Alpha Kabinet Keita est microbiologiste et professeur adjoint à l’Université de Conakry, ainsi que chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (Montpellier). Dramane Kania est pharmacien-virologue à l’Institut national de santé publique du Burkina Faso. Richard Njouom est chef du service de virologie au Centre Pasteur du Cameroun.
La Conversation : Où en est l’épidémie de COVID-19 en Afrique ? Que sait-on de la circulation du virus aujourd’hui ?
Dramane Kania : Si l’on compare la situation sur le continent africain à celle observée sur les autres continents, l’impact de la pandémie semble moindre : le nombre de cas enregistrés y est plus faible, tout comme le nombre de décès.
Cependant, il ne faut pas tirer de conclusion hâtive : ces apparences sont probablement trompeuses, et en réalité la circulation du virus est certainement plus importante que ne le montrent ces chiffres. Ce décalage s’explique par des problèmes particuliers au continent africain : dans de nombreux pays, les capacités diagnostiques sont limitées et les données manquent, même si des projets comme APHRO-CoV et d’autres initiatives ont permis de renforcer les capacités diagnostiques dans plusieurs régions. De plus, une large partie de la population n’a pas forcément l’habitude de recourir aux structures de soins en cas de problème de santé. Pour ces raisons, le nombre de cas réels de COVID-19 est donc très certainement sous-estimé.
Cette hypothèse est corroborée par le fait que, dans les pays qui disposent de plus de moyens et où le diagnostic peut ainsi se faire de façon plus routinière (comme en Afrique du Sud, ou dans les pays du Maghreb), le nombre de cas signalés est plus important. En Afrique de l’Ouest, au contraire, l’existence d’une sous-estimation a été confirmée par des études de séroprévalence, qui détectent les anticorps produits après une infection par le virus. Ces travaux ont montré que dans certains endroits, plus de la moitié de la population avait été exposée au SRAS-CoV-2 au cours des derniers mois.
Alpha Keita : Au 2 janvier en Afrique, on décomptait plus de 9,5 millions de cas et non loin de 230 000 décès. C’est moins que sur d’autres continents, mais on constate de grandes disparités d’un pays à l’autre : la plupart des décès enregistrés le sont dans les États dont les systèmes de santé sont les plus performants, et qui sont capables de collecter correctement les données liées à l’épidémie. Cela accrédite l’hypothèse d’une sous-notification des cas.
Dans le cadre du projet ARIACOV, qui appuyait la riposte africaine dans la lutte contre le coronavirus, nous avons mené en Guinée une étude sérologique sur des échantillons prélevés parmi la population de la capitale, Conakry. Ces travaux, qui ont consisté en trois enquêtes réalisées à quelques mois d’intervalle, ont révélé qu’en décembre 2020, 17 % de la population de Conakry avaient été en contact avec le virus. Fin février et début mars, ce chiffre était passé à plus de 30 %. En juin-juillet, il atteignait quasiment 50 %.
Ces résultats montrent clairement que le nombre de cas est sous-estimé. Les décès également, car seuls sont comptabilisés ceux qui surviennent dans les hôpitaux et les centres affiliés au CHU. En définitive, certes, la pandémie n’a pas été l’hécatombe attendue, mais il faut bien comprendre que les nombres de cas et de décès ont été sous-évalués.
Richard Njouom : Au Cameroun, la situation de l’épidémie de COVID-19 est identique à celle des autres pays d’Afrique subsaharienne : le nombre de cas confirmés d’infections par le SRAS-CoV-2 y est faible, tout comme le nombre de décès attribués au virus, probablement en raison d’une sous-estimation.
Afin de mieux saisir l’impact de la pandémie de COVID-19 et de suivre l’évolution du SRAS-CoV-2 sur le continent africain, nous avons lancé dès le printemps 2020 un programme de recherche collaboratif appelé REPAIR, avec l’ensemble des instituts africains membres du Pasteur Network. Ces travaux touchent à divers domaines : création de tests diagnostiques et évaluation de leurs performances (au Centre Pasteur du Cameroun, nous avons mis au point un test colorimétrique simple d’utilisation, actuellement en cours d’évaluation sur le terrain et dans les autres instituts du Pasteur Network), études d’épidémiologie moléculaire du virus, modélisation mathématique de sa diffusion… Des enquêtes de séroprévalence du SRAS-CoV-2 ont également été réalisées dans plusieurs populations « sentinelles », telles que le personnel de la santé et les donneurs de sang.
L.C. : Cette circulation du SRAS-CoV-2 peut-elle favoriser l’émergence de variants ?
D.K. : Ce que nous dit la théorie, c’est que, effectivement, plus un virus circule, plus le risque d’émergence de variants est important. En effet, lorsqu’un virus se multiplie dans une cellule infectée, il recopie son matériel génétique d’innombrables fois. Ce faisant, il peut commettre des erreurs, les fameuses mutations. Certaines de ces mutations sont délétères, et les virus qui les portent s’éteignent ; d’autres sont réparées ; d’autres enfin persistent.
Toute la question est de savoir si ces changements qui surviennent dans le génome (NDLR : qui est en quelque sorte le « plan de construction des particules virales ») vont se traduire par des changements dans la structure du virus, et si tel est le cas, quelles vont en être les conséquences : vont-ils modifier sa transmissibilité ? Sa virulence ? D’autres caractéristiques ?
Pour pouvoir détecter cela, il faut disposer d’un bon système de suivi ou de surveillance, basé notamment sur d’importantes capacités de séquençage. Malheureusement, en Afrique, la majorité des laboratoires n’ont pas le matériel technique requis. Dans la plupart des cas, on ne peut aller au-delà des tests diagnostiques, qui ne font que détecter la présence du virus ou confirmer son absence.
S’il est parfois possible de séquencer le génome des virus provenant d’échantillons positifs, cela ne peut se faire que ponctuellement, et quelquefois seulement trois ou quatre mois après le prélèvement des échantillons. La capacité à faire du suivi en temps réel des variants est très insuffisante ; pour cette raison, notre vision de l’évolution de l’épidémie et du nombre de variants circulant véritablement sur le continent est certainement faussée.
Les pays qui sont capables de mettre en place ce type de surveillance détectent davantage de variants, ce qui explique probablement en partie le fait que l’Afrique du Sud a découvert au moins deux variants préoccupants sur son territoire depuis le début de la pandémie. Cela a permis aux autorités d’alerter la communauté internationale très tôt. Preuve de l’importance du séquençage, au centre Muraz de Bobo-Dioulasso, partenaire de l’ANRS | Maladies infectieuses émergentes, nous avons pu détecter à la mi-décembre deux cas d’infection par le variant Omicron, ce qui signifie qu’il circule aussi au Burkina Faso.
L.C. : Concrètement, comment se fait la surveillance des variants ?
A.K. : Elle repose essentiellement sur la capacité des pays à séquencer les virus circulants. À l’heure actuelle, lorsqu’on regarde les contributions aux bases de données dans lesquelles les chercheurs déposent les séquences obtenues (la plateforme GISAID, par exemple), on constate que l’Afrique ne participe que très peu. La Guinée, entre autres, n’a déposé que 311 génomes sur GISAID depuis le 10 janvier 2020. (NDLR : Durant la même période, l’Afrique du Sud en a déposé près de 25 000, la France, 16 000, le Royaume-Uni, près de 1,5 million et les États-Unis, 1,9 million. La Chine en a déposé 1 299.)
Pour améliorer la situation, le projet Afroscreen a été lancé. Financé par l’Agence française de développement (AFD) et coordonné par l’ANRS | Maladies infectieuses émergentes, en collaboration avec l’Institut Pasteur et l’Institut de recherche pour le développement (IRD), il nous a notamment permis, en Guinée, de pratiquer le criblage d’échantillons en routine au cours des deux derniers mois.
Cette approche consiste à rechercher, dans des échantillons positifs, les profils de mutation correspondant aux variants connus, répertoriés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce criblage est effectué sur des prélèvements provenant soit de patients hospitalisés dans l’un des trois grands centres de soins de la capitale, soit de personnes qui viennent spontanément se faire tester, soit de voyageurs. Les résultats peuvent être obtenus en quelques heures, ce qui permet de faire du suivi en temps réel.
Si efficace soit-il, le criblage a néanmoins des limites, puisqu’il est focalisé sur les variants déjà connus (variants d’intérêt ou variants préoccupants), dont les mutations ont déjà été identifiées. Les profils de mutation des variants non classés sont tous répertoriés comme « sauvages », ce qui n’apporte pas d’information complémentaire et ne permet pas de surveiller de façon exhaustive les variants qui émergent.
Seul le séquençage de génome complet donne la possibilité d’analyser en détail les mutations qui peuvent survenir dans les nouveaux variants, et de déterminer si elles sont inquiétantes ou non, si l’on doit craindre qu’elles rendent le virus plus transmissible ou lui permettent d’échapper à l’immunité — qu’elle soit naturelle ou conférée par les vaccins, etc.
Il faut donc renforcer ces capacités dans le plus grand nombre de pays possible (pour pouvoir notamment comparer les données d’un pays à l’autre), ce qui est aussi l’objet du réseau Afroscreen.
R.N. : Le séquençage est effectivement essentiel pour étudier la diffusion du SRAS-CoV-2 dans le temps et dans l’espace et pour traquer l’émergence de variants dangereux. Au Cameroun, grâce à l’appui de l’Institut Pasteur, nous avons pu consolider nos capacités, tant sur le plan matériel qu’en matière de formation du personnel. Nous avons ainsi pu mettre en place dès le mois de janvier 2021 une surveillance génomique qui s’est traduite par le séquençage de 116 génomes complets. Les résultats obtenus ont confirmé la circulation des variants Alpha, Beta, Delta et Gamma dans le pays. Nous espérons que le réseau Afroscreen permettra de décupler cet effort.
L’autre intérêt de faire partie d’un réseau de cette taille, qui regroupe 13 pays africains, est le partage de connaissances et de données. Grâce à la publication des résultats déposés dans la base de données ouvertes GISAID, il sera possible de suivre et de mieux comprendre la circulation dans la région.
L.C. : Où en est-on avec la vaccination sur le continent ?
D.K. : De nombreux pays ont initialement rencontré des difficultés à se procurer le vaccin. Pour pallier ce problème, diverses initiatives ont vu le jour. Au-delà de cette question d’accessibilité, certes essentielle, un second obstacle se dresse : celui de l’adhésion des populations, qui manquent globalement d’informations scientifiques répondant à leurs interrogations. Les fake news, en revanche, sont abondamment relayées sur les réseaux sociaux, et alimentent la défiance des gens à l’égard de la vaccination. À l’heure actuelle, on a l’impression que seuls les citoyens obligés de voyager se résolvent à se faire vacciner… Renverser cette tendance constitue un autre défi.
R.N. : Au Cameroun, la situation vaccinale est très en retard : seule 1,1 % de la population cible a un schéma vaccinal complet. Les gens font preuve de défiance envers les vaccins offerts dans le pays. Il faut donc les convaincre du bien-fondé de ces vaccins. Ce retard vaccinal observé en Afrique plaide d’autant plus pour un renforcement de la surveillance des variants par le séquençage. Si nous pouvons déterminer quels variants circulent sur quels territoires, il sera plus aisé pour les autorités sanitaires de décider la mise en place de campagnes de vaccination ciblées, plus efficaces pour circonscrire l’épidémie.
Cet article est republié à partir de La Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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