Les animaux, ces inventeurs de génie

Des macaques qui lavent leurs patates avant de les manger. Des hérons qui font tomber des objets dans l’eau pour attirer les poissons. Des baleines qui piègent leurs proies dans un filet de bulles. Les animaux innovent plus qu’on ne le croit, explique une philosophe de la biologie.

Janice Chen / Getty Images

L’auteure est docteure en philosophie de la biologie et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lille, en France.

Les animaux ne cessent de nous étonner pour le meilleur ou pour le pire, comme on l’a vu récemment avec ces attaques d’orques contre des bateaux en Espagne, dont on ne connaît pas encore les causes. Ce qui est certain, c’est que les animaux sont capables d’adopter des comportements inhabituels, voire réellement nouveaux.

Depuis plusieurs décennies, les biologistes observent de nouveaux comportements extraordinaires. Ceux-ci ne sont explicables ni seulement par la génétique ni seulement par l’interaction avec l’environnement. Il semble que les animaux les aient inventés.

Cette faculté d’invention vient donc bouleverser notre conception de l’animalité, autant sur le plan scientifique que philosophique. Si la philosophie a accordé aux animaux, au cours des siècles, sensibilité, faculté de choix, capacité de signifier et même d’apprendre, la créativité a toujours été considérée comme l’apanage de l’être humain. Pourtant, les animaux inventent. Et c’est sur ce phénomène fascinant que portent mes recherches depuis 2022. Dans un travail à la croisée de la philosophie et de la biologie du comportement animal, je cherche à comprendre comment les animaux inventent, ce que cela change pour eux, mais aussi pour notre compréhension du monde vivant.

Mésanges, macaques ou hérons : des animaux inventeurs

Depuis un siècle, les éthologues s’intéressent aux inventions et innovations animales. On parle d’invention quand les animaux manifestent un comportement nouveau. Une innovation est une invention qui s’est répandue et stabilisée dans la population.

Le premier cas d’innovation identifié est celui des mésanges et des bouteilles de lait, dans le sud de l’Angleterre. Dans les années 1920, les bouteilles de lait étaient livrées devant les maisons, scellées par des opercules. Mais bien souvent, lorsque les gens récupéraient leur bouteille, l’opercule était percé et le lait, entamé. On a fini par découvrir que des mésanges charbonnières et des mésanges bleues étaient responsables de ce méfait. Cette innovation, observée pour la première fois à Swaythling en 1921, était répandue dans plus de 30 lieux 20 ans plus tard.

Un autre exemple connu est celui du lavage de patates douces par les macaques de l’île de Kōshima, au Japon. Pour faire sortir les macaques, les chercheurs laissaient des patates douces sur la plage. Les singes les récupéraient, enlevaient le sable et les mangeaient. Cependant, en 1953, une jeune femelle, Imo, a été observée en train de laver ses patates dans la rivière. Ce comportement inédit s’est rapidement répandu au sein de la communauté. Et Imo ne s’est pas arrêtée là : elle a ensuite commencé à apporter ses patates à l’océan et à les plonger dans l’eau salée avant chaque bouchée (pour le goût ?), transformant ainsi sa première invention.

Depuis, les exemples se sont multipliés. On pourrait citer les hérons qui font tomber des objets dans l’eau pour attirer les poissons.

Parce que certaines inventions se répandent et se stabilisent dans la population et que quelques-unes sont adaptatives, elles jouent un rôle dans les dynamiques écologiques et transforment parfois les pressions sélectives. Ainsi, ces découvertes complexifient considérablement notre compréhension de l’évolution. Mais mes travaux cherchent également à comprendre comment elles bouleversent notre approche philosophique de l’animalité.

L’animal, l’invention et le jeu

Cela fait longtemps que l’on ne pense plus l’animal sur le modèle cartésien de l’animal-machine. On sait que l’animal peut sentir, signifier, et même choisir son action. On reconnaît volontiers qu’il y a bien un machiniste dans la machine. Cependant, l’animal ne saurait inventer.

La tradition philosophique veut, en effet, que l’invention soit le privilège de l’être humain. Ce privilège repose sur notre capacité à prendre de la distance et à jouer avec les éléments de notre environnement. L’invention ne peut survenir que s’il y a un décalage entre la perception et l’action, si les comportements typiques ne sont pas automatiquement déclenchés par le milieu. C’est ce décalage qui nous permet de détourner et de réinventer la relation habituelle avec l’environnement. Or, ce n’est possible que si le rapport avec le monde est ambigu, si les objets du monde n’ont pas un sens univoque, nous imposant une action unique. C’est cette non-univocité qui nous permet de faire preuve d’invention en détournant les objets de leur sens premier (par exemple lorsqu’on utilise une loupe pour faire du feu).

Et c’est justement ce que la tradition philosophique refuse aux animaux. L’animal se déplacerait dans un milieu non ambigu, sans virtualité, toujours dans le présent de son action concrète.

À l’inverse, la spécificité de notre conscience serait d’ouvrir un monde chargé d’imaginaire, de virtuel. Preuve en est : l’être humain est capable de faire semblant, c’est-à-dire de jouer avec le réel, de détourner les objets, les mots, les situations pour leur donner une signification nouvelle. Selon la logique de cette tradition philosophique, qui semble avoir oublié les pages émouvantes que Montaigne consacrait au jeu avec sa chatte, les animaux devraient être incapables de jouer.

Et pourtant ils jouent. Ou du moins la plupart d’entre eux jouent : tant les mammifères terrestres et marins que les oiseaux ou les reptiles, aussi bien les animaux domestiques que les animaux sauvages. Le jeu donne ainsi à voir chez des animaux cette faculté de se détacher du rapport immédiat avec l’environnement que les philosophes ont identifiée comme condition de l’inventivité et qui était censée être l’apanage de l’être humain.

Le jeu, terrain de recherche privilégié

Ainsi, mes recherches sur l’invention animale m’ont amenée à étudier le jeu. Le jeu est une activité motrice qui ne semble pas avoir de bénéfices adaptatifs à court terme, qui est entreprise de façon spontanée, et dans laquelle des schémas moteurs provenant d’autres contextes sont utilisés sous des formes modifiées (les mouvements prennent une forme différente, souvent exagérée) et/ou selon une séquence temporelle altérée (les mouvements ne sont pas effectués selon l’ordre habituel). Compte tenu de son inutilité, le jeu se produit lorsque les animaux se sentent en sécurité.

Dans le jeu, les animaux se meuvent dans une situation fictive : le chat joue comme si la balle était une souris, les louveteaux jouent comme s’ils étaient en train de chasser, les hyènes jouent comme si elles étaient en train de se battre.

Ce « comme si » ne résulte pas d’une erreur de jugement de la part des animaux, puisque certains sont capables de communiquer la dimension fictive de la situation. C’est le cas par exemple chez les hyènes : par un ensemble de signaux, notamment en présentant une bouche ouverte, un peu relâchée, la hyène peut communiquer à son partenaire qu’il ne s’agit pas d’un combat réel, mais ludique.

Le jeu manifeste donc bien la création active d’un virtuel, une prise de distance avec le concret qui est la condition de possibilité de l’invention. Et en effet, dans le jeu, non seulement les comportements sont détournés de leurs fonctions, mais ils sont très flexibles, et prennent parfois des formes réellement nouvelles. Le jeu est ainsi un terrain de recherche privilégié pour étudier l’invention non humaine. Mais c’est aussi certainement un terrain de recherche privilégié pour l’animal lui-même. Étant donné que le jeu ne se produit que dans des situations non dangereuses, il permet aux animaux de tester de nouveaux comportements sans courir de risques.

Perspectives de recherche

Des chercheurs ont émis l’hypothèse que le jeu permettrait à l’animal d’accroître sa flexibilité comportementale et de s’entraîner à répondre de manière innovante à des situations imprévisibles. Sans aller jusqu’à dire que le jeu a évolué pour cette fonction, mon hypothèse est qu’il est en effet probable que les activités ludiques favorisent l’adaptabilité de l’individu en développant sa capacité d’invention. Le jeu pourrait ainsi faciliter l’apparition d’innovations qui n’auraient peut-être pas vu le jour autrement.

Un exemple pour l’instant hypothétique est celui du filet de bulles utilisé par les baleines à bosse lorsqu’elles chassent en groupe. Une baleine forme un tube de bulles, à l’intérieur duquel elle piège les poissons qui ne peuvent pas passer au travers des bulles épaisses. Pendant ce temps, les autres baleines nagent vers la surface à l’intérieur du filet, engloutissant au passage leurs proies. Cet ingénieux piège peut prendre des formes plus ou moins sophistiquées. Si nous savons que ce comportement n’est pas inné, nous n’avons pas encore déterminé son origine. Mais étant donné que de nombreux cétacés utilisent des bulles pour jouer, il est vraisemblable que ce comportement prédateur ait été inventé au cours du jeu.

Si l’hypothèse se vérifiait, cela signifierait que le jeu pourrait faciliter l’apparition de nouveaux comportements adaptatifs. Ainsi, les individus (et/ou les espèces) les plus joueurs seraient aussi les plus susceptibles d’envahir de nouvelles niches. L’étude du jeu animal nous permettrait à la fois de mieux comprendre le processus d’invention chez les animaux et d’enrichir notre compréhension des processus adaptatifs.

Cet article est republié à partir de La Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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Les animaux sont un monde des plus fascinant. Sans être zoologue, biologiste ou adorateur animalier, juste regarder un animal directement dans les yeux, en l’occurence mon chat, pendant quelques secondes, je pars dans l’interrogatif. Que peut-il bien penser, que veut-il, que veut-il me dire ???
Dire qu’un chat est indépendant, c’est une demi vérité… tant qu’il reste avec nous. Mais quand on apprend à un chat, ou un chien, ou qu’importe, à grimper sur le piano pour nous jouer le concerto No 5 de Beethoven (quelque peu massacré, va de soi) pour avoir ses petites gâteries, c’est le bouquet.
Donc, les animaux ne font que commencer à nous étonner, si on prend le temps de les connaître et de les aimer. Sans oublier qu’ils ne sont pas encore comme les humains, et qu’ils ont encore leur sauvage fierté.

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Ça y est, deux fois de suite, cet après-midi, je viens de lire des articles… fort intéressants… mais qui me semblent bien incomplets — sur le site WEB de l’Actualité, comme sur le site français « Pourquoi, docteur? ». Les deux traitent de sujets assez voisins, reliés au développement de l’intelligence ( ici, chez l’animal, et là chez l’enfant « passionné par la lecture, dès le plus jeune âge » ).
Ici, l’on semble négliger un fait important : les animaux peuvent apprendre beaucoup ( et le font réellement, de toute évidence ) en observant ce que font les humains, comme aussi les autres espèces animales, et en constatant les « bons coups » qu’ils réussissent… Pourquoi pas faire comme eux, en adaptant bien sûr les moyens disponibles et ceux qui conviennent le mieux aux capacités propres de notre animal… L’évolution n’a-t-elle pas utilisé pareils processus?
Dans le cas de l’article français, développer très jeune le goût et l’habitude de la lecture, chez les enfants? Bien évidemment… Mais « comment » lit-on? D’une manière pressée, gourmande, peu attentive à une foule de détails complémentaires au simple « déroulement de l’histoire »? Ou bien en observant tous les aspects évoqués par la trame du récit… en plus de la manière d’écrire, bien entendu? En établissant des comparaisons avec le bagage de connaissances déjà acquises? En étant sans cesse préoccupé par le souci de « savoir comment ça marche » — » qu’est-ce qu’on raconte, au juste? » — « y a-t-il un sens secondaire, ou un sens caché, à ce récit? »…
Chez l’enfant, comme chez bon nombre d’animaux ( sinon la plupart d’entre eux? ), l’observation réelle et l’intérêt véritable pour tous les phénomènes considérés, voilà la clef de tout progrès intellectuel. L’intelligence ne peut se développer autrement — chez l’humain, chez l’animal…
Et, de manière peut-être « inattendue », ne peut-on pas observer que même les arbres et les plantes en général en viennent à s’adapter à bien des conditions ( qu’elles ne peuvent pas changer, la plupart du temps… ), mais desquelles elles tentent de tirer le meilleur parti possible — peut-on dire, pour autant, qu’elles y « comprennent » quelque chose? certainement pas de la même manière que nous, en tout cas…

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