partage des droits d’imposition qui respecte mieux la constitution. Ainsi, il faut entendre Jean Lesage, en 1966, affirmer ce qui suit :
«Le Québec croit que la façon la meilleure de réaménager les ressources entre lui et le gouvernement fédéral est de réserver au Québec l’entier usage, à 100 %, des sources de revenus fiscaux auxquelles il a constitutionnellement droit, soit l’impôt sur le revenu personnel, l’impôt sur le revenu des sociétés et les droits sur les successions.» (Déclaration à la quatrième réunion du Comité du régime fiscal, Ottawa, 14 et 15 septembre 1966)
Le premier ministre Jean-Jacques Bertrand, de l’Union nationale, souligna ensuite, en 1970, l’accumulation de surplus à Ottawa et les difficultés financières consécutives de son gouvernement :
«La vérité, c’est que les déficits des provinces s’accumulent alors que le gouvernement central entasse des surplus. La vérité, c’est que toutes les provinces, et non seulement le Québec, et non seulement le gouvernement de l’Union nationale, se sentent menacées par la politique centralisatrice d’Ottawa.» (Dîner-bénéfice de l’Union nationale, Hôtel Reine Elizabeth, Montréal, dimanche 22 février 1970)
En 1972, c’est le premier ministre Robert Bourassa qui a relancé le débat et formulé les mêmes demandes, en des termes on ne peut plus explicites :
«Il y a les chiffres mêmes d’un comité d’experts et de fonctionnaires du régime fiscal, le Comité du régime fiscal, qui démontrent premièrement que les revenus du gouvernement fédéral s’accroissent plus rapidement que les revenus des gouvernements provinciaux, il y a donc au départ un déséquilibre. Non seulement les revenus du fédéral augmentent plus vite que ceux des provinces, mais les responsabilités provinciales augmentent, beaucoup plus rapidement elles, avec des revenus qui augmentent moins que ceux du fédéral. Le coût des services gouvernementaux au fédéral a augmenté de 68 % depuis cinq ans alors que dans le cas des provinces il a augmenté de 98 %, soit près de 50 % de plus qu’au niveau fédéral, et cela avec des revenus qui augmentent moins rapidement.» (Clôture du 17e congrès du Parti libéral du Québec, Hôtel Reine Elizabeth, Montréal, 17-19 novembre 1972)
À sa suite, René Lévesque a souligné, en février 1982, que le projet de souveraineté-association proposé pourrait régler une fois pour toutes l’épineuse du déséquilibre fiscal, en décriant l’existence de :
«[…] déséquilibre d’outils et de ressources fiscales entre les deux ordres de gouvernement qui se paralysent et se stérilisent mutuellement.» (Allocution devant la Chambre de commerce de Montréal)
Le gouvernement de Lucien Bouchard et son ministre des Finances, Bernard Landry, se prononceront évidemment dans le même sens 20 ans plus tard, alors que les surplus s’accumulaient de nouveau à Ottawa sous le gouvernement de Jean Chrétien, dont le ministre Paul Martin a réussi à atteindre l’équilibre financier — notamment au détriment des transferts aux provinces :
«Il tombe sous le sens que la question du déséquilibre fiscal qui existe actuellement est au détriment du Québec et des autres provinces du Canada […] C’est une donnée fondamentale des relations à l’intérieur du Canada, une donnée à laquelle nous sommes confrontés depuis plusieurs années.» (Motion sur le déséquilibre fiscal, 7 juin 2002)
Le premier ministre Jean Charest reprendra le collier, à peine deux ans plus tard :
«Il ne peut y avoir de fédération équilibrée à long terme si un ordre de gouvernement se trouve dans une situation qui dénature le rapport entre les deux paliers de gouvernement. Au Canada, il y a un déséquilibre fiscal. Ce déséquilibre n’est pas une invention, mais une réalité admise par tous les partenaires du Conseil de la fédération. Par trois partis politiques fédéraux et par la majorité des députés élus à la Chambre des communes. Dans les années 1990, le rétablissement des finances fédérales a coïncidé avec une détérioration des finances des provinces. Le gouvernement fédéral a réglé son problème en coupant dans les transferts aux provinces.» (Discours prononcé à l’occasion du 40e anniversaire du Centre des arts de la Confédération, 8 novembre 2004)
Un premier règlement qui change la donne
Or, c’est en 2007 que le gouvernement de Jean Charest a obtenu de son vis-à-vis Stephen Harper le versement de 700 millions de dollars comme «règlement» du déséquilibre fiscal, une somme jugée insuffisante par plusieurs commentateurs.
Le gouvernement a cependant décidé de ne pas investir cette somme dans les programmes sociaux, même si l’essentiel de l’argumentaire tablait jusque-là sur l’insuffisance des ressources.
Pour reprendre une expression à la mode ces jours-ci, il me semble que c’est à ce moment qu’un «ressort se casse». En effet, voici comment j’analysais la situation dans mon livre Privé de soins :
«[…] le gouvernement du Québec, après avoir longtemps clamé qu’une contribution accrue du fédéral était requise pour continuer à offrir des services de qualité, a reçu à cette fin 700 millions de dollars récurrents d’Ottawa. A-t-il affecté cette somme au budget de la santé ? Pas du tout ! L’argent du déséquilibre fiscal s’est transformé en baisses d’impôt – un choix qui allait non seulement priver le système de santé de ressources importantes, mais surtout remettre en question le concept même de déséquilibre, dès lors qu’on semblait ne plus avoir besoin de cet argent. La crise financière et la chute des surplus à Ottawa (explicables notamment par d’autres baisses d’impôt et de taxes) ont ensuite relégué cette idée aux oubliettes.»
L’idée revient en force en 2014
Mais lors de la toute récente rencontre des premiers ministres au Conseil de la fédération, le concept de déséquilibre fiscal a donc refait surface, réjouissant en ces termes l’ex-ministre libéral Benoit Pelletier, cité par Radio-Canada :
«“Depuis quelques années, on avait l’impression que ce sujet n’était plus une priorité pour les premiers ministres provinciaux.” M. Pelletier, qui fut ministre des Affaires intergouvernementales sous Jean Charest de 2003 à 2008, a rappelé, en entrevue à Radio-Canada, que le Québec a toujours dit que le déséquilibre fiscal était “un problème structurel et non pas ponctuel”. Il est “enraciné dans notre système fiscal et politique”, ajoute-t-il.»
Et c’est une bonne chose, d’autant plus que juste avant le sommet, le premier ministre Philippe Couillard avait inquiété en mettant la pédale douce sur les demandes du Québec, tel que le rapportait la Presse Canadienne :
«En ce qui concerne la santé, le premier ministre Couillard a semblé résigné à ce que le gouvernement fédéral réduise considérablement ses transferts aux provinces. Ottawa a déjà annoncé que les transferts continueront de croître de 6 pour cent par année jusqu’en 2017. L’augmentation sera par la suite limitée à la croissance de l’économie, incluant l’inflation, avec un minimum plancher de 3 pour cent. M. Couillard a admis que le maintien à 6 pour cent de la croissance des transferts en santé serait peu réaliste dans le contexte économique actuel.»
Le déséquilibre en croissance continue
Mais les discussions tenues au Conseil de la fédération semblent surtout avoir été inspirées par la mise à jour d’un rapport du Conference Board, qui traite de l’évolution récente des situations budgétaires fédérales et provinciales et qui formule différentes hypothèses.
En clair, malgré toutes les limitations que peuvent avoir de telles projections à long terme, on y montre, en deux graphiques simples, que le discours portant depuis plus de 50 ans sur le déséquilibre fiscal continuera d’être tout à fait d’actualité pour au moins les 30 prochaines années.
D’abord, on peut voir que le déficit budgétaire commun des provinces pourrait s’établir à environ -170 milliards de dollars en 2035 :

Or, du côté fédéral, c’est presque exactement l’inverse, puisqu’on parle de surplus projetés qui approcheraient les 110 milliards de dollars :

Comme à peu près tout le monde l’affirme depuis longtemps, les besoins sont bien dans les provinces, mais les moyens se trouvent à Ottawa. Plus précisément, les besoins sont en santé et en éducation dans les provinces, et Ottawa devrait nager sous peu dans les surplus.
Il était donc fort décevant — mais pas très surprenant — de constater la fermeture totale du ministre fédéral des Finances, Joe Oliver, cité par Le Devoir :
«Le gouvernement fédéral a opposé jeudi une fin de non-recevoir à leurs demandes de financement accru en santé et en infrastructures, et ce, après avoir pris soin de nier toute résurgence du déséquilibre fiscal. « Le gouvernement fédéral a fait son effort et c’est [maintenant] aux provinces de le faire aussi », a déclaré jeudi le ministre fédéral des Finances, Joe Oliver, cherchant à tuer dans l’œuf le débat lancé par les provinces et les territoires.»
Autrement dit, c’est une fin de non-recevoir face aux demandes des provinces, qui devront certainement appliquer un solide rapport de force dans les prochaines années pour forcer le fédéral à ouvrir les cordons de sa bourse.
Revenir aux principes du partage des dépenses sociales
Faut-il rappeler qu’à la création des systèmes de santé provinciaux, le fédéral s’était engagé, en 1966, à investir la moitié des sommes requises pour offrir les soins de santé gratuits pour les patients que nous connaissons aujourd’hui ? Or, la quote-part actuelle tournerait, selon certains, autour de 20 %.
On peut donc se demander comment le gouvernement fédéral peut affirmer qu’il n’y a toujours pas de déséquilibre fiscal, et surtout, comment il pourrait accumuler des surplus sans trouver un terrain d’entente raisonnable avec les provinces pour assumer sa part des dépenses sociales.
Parce que même si l’on prédit la catastrophe aux provinces (ce qui leur permet en retour de mettre au point leur argumentaire afin de couper les dépenses), l’écart projeté entre les futurs surplus fédéraux et les futurs déficits provinciaux ne serait que de 35 %. Les surplus pourraient donc compenser une bonne partie des déficits anticipés.
La différence pourrait donc être bien moindre ou même nulle, selon d’autres scénarios. Autrement dit, le fédéral pourrait avoir pleinement les moyens de combler les déficits provinciaux.
Gageons que si tout le monde y mettait un peu de bonne volonté (ce qui est improbable), on pourrait rééquilibrer le financement des programmes sociaux et éviter de frapper ce mur hypothétique, qu’on nous prédit toutefois ad nauseam depuis tant d’années.
En regard d’un problème dont les racines sont si profondes, il serait tout aussi inquiétant que le gouvernement Harper remplace le dialogue souhaitable par une stratégie électorale à courte vue, comme l’anticipait l’éditorialiste Bernard Descôteaux :
«Le prochain budget de Joe Oliver consistera, cela est écrit dans le ciel, en une distribution de cadeaux ciblés en fonction de leur rentabilité électorale. Pendant ce temps-là, les provinces réduiront les services aux citoyens qui, au total, n’y gagneront strictement rien. Cherchez la logique du fédéralisme à la canadienne.»
Il faut donc agir maintenant et réfléchir décemment, puisque c’est en 2017 que le nouveau programme de transfert social «ajusté» (à la baisse) — décrété unilatéralement par Ottawa en 2011 et largement dénoncé par les provinces — entrera en vigueur.
Nous n’avons pas les moyens d’attendre jusque-là pour trouver des solutions. Nos patients non plus.
* * *
À propos d’Alain Vadeboncœur
Le docteur Alain Vadeboncœur est urgentologue et chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal. Professeur agrégé de clinique à l’Université de Montréal, il enseigne l’administration de la santé et participe régulièrement à des recherches sur le système de santé. On peut le suivre sur Facebook et sur Twitter : @Vadeboncoeur_Al.
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Excellent texte qui nous rappelle les efforts vains des provinces contre le fédéral en matière de santé et d’éducation pour rééquilibré sa contribution. Il parle des deux côtés de la bouche.
Toutefois le Québec a tout de même mal géré la croissance des coûts des services en santé, on a qu’à regarder l’organigramme du ministère pour comprendre qu’ils n’ont pas retenu ce qu’on a appris en gestion à l’université ce qui s’appelle « l’intégration verticale ». Tant que le gouvernement refusera d’appliqué cette notion, les coûts ne diminueront pas. La vraie tour de Babel.
Par rapport aux % des dépenses de programmes, le Québec s’en tire mieux que la moyenne des provinces canadiennes. Pourriez-vous élaborer sur la question de l’intégration verticale?
« Par rapport aux % des dépenses de programmes, le Québec s’en tire mieux que la moyenne des provinces canadiennes. »
Vous, pouvez-vous élaborer sur cette prétention?
Bien sûr. Vous n’avez qu’à consulter les données les plus récentes de CIHI à ce sujet, notamment au milieu de ce tableau ici: http://www.cihi.ca/CIHI-ext-portal/internet/en/document/spending+and+health+workforce/spending/release_29oct13_infogra1pg
En fait, sur le long terme il faut parler, non pas de déséquilibre mais, bien d’étranglement fiscale :
Le Bureau du directeur parlementaire du budget (DPB).
Dans son rapport publié le 23 janvier 2013, le Le Bureau du directeur parlementaire du budget (DPB). prévoit, en tenant compte de trois changements politiques annoncés par le gouvernement conservateur, que le Canada aura épongé sa dette nette en 2040 ! Pendant que le Québec… consacrera l’entièreté de son budget à la santé
http://www.vigile.net/L-etranglement-fiscal-du-Quebec
Effectivement. Un déséquilibre fiscal extrême mène à la mort par asphyxie fiscale, en quelque sorte.