Dès le jour où il a accepté de prendre les rênes de la plus importante campagne de vaccination de l’histoire du Québec, en décembre 2020, Daniel Paré s’est mis à faire des calculs dont les résultats le turlupinaient. Six millions de Québécois à immuniser deux fois contre la COVID-19 d’ici le 24 juin, comme l’avait annoncé le premier ministre Legault, ça voulait dire à peu près 14 000 professionnels pour administrer le vaccin, alors que le personnel du réseau était déjà usé à la corde… « Je suis un optimiste de nature », dit le haut fonctionnaire, en temps normal à la tête du CISSS de Chaudière-Appalaches. « Mais là, on voyait bien qu’on allait manquer de monde ! »
Un an plus tard, près de 9 Québécois sur 10 âgés de 12 ans et plus sont adéquatement vaccinés — une performance exceptionnelle, tant à l’échelle canadienne que mondiale. Daniel Paré se pince : « On a eu la Sainte Trinité. » Les doses sont arrivées plus tôt que prévu, les citoyens ont répondu présent et, surtout, la machine a pu compter sur des fourmis aussi nombreuses qu’indéfectibles — près de 16 000 personnes se sont inscrites à la plateforme de recrutement « Je contribue ! » pour participer à la campagne, en plus de celles embauchées directement par les 35 établissements de santé du Québec (le ministère de la Santé ignore leur nombre total). Une centaine d’entreprises ont également employé à leurs frais des vaccinateurs, qui ont donné des injections à 400 000 Québécois.
Bref, la réponse a été si enthousiaste que des volontaires ont même été refoulés aux portes, poursuit Daniel Paré, qui craignait tout de même qu’à l’été, l’appel des terrains de camping n’ait raison de cette mobilisation. Mais les sceptiques ont été confondus. « Pour moi, ça a été une révélation. Les gens étaient en mission, de bonne humeur, aux petits soins. Ils le sont encore — je l’ai vu en octobre, quand j’ai accompagné ma mère pour sa troisième dose. Et personne ne savait qui j’étais, on n’a pas eu de traitement spécial », précise-t-il en riant.
Ce succès, on le doit un peu beaucoup aux retraités du réseau de la santé qui sont revenus sur le terrain de leur propre chef. « Ça n’a pas été long qu’ils m’ont sauté dessus », raconte Yvon Dionne, un infirmier de 59 ans de Rivière-du-Loup, qui venait tout juste de mettre fin à 35 ans de carrière dans un CHSLD quand une ex-collègue lui a tiré la manche pour qu’il soumette sa candidature. Dans sa région, le Bas-Saint-Laurent, 20 % de la main-d’œuvre aux sites de vaccination était composée de vétérans du réseau.
Une immense vague de reconnaissance a déferlé sur eux — certains citoyens pleuraient de joie et revenaient le lendemain avec des petits gâteaux.
Au début, il s’est présenté à reculons, mais il a vite été conquis par l’atmosphère chaleureuse qui régnait dans les cliniques, ainsi que par le haut niveau de rigueur et d’organisation. Tellement que l’expérience a effacé le souvenir « morose » de ses dernières années de service. « Les coupes qui ont suivi la réforme Barrette ont détruit nos équipes et dégradé la qualité des soins. Mais là, j’ai enfin retrouvé mon métier dans son expression la plus noble ; ça m’a redonné confiance en notre système. »
À l’armée de vétérans si heureux de se rendre utiles se sont ajoutés des professionnels et des étudiants, dont certains n’avaient jamais touché à une seringue de leur vie. « On s’exerçait sur des oranges pendant les formations et j’avoue en avoir massacré quelques-unes ! » blague Pascal Aoudé, un opticien d’ordonnances de l’ouest de l’île de Montréal qui a vacciné 35 heures par semaine de février à septembre, en plus de travailler à temps plein à sa boutique. À ce rythme, il s’est vite fait la main, si bien que personne ne se doutait de son véritable métier.
« La population n’a pas conscience de la diversité des travailleurs qui ont prêté main-forte — 35 professions étaient représentées, plus 7 diplômes, dont la microbiologie et les neurosciences », raconte Jean-Bernard Trudeau, qui s’est démené jusqu’à sa retraite récente comme directeur général adjoint au Collège des médecins pour que cette collaboration inusitée voie le jour. « Je suis convaincu que le Québec est l’endroit au monde où on a invité la plus grande variété de professionnels à contribuer à la campagne. »
Jean-Bernard Trudeau a commencé à solliciter des ordres professionnels dès le début de la pandémie, lorsqu’il a constaté la panique dans les CIUSSS et les CISSS. « Ils étaient déjà à court de monde quand la COVID a frappé, alors il fallait se débrouiller pour trouver des gens aptes à faire les tests de dépistage auprès de la population pendant qu’infirmières, médecins et inhalothérapeutes s’occupaient des malades », explique-t-il. Le Collège a donc milité pour que Québec autorise des corps de métier liés au milieu de la santé à se joindre à l’effort de guerre — une idée qui passait de travers au départ, mais qui a fait son chemin, si bien que le gouvernement a fini par signer une série d’arrêtés ministériels permettant à divers professionnels d’exécuter les fameux prélèvements à l’aide d’écouvillons, et plus tard de préparer les doses et d’administrer le vaccin.
« Le plus gros défi a été d’apprendre à piquer des personnes qui bougent », badine Marianick Jean, directrice adjointe au Complexe funéraire Carl Savard, à Chicoutimi. La thanatologue a donné son nom à « Je contribue ! » parce qu’elle en avait assez de constater les dommages collatéraux de la pandémie. « J’ai vu des gens dire adieu à leur femme sur FaceTime, j’ai dû interdire à des familles de venir au salon, j’en ai empêché d’autres de se prendre dans leurs bras alors qu’elles étaient ravagées par le chagrin… C’était atroce. Je voulais qu’on s’en sorte au plus vite. »
Pour Thi Sopha Son, une hygiéniste dentaire de Gatineau qui fait de la vaccination presque sept jours sur sept depuis l’hiver, la campagne est « l’expérience d’une vie », la chance de participer à une entreprise plus grande que soi. La majorité des professionnels de la santé, qu’ils soient pharmaciens, chiropraticiens ou physiothérapeutes, sont animés par le désir de prendre soin de la population, estime-t-elle. Or, bon nombre se sont sentis inutiles quand la crise a éclaté. « La vaccination a été pour nous l’occasion d’avoir un impact concret, de monter au front. » Et puis, après l’interminable confinement, c’était doux de retrouver enfin un peu de chaleur humaine, confie-t-elle… Elle garde un excellent souvenir des cohortes de beaux pompiers qui se présentaient à sa station !
« On me demandait si ça me faisait drôle de piquer des gens à titre de vétérinaire, et je leur répondais toujours que ça me faisait surtout drôle de les toucher, tellement c’était devenu tabou », remarque Caroline Kilsdonk, conseillère au Groupe de recherche en épidémiologie des zoonoses et santé publique à l’Université de Montréal, qui a travaillé dans des centres de vaccination de la Montérégie cet hiver. « Ça faisait du bien de retrouver ce lien. »
La quinzaine de vaccinateurs contactés par L’actualité ont tous mentionné l’immense vague de reconnaissance qui a déferlé sur eux — certains citoyens pleuraient de joie et revenaient le lendemain avec des petits gâteaux. « C’était tellement touchant de voir débarquer dans les centres les aînés tirés à quatre épingles, comme pour une grande sortie, raconte Christiane Côté, une ergothérapeute de Blainville qui participe depuis avril à la campagne. Des messieurs nous faisaient des farces qu’ils avaient visiblement préparées avant de venir. La quantité de mercis qu’on a reçus ! »
Il faut dire que le personnel multiplie les attentions pour rendre l’expérience agréable, sachant que les seringues peuvent en terroriser certains. Musique douce, aromathérapie, zoothérapie, soutien psychologique — tout ce qui peut être fait pour vaincre les résistances est mis en œuvre. À Val-d’Or, une clinique aménagée dans une salle de curling offrait cet été des Mister Freeze aux ados, particulièrement apeurés par le vaccin. « Bien plus que les personnes âgées, qui en ont vu d’autres », a observé Francine Fournier, une infirmière retraitée de l’Abitibi fidèle au poste depuis janvier. Certains jours, ses collègues et elle s’arrachaient les civières tellement les gens tombaient dans les pommes. « Le plus drôle, c’est que ce sont surtout les six pieds baraqués qu’on ramasse. Comment peut-on être tatoué à la grandeur du corps et avoir peur des aiguilles ? »
Depuis la fin de l’été, le climat change toutefois sur les sites, car des citoyens s’y présentent désormais à contrecœur — pour conserver leur travail, par exemple. « On se fait dire : “Enwèye, shoote-le, ton crisse de vaccin !” » observe Louis Lejeune, un ambulancier de Trois-Rivières qui fait des tests de dépistage, vaccine la population et transporte des malades quasiment tous les jours depuis le début de la crise. Dernièrement, deux personnes qui s’étaient pointées à la clinique où il fait des injections ont offert 5 000 dollars chacune pour obtenir un faux passeport vaccinal — une proposition déclinée, bien sûr.
Malgré ces manifestations moins glorieuses de la nature humaine, Louis Lejeune retient surtout « l’exceptionnelle solidarité » qui s’est tricotée entre les professionnels impliqués dans la campagne — acupuncteurs, chirurgiens retraités, nutritionnistes… « On apprend à découvrir les compétences des uns et des autres, car souvent dans le réseau, les gens travaillent en silo et il y a des chasses gardées, des préjugés envers d’autres corps de métier. Mais là, les liens qui se créent sont très forts. »
Paul-André Gallant, président de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec et fier vaccinateur, espère que cette « belle interdisciplinarité » survivra à l’expérience de la campagne, car c’est ce qui permettra de désembourber le réseau, acculé au mur faute de main-d’œuvre. « On vient de démontrer ce qu’on peut réaliser quand on profite des aptitudes de chaque acteur dans le système. Bien des résistances sont tombées. »
Un point de vue partagé par le maître d’œuvre de cette opération historique, Daniel Paré, qui appelle les autorités à poursuivre le décloisonnement des professions et des tâches après la pandémie. Selon lui, cette ouverture a été l’ingrédient magique de la campagne — les gens étaient heureux d’y participer et ça produisait une « énergie positive » sur les sites qui amenait les citoyens à parler en bien de leur expérience, ce qui en incitait d’autres à y aller… « Sans ça, le taux de vaccination aurait peut-être été moindre, et la troisième et la quatrième vague auraient peut-être frappé plus fort. Ça a probablement sauvé des vies. »
Cet article a été publié dans le numéro de janvier-février 2022 de L’actualité.