La nuit tire à sa fin. On voit à travers les grandes fenêtres du casino donnant sur le fleuve les premières lueurs du jour poindre à l’horizon. « Placez vos mises, mesdames, messieurs », dis-je pour ce qui me semble être la millième fois d’affilée. Il ne reste que quelques joueurs à ma table, et chacun exhale un malheureux mélange de cigarette, de sueur et de désespoir.
Un homme, appelons-le « le courtier », a passé une dure nuit à jouer au black-jack. « Crisse, le croupier, pognes-tu autre chose que des 20 et 21 ? » m’a-t-il lancé avec frustration. À ce point-ci de mon quart de travail, je ne compte plus le nombre de fois où il s’est fait vider, est allé retirer de l’argent au guichet automatique quelques mètres derrière, puis a tout perdu à nouveau.
« Celle-là, je la sens ! » s’écrie-t-il. Il a mis tout ce qui lui reste sur cette main — au moins 600 dollars, si je me souviens bien.
Je distribue les cartes. Le courtier reçoit une figure et un 9, total 19. Je montre un 6. Ses chances sont bonnes. Je retourne ma carte cachée, c’est une figure, total 16. Le croupier doit donc tirer une carte, et je tire… un 5. Total 21. La maison gagne. Le courtier crie de rage, un agent de sécurité s’approche et lui intime de se calmer, sous peine d’expulsion. Je prends ses jetons et je remarque qu’il sanglote, le visage enfoui dans ses mains. Il n’a plus rien. Son téléphone sonne. « Allô ? Allô, chérie. Je… Non… Non, je te l’ai dit : je ne suis PAS au casino, je suis avec un client, j’arrive bientôt. Bye. » Il reste assis là, sans jouer, et pleure jusqu’à la fin de mon quart. « Ma femme va me tuer. »
Les hameçons modernes pour nous rendre accros à quelque chose se sont transformés : ce sont maintenant de jolies icônes sur nos téléphones
Avant mon départ, un chef de table est venu me parler du courtier. « Qu’est-ce que tu veux… Les toxicomanes, les alcooliques, les joueurs compulsifs… Tous les accros se ressemblent, au fond. Leur cerveau ne fonctionne pas comme les autres », m’a-t-il dit. Les années où j’ai été croupier, pendant mes études, m’ont certainement exposé aux dangers des dépendances.
Même si le jeu compulsif est encore un problème, les hameçons pour nous rendre accros à quelque chose se sont transformés : ce sont maintenant de jolies icônes sur nos téléphones qui fournissent des doses soudaines et régulières de dopamine directement à notre cerveau. Je parle bien sûr des réseaux sociaux.
Dans une entrevue récente accordée au magazine Scientific American, la chercheuse Amanda Baughan, spécialisée dans la relation entre l’humain et l’ordinateur, expliquait que ces applications perturbent la chimie du cerveau. « Lorsqu’une personne se trouve sur une plateforme où il est possible de faire défiler à l’infini des informations, elle peut déclencher un système de récompense neurocognitif semblable à celui de l’espoir d’un billet de loterie gagnant ou d’un repas. » Les réseaux sociaux sont expressément conçus pour nous inciter à y aller sans arrêt, de peur de rater quelque chose, ce qui n’est pas si différent de ce que ressentent les joueurs compulsifs.
Sommeil troublé, manque constant de validation ou de stimulus et dégradation de l’estime de soi ne sont que quelques-unes des conséquences négatives sur la santé mentale que de nombreuses recherches scientifiques ont associées à l’utilisation grandissante des réseaux sociaux, en particulier chez les jeunes.
Ce n’est pas sans ironie. Ces plateformes qui peuvent aider les gens à se sentir plus en contact et mieux informés contribuent également à la solitude et à la désinformation. Les rapports virtuels auraient donc des effets néfastes et mesurables sur le monde réel.
Une étude de 2020 de la Société royale de santé publique (Royal Society for Public Health), au Royaume-Uni, à propos des habitudes de consommation des réseaux sociaux des jeunes adultes a évalué qu’environ 20 % des personnes interrogées se réveillaient fréquemment au cours de la nuit pour vérifier les notifications de ces applications, ce qui les amenait à ressentir plus d’épuisement que leurs pairs.
Je suis moi-même un utilisateur occasionnel des réseaux sociaux et je ne prétendrai pas n’avoir jamais éprouvé une microseconde de bonheur en voyant un de mes gazouillis se propager sur la Toile. Mais je n’ai pas grandi avec Facebook ou TikTok. Le petit nerd à lunettes que j’étais au secondaire aurait sans doute été fort impopulaire sur Instagram. Les jeunes de l’âge de mes étudiants doivent apprendre à naviguer entre bien plus de pièges que ceux qui se souviennent de la vie pré-Internet peuvent l’imaginer.
Cette chronique a été publiée dans le numéro d’octobre 2022 de L’actualité.