L’espace comme si vous y étiez

Nous emmener dans des endroits inaccessibles au moyen de la réalité virtuelle, c’est la mission du studio montréalais Felix & Paul. Prochain rendez-vous : la Station spatiale internationale, grâce à une collaboration inédite avec la NASA.

Photo : Alexander Gerst / ESA via Getty Images

L’astronaute québécois David Saint-Jacques flotte devant moi. « On a une étrange désorientation dans l’espace du fait qu’il y a 16 levers et couchers de soleil par jour. C’est difficile de savoir quelle heure il est à moins de regarder sa montre », dit-il avant d’exécuter une pirouette. Nous sommes dans le nœud 1, un module de jonction de la Station spatiale internationale (SSI), qui fait entre autres office de coin-repas pour les astronautes. Je regarde autour de moi : la pièce est couverte de fils, de tubes, d’écussons des diverses missions et d’objets de toutes sortes, dont un tournevis accroché au plafond et des bouteilles de ketchup et de sauce piquante fixées à une table. 

J’ai l’impression d’être aussi en apesanteur, mais je suis assise sur mon canapé, un casque de réalité virtuelle sur la tête, à visionner un extrait exclusif de Space Explorers : The ISS Experience, six épisodes de 20 minutes réalisés par le studio montréalais Felix & Paul, en collaboration avec la NASA et le magazine Time. La série, actuellement en tournage dans l’espace, sortira à l’automne 2020, faisant suite à Space Explorers : A New Dawn, deux épisodes présentés au Festival du film de Sundance en janvier 2018, qui permettaient de suivre l’entraînement des astronautes avant leur départ pour la SSI.

Après d’intenses négociations avec la NASA, l’entreprise montréalaise cofondée par Félix Lajeunesse et Paul Raphaël, en association avec le producteur Stéphane Rituit, a envoyé une caméra 3D 360° à bord de la SSI en décembre 2018. L’objectif est de permettre au commun des mortels d’expérimenter en réalité virtuelle ce que seuls 565 astronautes ont eu la chance de vivre depuis les débuts de l’exploration spatiale, dans les années 1960. Un chantier ambitieux qui s’étale sur une année entière, dont je mesure la complexité quelques jours plus tard en assistant au tournage d’une scène avec l’équipe de Felix & Paul, dans une minuscule salle de conférence du Vieux-Montréal. 

Sur un écran, j’observe l’astronaute italien Luca Parmitano manipuler des cellules souches de mammifères afin d’étudier leur réaction à la microgravité — l’une des nombreuses expériences scientifiques menées à bord de la SSI. Sur un autre écran apparaît la même scène, cette fois fragmentée en neuf images — chacune saisie par une des neuf lentilles de la Z CAM V1 Pro —, lesquelles permettront de former une seule image qui englobera les spectateurs

« En ce moment, on est au-dessus de la Floride, à 417 km de la surface de la Terre, et on se déplace à une vitesse de 27 586 km/h », m’indique Sinan Saber, premier assistant à la réalisation, me faisant oublier que nous sommes toujours dans la salle de conférence et non à bord de la SSI. Il est interrompu par une communication de la NASA, transmise par le haut-parleur du téléphone. Sinan Saber appuie sur une touche de l’appareil et s’adresse à Jerry Mathew, à Houston, qui est ingénieur des opérations pour le constructeur astronautique Nanoracks. En plus d’être le principal interlocuteur de l’équipe de Felix & Paul pour communiquer avec les astronautes, Jerry Mathew sert aussi de traducteur du jargon militaire employé par la NASA. « Les astronautes sont notre équipe de tournage, explique Félix Lajeunesse : ils sont à la fois les directeurs photo, les techniciens de son, les coréalisateurs et les acteurs. Il faut être précis dans nos demandes. Leur temps est précieux », insiste le directeur de la création de 39 ans. 

Un des défis majeurs a été de convaincre la NASA qu’il était nécessaire de filmer les astronautes pendant de longues périodes, ne serait-ce que pour qu’ils oublient la caméra. « En réalité virtuelle, il n’y a pas de tolérance pour la mise en scène. On sent tout ce qui est factice, soutient Félix Lajeunesse. C’est pourquoi on tourne parfois pendant des heures pour ne garder qu’une ou deux minutes. » Il se réjouit que les astronautes se soient approprié le concept au point de filmer dans leur temps libre, ce qui a donné lieu à des scènes particulièrement authentiques ; « des archives extraordinaires autant pour notre série que pour l’exploration spatiale ». L’un des moments forts : lorsque David Saint-Jacques et l’Américaine Anne McClain sont revenus de leur première sortie dans l’espace. « Ils se sont entraînés pendant des années pour vivre cet instant. Filmer leur émotion, c’était magnifique. »

Salut, je m’appelle Paul, je viens de Montréal et j’ai quelque chose à vous montrer.

Cette série de réalité virtuelle représente un véritable exploit technologique. Les deux épisodes de Space Explorers : A New Dawn ont pour leur part été filmés sur la terre ferme, ou du moins dans l’atmosphère terrestre. Ils ont permis de tester l’équipement dans des environnements autrement exigeants, que ce soit à bord d’un jet T-38 ou dans le laboratoire de flottabilité neutre de la NASA, où les astronautes expérimentent des conditions semblables à celles de l’espace — l’une des caméras a d’ailleurs fondu en enregistrant de saisissantes images du lancement d’une fusée !

Felix & Paul Studios, qui comptent une soixantaine d’employés à Montréal et à Los Angeles, ont un service consacré aux caméras 3D 360° fabriquées sur mesure pour chacune de leurs aventures — à l’exception de celle envoyée dans la SSI, qui a seulement été modifiée par l’équipe. Ils ont à leur actif plus de 25 films de réalité virtuelle, dont une séance d’entraînement avec le joueur de basketball LeBron James, une virée nocturne à Détroit avec Eminem et une visite du Bureau ovale en compagnie de Barack Obama — qui leur a valu un prix Emmy. Ces œuvres ont en commun cette « présence », cette fameuse impression d’y être, que les deux complices, qui ont étudié le cinéma à l’Université Concordia, cherchent à reproduire depuis leurs débuts. « On a amené les spectateurs dans des endroits assez exceptionnels », se félicite Félix Lajeunesse. Mais selon lui, rien ne se compare au fait de transporter des milliers de personnes dans l’espace. Et, qui sait, peut-être même sur la Lune, si le partenariat avec la NASA se prolonge au cours des prochaines années.

La première fois que j’ai vu le travail de Felix & Paul, c’était il y a neuf ans, lors d’une fête privée donnée dans un appartement au pied du mont Royal. Il s’agissait d’une rue de Shanghai filmée en 3D, mais je me rappelle encore cette sensation d’y être. « C’était un tournant dans notre carrière », raconte Paul Raphaël, 38 ans, lorsque je lui évoque ce souvenir. Cette scène, les deux Montréalais l’ont filmée quand ils étaient en Chine pour présenter une installation au pavillon du Canada à l’occasion de l’Exposition universelle de 2010. À l’époque, ils gagnaient leur vie en réalisant des publicités, et ils investissaient une grande partie de leur argent et de leur temps libre dans ce genre d’expérimentations. « On tentait de reproduire la qualité immersive qu’on trouvait dans certains films qu’on aimait et de l’amplifier grâce à la technologie », m’explique Paul Raphaël, faisant référence au cinéma expérientiel de Yasujirō Ozu et d’Andreï Tarkovski, que son collègue et lui affectionnent particulièrement. « On a commencé à mettre au point nos propres caméras 3D, pas parce qu’il n’en existait pas, mais elles coûtaient une fortune et n’avaient pas toutes les fonctionnalités qu’on cherchait. »

Le véritable déclic s’est fait deux ans plus tard, en 2012, lorsque le fabricant de casques de réalité virtuelle américain Oculus (acheté depuis par Facebook) a lancé sa campagne de sociofinancement pour créer son prototype. Celui-ci était destiné aux jeux vidéos, mais Félix Lajeunesse et Paul Raphaël y ont vu une plateforme idéale pour présenter leurs films expérimentaux. Après avoir tenté pendant des mois de contacter la jeune pousse californienne, Paul Raphaël a acheté un billet d’avion pour Las Vegas, où se déroulait le Consumer Electronics Show, ce grand salon annuel consacré à l’innovation techno. Une fois sur place, il s’est rendu compte qu’Oculus n’y avait aucun kiosque, mais tenait plutôt des rencontres sur rendez-vous dans une salle privée. « À travers la porte vitrée, j’ai vu le fondateur, Palmer Luckey. Je me suis décidé à entrer et je lui ai dit : “Salut, je m’appelle Paul, je viens de Montréal et j’ai quelque chose à vous montrer.” » C’est ainsi que Strangers, la toute première expérience de réalité virtuelle cinématographique — qui met en scène le chanteur montréalais Patrick Watson —, s’est retrouvée en démo sur le casque Oculus Rift. 

Même si la réalité virtuelle demeure un média confidentiel — qui se limite généralement aux propriétaires de casques Oculus —, Félix Lajeunesse et Paul Raphaël comptent bien faire partager leurs aventures dans l’espace au plus grand nombre. La série Space Explorers sera notamment présentée dans le cadre d’une exposition qui visitera des musées partout sur la planète et, espèrent-ils, au Québec. D’ici là, les deux Montréalais continuent d’explorer les possibilités de nouveaux moyens technologiques pour raconter leurs histoires, que ce soit la réalité virtuelle interactive et en temps réel (par exemple, l’expérience Gymnasia, créée en collaboration avec l’ONF, a été présentée le printemps dernier au Festival du film de Tribeca avec des marionnettes géantes) ou encore la réalité augmentée mixte. Le défi qui les attend en 2020 ? Tourner à l’extérieur de la SSI, ce qui permettra au grand public d’avoir la sensation unique de flotter en apesanteur dans l’immensité de l’espace.