L’auteur est urgentologue, ex-chef du département de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal. Professeur titulaire à l’Université de Montréal, il enseigne, participe à des recherches en médecine d’urgence et intervient fréquemment sur les enjeux de santé.
Notre prodigieux cerveau est apte à mettre patiemment au point la plus grande aventure de l’histoire humaine, celle de la science et de ses infinies nuances. Mais il est aussi constamment aux prises avec ses propres limitations, comme sa propension à catégoriser en noir ou blanc.
En voici un exemple bien concret, le damier d’Adelson. Vous connaissez ? Sinon, je vous suggère d’interrompre quelques secondes cette très zen lecture et d’aller jeter un coup d’œil sur Internet afin de comprendre de quoi il retourne.
C’est fait ? Il s’agit donc d’une illusion particulièrement convaincante, dont le principe est fort simple : par un jeu d’ombre et de lumière appliqué sur un damier aux cases apparemment noires et blanches, le défi est de déterminer si les teintes de deux cases, A et B, sont semblables ou non.
J’écris « apparemment », parce que notre cerveau interprète tout. En réalité, il nous joue ici un sacré tour, la case « noire » et la case « blanche » étant plutôt d’un même gris. Étonnant, non ?
On peut formuler l’hypothèse que si le cerveau arrive à se convaincre facilement que deux cases grises identiques sont de couleurs aussi contrastées que le noir et le blanc, il nous mène encore plus loin en bateau dans l’univers abstrait de la pensée et des idées.
Pour le vérifier, il suffit de procéder à une petite expérience, que j’ai réalisée moi-même afin de m’en persuader, soit copier la case « noire » à l’ordinateur, puis la déplacer à côté de la « blanche »… et constater alors qu’elles sont effectivement indiscernables.
Ce n’est pas compliqué : si notre œil reçoit la même nuance de gris, le cerveau reconstruit la réalité perçue en fonction du contexte, jugeant dès lors sans appel que les cases sont différentes.
Dans ce jeu d’ombre et de lumière, l’objectif est apparemment que la perception des formes ne soit pas trop influencée par les ombres qui en modifient l’allure. Cela favorise la stabilité de notre perception du monde environnant, un point encore plus important s’il s’agit de lions plutôt que d’un simple damier, bien entendu.
Ce formidable cerveau, même pour quelque chose d’aussi banal que des cases, ne peut s’empêcher d’ajuster ainsi sa perception, transformant la nuance de gris en noir et en blanc, et reconstruisant par ailleurs tout ce qui lui arrive par les voies de nos cinq sens. Ces fonctions, toujours à l’œuvre afin de conférer une stabilité à ce qui nous entoure, comptent sur une incroyable capacité de calcul, qui intègre en temps réel une stupéfiante quantité de données.
Si cette impressionnante faculté d’interprétation est largement répandue dans les cerveaux humains, comme dans ceux des autres animaux, c’est qu’elle s’est modelée au fil des millénaires sur les besoins vitaux de l’adaptation. Elle est donc aussi développée aujourd’hui parce qu’elle nous a été jadis très utile, sélectionnée et sans cesse améliorée par les mécanismes souverains de l’évolution.
Vous l’aurez compris, cela ne concerne pas seulement la « banale » apparence physique du monde. De manière plus générale, notre cerveau interprète en effet constamment la réalité, pour le meilleur et pour le pire. Imaginez quel niveau d’interprétation — et de distorsion — est ainsi appliqué à des réalités moins immédiatement perceptibles, qui dépassent la sphère de la simple perception, comme une idée, un concept ou une conviction.
Certes, nous sommes souvent parfaitement convaincus de l’existence objective de ces « réalités », pourtant bien plus abstraites que les cases d’un damier, et encore davantage quand on parle de croyances, parfois si fortes et prégnantes que d’innombrables représentants de notre espèce ont donné leur vie pour les défendre.
On peut formuler l’hypothèse que si le cerveau arrive à se convaincre facilement que deux cases grises identiques sont de couleurs aussi contrastées que le noir et le blanc, il nous mène encore plus loin en bateau dans l’univers abstrait de la pensée et des idées, bien plus difficiles à définir et à cerner que la teinte des cases.
Sauf que beaucoup de nos perceptions, anecdotes, croyances, convictions politiques, etc. ne se prêtent pas à la validation scientifique, ce qui prévient dès lors toute tentative de trancher et nous laisse à la merci des distorsions que le cerveau impose. Et même lorsqu’une démonstration scientifique est possible, elle parvient rarement à contrer notre compréhension intuitive habituelle de la réalité, malgré la capacité sans égale de la science à la décrire.
Dans ce monde où nous cataloguons spontanément toutes choses en noir ou blanc et peinons à percevoir les nuances de gris, même si maîtriser les faits scientifiques est essentiel, cela reste insuffisant pour se convaincre de leur véracité. Ayons au moins l’humilité de le reconnaître pour nous améliorer.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de mars 2023 de L’actualité.
Très intéressante chronique!
Pour aider, vous auriez pu inclure les images de Wikipédia en citant la source, car ce sont des ressources « publiques ». https://fr.m.wikipedia.org/wiki/%C3%89chiquier_d%27Adelson
Aussi un détail important… Un organisme vivant ne s’adapte pas « biologiquement », seulement au niveau de son comportement et cela demeure limité aux organismes qui ont la capacité de modifier leur comportement. Sur le plan biologique, certains individus mutent au hasard et l’impitoyable sélection naturelle fait le reste…
Scientifiquement vôtre
Claude COULOMBE
Merci pour le lien, mais en général, il n’y a pas de liens dans les chroniques destinés à l’édition papier.
Pour ce qui est de l’adaptation, je parle bien de la modulation « au fil des millénaires » de la « faculté d’interprétation » décrite, qui suit les « besoins vitaux de l’adaptation ». Il ne faut pas comprendre cela comme une adaptation dirigée, mais comme le résultat de la pression évolutive qui favorise certains types de changements en fonction du milieu.
Bonne soirée et merci pour le commentaire.
Dr Vadeboncoeur (au nom de famille sublime ! Je l’envie…) cause de dissonances cognitives, bref ce que les anciens philosophes férus de certitudes appelaient « l’inlassable quête de la vérité ».
La croyance religieuse n’est pas une maladie, mais un infantilisme. Tant en méthode (pensée magique) qu’en allégations (les extravagances et les prescriptions contrôlantes).
Vite dit, mais confirmé par l’oeuvre de Normand Rousseau.
Le Dr Vadeboncoeur pourrait-il nous dire le fond de sa pensée sur cet archaïsme qui enchaîne tant de gens sur la planète ?
Causer de sujets explosifs demande un courage par delà l’audimat.
Bon succès Dr Vadeboncoeur !
Je n’ai pas parlé de la croyance religieuse, qui n’est pour moi qu’une des nombreuses expressions de la « fonction de croyance » propre au cerveau humain. Je n’ai jamais dit quoi que ce soit qui la caractérise comme « une maladie ». Au contraire, je constate sa grande prévalence et son universalité entre les cultures, ce qui donne à penser qu’elle repose sur des fonctions assez primaires que la plupart des cerveaux partagent. Résumé cela en affirmant que la croyance religieuse est un ‘ »infantilisme » ne veut pas dire grand-chose à mon avis. La croyance (dans son sens large) m’apparaît plutôt comme une caractéristique générale de notre manière d’appréhender le monde, qui trouve une expression particulière dans la croyance religieuse, voilà tout. D’un point de vue évolutif, il est assez probable que cette fonction de « crédulité », qui pousse à se faire (trop) rapidement une idée sur le monde environnant et à la partager avec les autres membres de notre espèce, a été fort utile pour permettre d’agir de manière cohérente. Je ne comprends pas trop par ailleurs vos commentaires à propos de « l’audimat » et du « courage » d’en parler, c’est pour moi un sujet comme un autre, dont j’ai d’ailleurs quelquefois abordé certains angles en ces pages. L’erreur serait plutôt de croire que le rationalisme est très largement partagé et une fonction dominante de notre cerveau, alors qu’il est constitué d’un rapport spécifique avec la réalité, qui commande de prendre une distance avec nos perceptions et « intuitions ». Bonne soirée.
Bon texte!
Si la vie en noir et blanc était utile pour ne pas lésiner trop longtemps devant le mammouth, on peut croire qu’aujourd’hui on dispose de plus de temps pour jauger les nuances. Il faut cependant compter sur des capacités d’abstraction minimales pour ce faire. Imaginer qu’on peut tuer quelqu’un dans 2 mois si on ne porte pas de masque en pleine pandémie de maladie respiratoire mortelle, demande certaines aptitudes que tous n’ont pas eu la chance d’acquérir. Ces trois dernières années nous ont fait vivre un bel exemple de fracture cognitive dans un public noir et blanc.
Ce n’est pas une question de temps. Je pense que de manière générale les gens surestiment le rôle de la rationalité dans notre compréhension du monde, sauf dans des domaines spécifiques comme la réflexion scientifique. Le problème est qu’on voit les biais cognitifs comme une altération du processus normal du cerveau qui serait rationnel, alors qu’en réalité, la rationalité doit se faire violence pour appréhender la réalité en-dehors des biais cognitifs habituels, qui me semblent occuper la plus large part de la pensée des gens. Bonne soirée.