Le premier ministre François Legault a mentionné durant son point de presse de lundi que déconfiner Montréal est une sorte de pari. Je suis d’accord : c’est en effet une gageure délicate, puisque des vies humaines sont en jeu. Les données les plus récentes montrant un certain apaisement dans la région la plus chaude du Québec et du Canada, le gouvernement semble prêt à aller de l’avant.
Alors que les écoles resteront fermées jusqu’en septembre, les commerces disposant d’une entrée sur la rue (à l’extérieur des centres commerciaux) ouvriront leurs portes moyennant le respect des mesures de distanciation, comme prévu le 25 mai prochain, après des reports de dates.
La santé publique (il faut entendre, j’imagine, la Direction générale de la santé publique du Dr Horacio Arruda) a en effet donné le feu vert, comme le médecin a lui-même expliqué cette décision : en évaluant la balance des avantages et des inconvénients, on souhaite aller de l’avant, quitte à rebrousser chemin si on observe une recrudescence importante de cas.
Pour sa part, la ministre de la Santé Danielle McCann a annoncé la reprise graduelle des activités « normales » au sein du réseau, les examens, interventions et opérations reportés par dizaines de milliers ces dernières semaines reprenant leur cours, à pleine vitesse en régions éloignées, plus modestement dans la grande région de Montréal.
Si les interventions les plus urgentes (cancer et cardiologie notamment) ont pu être pratiquées malgré la mise en place de mesures de restriction liées à la pandémie, la ministre a tout de même calculé que 68 000 opérations avaient dû être retardées, toutes ces interventions ayant été laissées en suspens depuis le mois de mars.
C’est un énorme enjeu, puisqu’il faudra travailler doublement pour combler le retard, ce qui pourrait être plus difficile dans le contexte actuel. Pour les patients qui stagnent sur les listes d’attente un peu partout, cette nouvelle apporte sûrement un grand soulagement, même si tous ne seront pas égaux dans la reprise, ceux de Montréal devant s’armer de patience plus qu’en région.
Qu’à cela ne tienne, la ministre propose d’utiliser toutes les ressources à sa disposition, notamment des cliniques privées, l’allongement des heures des blocs opératoires et le transfert au besoin de certains patients vers des centres périphériques.
Un réseau sous tension
En plus d’une baisse des décès liés à la COVID et d’une relative stagnation des nouveaux cas, la stabilisation du nombre d’hospitalisés, le retour de plus de 600 travailleurs de la santé et une légère baisse de l’utilisation COVID des soins intensifs ont sans doute convaincu le gouvernement. De plus, on a commencé à rediriger les patients âgés vers des ressources alternatives à l’hospitalisation.
Mais il faut réaliser que tout n’est pas joué dans ce pari, pour plusieurs raisons évidentes. Avec le déconfinement associé à l’ouverture des commerces, on pourrait renouer avec des courbes à la hausse, comme cela a été constaté dans plusieurs pays, même là où l’épidémie semblait sous contrôle. Normalement, une à deux semaines de ce nouveau régime suffiront pour nous en informer. Une semaine de plus, et nous en verrons les impacts sur les hospitalisations et les séjours en soins intensifs.
Si les interventions électives (non urgentes) tournent effectivement au ralenti depuis des semaines, les hôpitaux ne sont pas pour autant en pause. Au contraire, beaucoup de lits sont occupés, tout comme les soins intensifs, et les salles d’urgence atteignent chacune à leur tour 100 % et plus de niveaux de congestion depuis 15 jours.
Bien sûr, au Québec, on est habitué à vivre avec des urgences pleines, 100 % étant jugé « acceptable » (les urgences ne devraient pourtant jamais se trouver au-delà de 80 % d’occupation, où elles se trouvent justement… au moment où je termine ce texte). Il ne faut pas se tromper : tout comme notre monde n’est plus vraiment le même depuis quelques mois, ce ne sont plus les mêmes urgences qu’avant la pandémie.

Physiquement, toutes les urgences ont été transformées afin de pouvoir orienter les patients plus ou moins rapidement vers des zones dites « froides » (peu de risque de COVID), « tièdes » (à risque de COVID) ou « rouges » (pour les confirmés COVID ou encore à haut risque de l’être), redéfinissant souvent l’espace physique et ajoutant des structures externes (tente d’accueil) dans bien des cas.
La médecine d’urgence que l’on pratique (tout comme l’ensemble de la médecine hospitalière d’ailleurs) n’est plus la même, afin de prendre en compte le risque variable de contagion des patients et la nécessité de bloquer la propagation du virus.
Non seulement chaque soignant utilise du matériel de protection (masque, lunettes, visières, gants et blouses selon le cas) mais on applique des protocoles de soins qui changent considérablement la prise en charge de chaque patient, en particulier les plus à risque.
La baisse importante du nombre de consultations dans les urgences a permis de s’adapter tout en continuant d’opérer 24 heures sur 24. Soigner tous nos patients aurait été impossible tout en assurant les transformations profondes subies dans nos milieux. La vraie question est maintenant de savoir si nous pourrions augmenter à nouveau nos capacités dans ce contexte.
De l’avis de la plupart des médecins et infirmières avec qui j’en ai un peu discuté, il serait très difficile de soigner les volumes habituels de malades dans cette nouvelle réalité. C’est aussi vrai de plusieurs services hospitaliers.
Si la congestion devait revenir à son niveau antérieur, ses effets délétères et les risques pour la santé des patients comme des soignants se multiplieront, une salle d’urgence congestionnée en contexte COVID pouvant rendre inopérantes les pratiques habituelles de protection. Bref, la capacité a diminué et ne reviendra pas de sitôt à la normale, si jamais elle y revient un jour.
Des équipes fatiguées
Au sein du système de santé, les dernières semaines ont souvent été vécues difficilement, malgré la baisse relative des activités. Le travail des soignants s’est notamment alourdi par l’obligation de porter du matériel de protection utilisé d’habitude seulement de temps en temps. Souvent, les heures se sont aussi allongées, soit pour affronter la demande, soit pour aller prêter main-forte dans les CHSLD ou ailleurs.
La crainte quotidienne d’être contaminé ou de transmettre le virus à d’autres patients, au personnel ou encore à nos familles a aussi joué durablement sur les nerfs. Les horaires ont été transformés, les vacances méritées ont été annulées et les gens ont été souvent déplacés, le tout dans un contexte où chaque soignant vit aussi la pandémie dans sa réalité personnelle.
Les difficultés d’appliquer les mesures de protection adéquates expliquent une part du stress rencontré, le matériel requis ne semblant pas toujours disponible, ce qui non seulement rend plus ardu le travail, mais augmente le risque de propagation et contribue aux éclosions. Je reçois encore des témoignages d’infirmières qui se plaignent de n’avoir accès qu’à un masque de procédure par jour.
Si on parie sur le déconfinement, c’est peut-être que le gouvernement a de bonnes indications que le matériel sera vraiment accessible en quantité suffisante. On sait que des solutions alternatives aux fournisseurs habituels surgissent : chez nous, et dans d’autres hôpitaux, l’entreprise Kanuk produit maintenant des jaquettes lavables pour remplacer celles jetables dont les stocks s’effondraient, tandis que Bauer propose des visières adaptées.
Il faut saluer ces initiatives, qui permettront peut-être de s’assurer que le matériel ne manquera pas.
Beaucoup d’inconnu
Si les patients reçoivent avec soulagement la nouvelle qu’ils seront opérés, si les médecins et chirurgiens qui n’ont pu être aussi actifs qu’ils le souhaitent le redeviennent, on doit tout de même comprendre que le personnel des hôpitaux, du moins celui ayant été le plus sollicité durant la pandémie, éprouve un peu d’inquiétude actuellement.
En effet, le nombre de cas pourrait augmenter avec un déconfinement partiel, et la reprise des activités dites « normales » utilisera de plus en plus de ressources internes et pourrait contribuer à la congestion hospitalière. Ce qui ne manquerait pas de se répercuter aux urgences, où la marge de manœuvre est plus mince qu’auparavant. De quoi donner bien des maux de tête aux équipes sur le plancher.
Dans son modèle diffusé le vendredi 8 mai qui a fait tant de bruit, l’Institut national de santé publique (INSPQ, à ne pas confondre avec la Direction générale de la santé publique du Dr Arruda) avait pourtant prévenu que des mesures de déconfinement appliquées à Montréal pourraient selon la plupart des scénarios conduire à une situation difficile, impliquant une hausse majeure des cas, des hospitalisations et des décès.

Si l’embellie constatée depuis 10 jours parait donc suffisante pour limiter les craintes du gouvernement, il demeurerait pertinent de savoir où en sont les projections de l’INSPQ et surtout, quelle proportion du confinement était attribuable à l’ouverture des commerces dans le modèle détaillé mis sur la table. Un peu de pédagogie qui ne ferait sûrement de tort afin de rassurer les plus inquiets.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement et les gestionnaires hospitaliers devront porter une très grande attention aux premiers signes de congestion des lits et de fatigue des équipes dans les prochaines semaines.
Tout le monde souhaite un « retour à la normale » dans les hôpitaux, mais il faut être conscient qu’il s’agira d’une réalité inédite : devoir offrir des soins « normaux » dans le contexte « anormal » d’une pandémie qui se poursuit. De cette nouvelle réalité, nous savons encore bien peu de choses, sinon que rien ne sera plus jamais pareil.
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