Médicaments : pourquoi autant de ruptures de stock ?

Les pénuries de Tylenol pour enfants, de Ventolin, d’EpiPen, d’antibiotiques ou d’anticancéreux ne sont pas dues à la pandémie, mais à des lacunes dans la chaîne d’approvisionnement. Que faire pour protéger la population ?

Image source : Iryna Imago / Getty Images ; montage : L’actualité

Comment le Canada a-t-il pu tomber en panne de Tylenol pour enfants ? Cette question, bien des parents aussi inquiets que fâchés se la sont posée l’an dernier en courant de pharmacie en pharmacie. Qui est responsable ? Pourquoi a-t-il fallu des mois pour trouver une solution ? Et la prochaine fois, ce sera quoi ? Cette pénurie a fait beaucoup de bruit, car elle a touché une foule de gens, engendré énormément de stress et contribué à l’engorgement des urgences pédiatriques à une période critique.

Ce qu’on a moins entendu, c’est qu’au même moment, des dizaines d’autres médicaments, certains pas mal plus vitaux que le célèbre analgésique, ont manqué pour des enfants et des adultes, et que la situation n’était pas plus rose ailleurs dans le monde. 

Les pénuries de médicaments, bien plus fréquentes qu’on ne se l’imagine, ont commencé largement avant la COVID-19 et semblent sans cesse prendre de l’ampleur, touchant les pays riches comme les pauvres, avec des conséquences concrètes sur la santé des populations et sur les budgets, mais qu’on peine à évaluer. Selon le premier rapport détaillé de l’OCDE consacré au sujet, publié en mars 2022, leur nombre aurait augmenté de 60 % de 2017 à 2019, et la majorité d’entre elles ont frappé plus d’un pays à la fois. 

Depuis 2017, fabricants et importateurs de médicaments prescrits approuvés au Canada doivent noter dans un registre (penuriesdemedicamentscanada.ca) toute pénurie appréhendée ou réelle pour chacun des médicaments, en faire le suivi, indiquer la cause du problème et aussi, avec six mois d’avance, quels produits seront en rupture de stock. Si on se fie à ce registre, les trois quarts des produits reviendraient en moins de six mois.

En septembre dernier, pour la première fois, des chercheurs du fédéral ont analysé les données versées au registre, pour la période allant d’avril 2017 jusqu’à mars 2020. Et leurs résultats sont… renversants. « Plus de 8 500 rapports ont été déposés durant cette période, soit près de 8 par jour. Pour la seule année 2019, près du tiers des médicaments prescrits au pays — 29 % exactement — ont fait l’objet d’une déclaration », souligne Étienne Gaudette, professeur d’économie de la santé à l’Université de Toronto et analyste principal pour le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, qui a piloté cette étude. Aucun type de médicament n’est épargné. 

« Personne ne vérifie si les données rapportées sont exactes ou à jour, mais c’est quand même l’information la plus fiable dont on dispose dans le monde sur ce phénomène, car aucun autre registre n’est aussi détaillé », croit l’économiste. Selon l’OCDE, le Canada fait effectivement bonne figure pour répertorier ses ruptures de stock parmi les 14 pays analysés dans son rapport.

Une pénurie déclarée ne veut pas obligatoirement dire qu’on est à court d’un médicament. Plus de 9 fois sur 10, elle porte sur un médicament générique fabriqué par diverses entreprises pharmaceutiques, ce qui permet de le remplacer par un produit contenant le même ingrédient actif… s’il n’est pas en rupture de stock chez les autres fournisseurs. Les pharmaciens peuvent aussi jouer avec le nombre de pilules quand des dosages manquent. Ou sinon, opter pour un médicament de la même classe thérapeutique — par exemple en substituant un antibiotique à un autre. 

« Les substitutions multiplient les risques d’erreurs, créent de la confusion chez les soignants et les patients, engendrent parfois des effets indésirables ou une baisse d’efficacité qui forcent à reconsulter… On ne sait pas évaluer l’impact sanitaire et économique global de tout ça, mais c’est majeur »

Jean-François Bussières, chef du département de pharmacie au CHU Sainte-Justine

Certaines pénuries sont jugées critiques par Santé Canada en raison de leurs conséquences potentielles pour des patients ou pour le système de santé. Au moment d’écrire ces lignes, 28 médicaments figuraient sur cette liste dite de niveau 3 : on y trouvait notamment un anticonvulsivant et plusieurs antipsychotiques, un produit servant à traiter l’arythmie
cardiaque, un autre contre le glaucome, une demi-douzaine d’antibiotiques et un anticancéreux. Même si ces médicaments ne manquent pas forcément complètement, ou qu’on peut les remplacer, cela n’a rien de rassurant. 

À tout moment, quand le ministère fédéral de la Santé estime que les soins sont réellement menacés, il peut autoriser l’importation de produits qui n’ont pas été formellement approuvés au Canada (pour cause d’étiquetage non conforme aux lois linguistiques, par exemple), comme il l’a fait pour des traitements de soins intensifs au début de la pandémie, ou encore pour pallier les pénuries de Tylenol en 2022, de Ventolin en 2020 ou d’EpiPen en 2018. 


Au cours des 26 années qu’il a passées comme chef du département de pharmacie au CHU Sainte-Justine, où il exerce toujours, Jean-François Bussières assure ne s’être jamais retrouvé sans solution de rechange pour un patient. Mais le pharmacien, qui a vu les pénuries grimper en flèche depuis la fin des années 2000, se dit très inquiet des conséquences de ce phénomène auquel il a consacré plusieurs études. « Il y a 10 ans, gérer les médicaments manquants demandait 15 minutes par semaine au pharmacien responsable de chaque hôpital au Québec. On est rendus à un jour et demi par semaine, et ça ne cesse d’augmenter. »

Un simple dosage d’analgésique qui manque, par exemple, peut amener à revoir du jour au lendemain des dizaines de protocoles de traitement dans un hôpital. « Les substitutions multiplient les risques d’erreurs, créent de la confusion chez les soignants et les patients, engendrent parfois des effets indésirables ou une baisse d’efficacité qui forcent à reconsulter… On ne sait pas évaluer l’impact sanitaire et économique global de tout ça, mais c’est majeur », estime le spécialiste. 

Même son de cloche du côté de Benoit Morin, président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires et copropriétaire d’une pharmacie à Montréal. Chaque jour, il passe des heures à modifier ses commandes aux grossistes en médicaments, changer des ordonnances, rappeler des médecins, expliquer les changements aux patients et entendre leurs doléances. « C’est vraiment très lourd à gérer, et pendant ce temps-là on ne fait pas autre chose », regrette-t-il.

La Dre Jacalyn Duffin, hématologue retraitée de l’Université de Kingston, en Ontario, fut une des premières au Canada à attirer l’attention sur ce problème, à la suite du drame vécu par une de ses patientes, en 2010. « Cette femme de 50 ans m’a annoncé qu’elle voulait arrêter la chimiothérapie contre son cancer métastatique, car le médicament qui réduisait ses nausées n’était plus offert. J’étais sous le choc : comment un remède aussi efficace et très peu coûteux pouvait-il manquer ? Nous en avons essayé d’autres, mais aucun ne marchait aussi bien, et ma patiente est décédée avant que son médicament revienne. » 

Pour honorer sa mémoire, Jacalyn Duffin a créé un site Web (canadadrugshortage.com) où, en plus de diffuser ses propres analyses, elle collecte des articles publiés par des médias faisant état de pénuries et de leurs conséquences, des rapports d’experts et des études scientifiques, ainsi que des témoignages de personnes touchées directement. La variété des effets répertoriés est hallucinante : cascade d’ennuis de santé due à une substitution qui n’a pas fonctionné ; assureurs qui ne remboursent pas des substituts ; augmentation du risque de résistance des bactéries à cause du recours à des antibiotiques sous-optimaux ; multiplication des arnaques en ligne… 

La médecin dénonce la courte vue des gouvernements, qui tentent de régler les problèmes, mais « n’ont aucune idée du mal que font les pénuries. Et [qui] ne font pas assez d’efforts pour le savoir. Il y a beaucoup d’angoisses derrière ces pénuries, et parfois des morts », affirme la spécialiste.

Aux États-Unis, 9 des 11 médicaments nécessaires au traitement des leucémies des enfants ont été à un moment ou à un autre en rupture de stock entre 2009 et 2019. Les deux tiers des hémato-oncologues du pays ont signalé des conséquences pour leurs petits patients, selon une analyse parue dans la revue The Hematologist. Il faut dire que l’organisation du système de santé des États-Unis y exacerbe les effets des pénuries : il existe même un « marché gris » contrôlé par des entreprises qui spéculent sur les stocks pour les revendre à prix d’or aux hôpitaux ou aux soignants ! « En théorie, ce n’est pas possible au Canada, car le prix des médicaments est fixé par le gouvernement, mais on doit tenir ça à l’œil », prévient Jean-François Bussières, de Sainte-Justine. Bien souvent, le Canada est une victime collatérale des problèmes américains.

Même des substitutions en apparence ordinaires peuvent être problématiques. Pour une personne âgée prenant divers remèdes, une pilule qui change de couleur ou qui doit être prise en double peut s’avérer très perturbante et entraîner des erreurs. Pour bien des parents d’enfants allergiques, les pénuries constituent une source constante de stress, d’autant que les médicaments pédiatriques tendent à être les plus touchés. Pour les entreprises pharmaceutiques, concevoir des médicaments pour les enfants est plus compliqué et moins payant, ce qui fait qu’il y a souvent moins d’options que chez les adultes lorsqu’un produit vient à manquer.

Jessica Tremblay peut en témoigner. Son garçon de six ans est gravement allergique à plusieurs substances couramment présentes dans les médicaments, ce qui lui a déjà valu des séjours à l’hôpital. « Contre la fièvre, Liam ne tolère que le Tylenol en suppositoire, et il ne peut aussi prendre que du Biphentin pour traiter son TDAH sérieux », explique la femme de Belœil. Or, l’an dernier, les deux ont manqué ! « Pendant des semaines, on a vécu la peur au ventre. Heureusement, on avait une petite réserve de Tylenol. Et après de multiples démarches, notre pharmacien a pu stocker du Biphentin pour Liam pour trois mois. Mais c’est culpabilisant de savoir que ça prive d’autres enfants ! » raconte-t-elle. 


Différentes causes ont été avancées pour expliquer ces pénuries, sans qu’on sache trop lesquelles sont déterminantes. Comme d’autres, l’industrie pharmaceutique souffre de problèmes logistiques, empirés par le fait que ses chaînes d’approvisionnement sont particulièrement complexes. Dans un médicament, il y a un ingrédient pharmaceutique actif — un API, dans le jargon de l’industrie, tel que l’acétaminophène dans le Tylenol. Mais la production d’un remède nécessite aussi des excipients, qui permettent de le mettre en comprimés ou en liquide ; d’autres substances, comme des conservateurs ou des arômes pour masquer le goût ; un flacon, un bouchon, un emballage… 

Tout cela vient de multiples fournisseurs disséminés partout sur le globe, qui s’alimentent chez d’autres fournisseurs pour leurs propres matières premières — il faut des réactifs chimiques pour synthétiser l’acétaminophène et du verre de qualité pharmaceutique pour fabriquer les flacons. Les exigences réglementaires strictes limitent les possibilités de substitution en cas de pépin. « Si vous devez changer de plastique pour le petit disque de protection situé sous le bouchon d’un flacon et qu’il est écrit que le vieillissement de ce produit doit être testé pendant trois mois, alors c’est trois mois de délai », explique le pharmacien Jean-François Bussières. 

Au fil des ans, le Canada est devenu de plus en plus dépendant de l’étranger pour ses médicaments, comme tous les pays riches. « En 10 ans, la part des importations en pourcentage des dépenses pharmaceutiques est passée de 74 % à 93 % », dit le Dr Joel Lexchin, chercheur à l’Université York, en Ontario, qui a récemment publié une analyse très critique de la sécurité pharmaceutique du Canada. 

La situation est particulièrement grave pour les médicaments génériques. Même si beaucoup d’entre eux sont fabriqués au Canada, « leurs ingrédients actifs proviennent presque exclusivement de l’étranger, majoritairement de la Chine et de l’Inde », confirme Jim Keon, président de l’Association canadienne du médicament générique. Ces deux pays contrôleraient à eux seuls plus des deux tiers de la production d’API sur la planète. Dans le contexte géopolitique actuel, il y a de quoi s’en inquiéter. Les médicaments génériques représentent 73 % des ordonnances au Canada et même 80 % au Québec.

Alors que la demande mondiale de médicaments augmente, sous l’effet du développement de pays pauvres et du vieillissement de la population dans les pays riches, le nombre d’entreprises différentes diminue. Chaque API compte rarement plus de quatre fabricants dans le monde. « Les gouvernements ont mis beaucoup de pression sur les prix des génériques pour contenir les dépenses en santé. Les fabricants ont reporté la pression sur les fournisseurs d’API, qui ont réussi à baisser leurs prix en concentrant la production dans très peu d’usines, pour favoriser les économies d’échelle », explique Jim Keon. 

Bien des analystes indépendants croient eux aussi que le bas prix des génériques — il a diminué de 60 % au Canada depuis 2007, selon les données du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés — est une cause clé du problème à la grandeur du globe. 


La délocalisation a également entraîné un grand resserrement des normes qui encadrent la fabrication des médicaments. La Food and Drug Administration (FDA) a lancé le bal après qu’en 2008, la contrefaçon d’ingrédients utilisés dans une usine chinoise produisant de l’héparine (un anticoagulant) eut fait 150 morts et des milliers de malades aux États-Unis. 

« Avant, par exemple, on tolérait qu’un médicament devant contenir 100 mg d’un ingrédient actif en ait entre 90 et 110, puis on est passés de 95 à 105, puis de 97,5 à 102,5 pour que le produit puisse se garder plus longtemps », illustre le professeur Grégoire Leclair, spécialiste de la fabrication des médicaments, qui a travaillé dans plusieurs entreprises pharmaceutiques avant de se consacrer à la recherche à l’Université de Montréal. 

« On est aussi devenus beaucoup plus stricts sur des produits de dégradation qui peuvent se former au fil du temps dans un médicament, sous l’effet des variations de température ou d’humidité, ou de la lumière, et sur toutes sortes d’autres détails. Mais est-ce mieux de manquer de médicaments parce qu’on doit arrêter une usine ou tolérer un risque même infime dans la fabrication ? La question se pose de plus en plus », croit le spécialiste.

« Du jour au lendemain, on a manqué de produits critiques comme des anesthésiants dans les hôpitaux. Ça a été une crise terrible. »

Jean-François Bussières, chef du département de pharmacie au CHU Sainte-Justine

Le resserrement des règles a déclenché une véritable épidémie de pénuries. Le Canada a connu un électrochoc quand, en 2012, la FDA a forcé l’usine Sandoz de Boucherville à ralentir sa production de médicaments injectables parce qu’elle ne répondait pas à certaines normes. Elle fournissait alors 90 % du volume utilisé dans les hôpitaux canadiens. Comble de malheur, un incendie survenu peu après dans la même usine l’a forcée à un arrêt complet. « Du jour au lendemain, on a manqué de produits critiques comme des anesthésiants dans les hôpitaux. Ça a été une crise terrible », raconte Jean-François Bussières.

Selon plusieurs rapports, les problèmes de qualité chez des fabricants d’API seraient toutefois plus rares aujourd’hui, même s’ils n’ont pas disparu. En 2018, par exemple, toute l’Europe et l’Amérique du Nord ont manqué de valsartan, un antihypertenseur aussi prescrit après les infarctus, parce qu’une usine chinoise avait utilisé un solvant non conforme dans son procédé, qui avait laissé des traces d’un produit cancérigène dans les pilules. Une étude publiée en 2021 par des chercheurs canadiens révèle que la plupart des 160 000 Canadiens touchés par cette pénurie auraient été traités par une autre substance, ce qui a pu entraîner des effets indésirables, mais environ 1 patient sur 10 se serait retrouvé dépourvu d’option de rechange, sans qu’on sache si c’est parce qu’il avait refusé un médicament différent ou parce qu’il n’avait pas pu y accéder à temps.

D’après l’analyse d’Étienne Gaudette, du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, plus de la moitié des pénuries déclarées au Canada depuis 2017 viendraient d’arrêts de fabrication engendrés par d’autres causes, comme des bris d’équipements ou des erreurs humaines. 

« On investit beaucoup pour moderniser et robotiser nos usines, mais on n’est jamais à l’abri d’incidents », reconnaît Lisa Clark, directrice commerciale pour les produits injectables à Pfizer Canada, une entreprise pharmaceutique qui, comme bien d’autres, a déjà inscrit des centaines de pénuries au registre fédéral.


De plus en plus, il faut également compter avec les aléas climatiques, qui augmentent les risques qu’une usine clé soit frappée par une catastrophe naturelle. Les Américains l’ont appris à la dure quand, en 2017, ils ont manqué de solution saline pour les perfusions après qu’un ouragan eut endommagé l’usine de Porto Rico qui fournissait tout le pays.

Dans d’autres cas, c’est une hausse rapide et non planifiée de la demande pour un produit qui cause les ruptures de stock. Comme lorsqu’au début de la pandémie, les espoirs fous de guérison de la COVID-19 par l’hydroxychloroquine ont privé de ce médicament les personnes souffrant de polyarthrite rhumatoïde, pour qui il était vraiment nécessaire. « Plus tôt on a l’information sur les produits qui vont manquer, mieux on peut s’organiser afin d’assurer des approvisionnements pour nos patients qui en ont le plus besoin », explique le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires, Benoit Morin. « Mais c’est très délicat, car ce faisant, on risque de créer une pénurie artificielle. » Dès que des problèmes sont médiatisés, la demande explose. 

Comme dans tous les autres secteurs adeptes du « juste à temps », les stocks se sont effondrés au fil des ans dans l’ensemble de la chaîne de production et de distribution des médicaments, ce qui enlève de la marge de manœuvre en cas de pépin. « Il y a 30 ans, j’achetais le Ventolin par caisses et le stockais pour six mois, dit Benoit Morin. Maintenant, avec les commandes qui se sont beaucoup automatisées, j’en garde seulement quatre boîtes, et c’est partout comme ça ! » Il croit qu’il sera difficile de revenir en arrière pour les pharmacies de quartier. En raison des coûts élevés de l’immobilier, l’espace de stockage est devenu un luxe.


Malgré ce tableau très sombre, il y a de l’espoir. La pandémie a amené le sujet sur le devant de la scène et encouragé les gouvernements dans leur recherche de solutions. Ça commence à bouger. Mais, comme l’indique l’OCDE dans son rapport, de nombreux efforts sont encore requis pour bien comprendre les causes et l’étendue de ce phénomène aussi complexe qu’inquiétant, et s’y attaquer de manière efficace. 

« Une des clés pour minimiser les risques de ruptures de soins est la concertation de tous les acteurs concernés, pour qu’on puisse recueillir le plus d’informations possible sur l’état des stocks et prendre les devants », dit Dominic Bélanger, directeur des affaires pharmaceutiques et du médicament au ministère québécois de la Santé et des Services sociaux (MSSS). 

À Québec, sa petite équipe travaille quotidiennement à prévenir les effets de pénuries — en collaboration étroite avec l’Ordre des pharmaciens du Québec, l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires et d’autres associations, des experts cliniciens ainsi que les fabricants et distributeurs de médicaments —, pour suivre plus efficacement les approvisionnements, répartir au mieux les stocks disponibles, envisager des plans de repli vers d’autres produits, publier des lignes directrices pour les substitutions à l’intention des professionnels et faire du démarchage à l’étranger auprès de fournisseurs. Tous les acteurs impliqués le confirment : ça roule. « On a de la chance au Québec d’être une petite communauté, tout le monde travaille ensemble et on évite ainsi bien des problèmes », estime Bertrand Bolduc, de l’Ordre des pharmaciens.

Plusieurs modifications réglementaires sont destinées à faciliter la tâche. Par exemple, depuis 2021, les pharmaciens peuvent remplacer un médicament par un autre de la même classe sans avoir à consulter le médecin. Le gouvernement peut aussi temporairement autoriser la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) à payer des substituts, y compris des médicaments préparés directement par des pharmaciens à l’hôpital ou dans certaines officines plutôt que fabriqués par des industriels — ce qu’on appelle des préparations magistrales. « On remet notre sarrau d’apothicaire pour faire des gélules ou des suspensions à partir des ingrédients actifs, mais avec des normes un peu moins sévères et des durées de conservation plus courtes que pour les produits de l’industrie », raconte Bertrand Bolduc, dont la propre pharmacie est spécialisée dans ces préparations. 

À Sainte-Justine, les préparations magistrales évitent bien des problèmes, en permettant par exemple de fabriquer des médicaments pour les enfants à partir des formules adultes quand c’est nécessaire. 

Gérer les pénuries est toutefois de plus en plus lourd, à mesure que le nombre de ruptures de stock augmente.

Pour commander des médicaments à l’étranger, Québec doit attendre les autorisations de Santé Canada, qui mettent parfois du temps à arriver. En 2012, dans le but de faciliter la concertation, le ministère fédéral a créé le Comité directeur multilatéral sur les pénuries de médicaments, qui joue sensiblement le même rôle que le comité provincial. « Mais le fédéral a trois vitesses d’action pour pallier le problème : à l’arrêt, très lentement ou très, très vite, juge Bertrand Bolduc. Santé Canada parvient parfois à faire des miracles… mais à la dernière minute ! » Même si les médicaments contenant de l’acétaminophène ont commencé à manquer au printemps 2022, il a ainsi fallu attendre novembre pour que Santé Canada fasse venir des doses massives de l’étranger afin de regarnir les tablettes des pharmacies.

À Santé Canada, le porte-parole André Gagnon se contente de rappeler que « des règlements sont en place pour le signalement des pénuries de médicaments, l’importation exceptionnelle, la communication de renseignements relatifs à une pénurie et la protection de l’approvisionnement du Canada contre l’exportation en vrac de certains médicaments ». 

Dès qu’une pénurie de niveau 3 survient, « le ministère réunit les fabricants et leur donne des consignes pour maximiser les chances que les stocks soient suffisants partout », confirme Lisa Clark, de Pfizer Canada. 

Le Québec a maintenant une réserve ministérielle centralisée de médicaments névralgiques, par exemple pour les opérations ou les soins intensifs

Sa collègue Alexandra Peschlow, directrice des relations gouvernementales de Pfizer, estime qu’Ottawa, pressé par les provinces, est beaucoup plus proactif depuis quelques années. Selon elle, la situation au Canada n’est pas plus critique que dans d’autres pays riches. La division canadienne de la multinationale redirige d’ailleurs régulièrement des médicaments vers l’étranger pour soulager des pénuries, comme ce fut le cas quand toute l’Europe a manqué de lorazépam (un anxiolytique), en 2019.

Bon nombre d’acteurs réclament cependant que Santé Canada en fasse plus pour harmoniser ses stratégies et règlements avec ceux de la FDA et de l’Agence européenne des médicaments, par exemple pour faciliter les importations en urgence ou échanger de manière plus efficace sur les inspections des usines.


La pandémie a grandement aidé ceux qui réclament depuis longtemps qu’on garde davantage de médicaments afin de prévenir un coup dur. « Le Québec a maintenant une réserve ministérielle centralisée de médicaments névralgiques, par exemple pour les opérations ou les soins intensifs, et on a exigé des établissements de santé qu’ils rehaussent leurs stocks pour tous les médicaments », souligne Dominic Bélanger, du MSSS. 

À Sainte-Justine, Jean-François Bussières a poussé un gros ouf de soulagement et a retroussé ses manches pour trouver de la place ici et là et faire passer la capacité de stockage de médicaments de l’hôpital de 200 à 600 m2. (En Australie, le gouvernement a plutôt imposé en 2021 que ce soient les fabricants qui gardent de quatre à six mois de stocks pour des médicaments critiques.) « Même si la loi ne nous y oblige pas, c’est déjà ce que les entreprises de génériques ont en réserve pour la plupart de leurs produits au Canada », dit le président de l’Association canadienne du médicament générique, Jim Keon. 

Selon Bertrand Bolduc, de l’Ordre des pharmaciens du Québec, une partie du problème tient aussi aux politiques de retour trop strictes des grossistes, qui font que les pharmaciens hésitent à acheter de grandes quantités de produits d’un coup. 

Pour les médicaments utilisés dans les hôpitaux, les fabricants, eux, demandent avant tout de mettre fin à la règle qui veut qu’au Québec, seules une ou deux entreprises soient retenues lors des appels d’offres lancés tous les trois ans. Sachant qu’ils ne vendront rien au Québec pendant ce temps, les autres fabricants ne lui gardent pas de stock et ne peuvent donc pas compenser si un problème survient. « C’est certain que, comme les ententes sont basées sur le volume d’approvisionnement, ça coûterait plus cher à l’État, mais ça éviterait bien des ennuis », croit Jim Keon. 

Les entreprises tentent aussi de faire valoir que les prix des médicaments prescrits distribués dans les pharmacies, qui sont fixés par la RAMQ et les autres régimes publics d’assurance médicaments du Canada, devraient être indexés pour tenir compte de la hausse de leurs coûts. « Tout augmente dans les commerces, sauf le prix des médicaments qui n’a pas été revu depuis cinq ans ! Toute l’industrie des génériques en arrache avec l’augmentation des coûts de la main-d’œuvre et de l’énergie », s’insurge Jim Keon. Ce secteur, faut-il le préciser, est beaucoup moins profitable que celui des médicaments brevetés.

Aux États-Unis, la FDA a suggéré que des mesures incitatives soient proposées aux fabricants pour maintenir certains médicaments très peu rentables. Depuis 10 ans, de multiples changements réglementaires et organisationnels ont été apportés dans ce pays où le manque chronique de médicaments est considéré comme une crise nationale. Selon le bilan annuel que l’agence est tenue de publier, le nombre de pénuries jugées critiques y serait passé de 250 en 2011 à 41 en 2021.

En 2020, la FDA a établi une liste de 227 médicaments et équipements essentiels, une bonne pratique recommandée par l’Organisation mondiale de la santé, que le Canada n’a pas encore adoptée. « Dans notre liste, on devrait indiquer les médicaments critiques pour éviter la mort ou une morbidité élevée et ceux qui n’ont qu’un ou deux fabricants », croit Joel Lexchin, de l’Université York. 

En 2021, l’Union européenne a quant à elle lancé un vaste plan d’action mettant à contribution de nombreux acteurs et visant à acquérir plus de connaissances sur quatre questions clés : comment rendre les chaînes d’approvisionnement plus robustes ; quels sont les médicaments critiques et où sont-ils fabriqués ; quels sont les points de vulnérabilité et combien coûte leur gestion ; et quels travaux de recherche et développement sont à prioriser.

Nul besoin d’être un grand expert pour comprendre que la dépendance aux pays producteurs d’ingrédients actifs est un problème majeur. « La Chine et l’Inde ont une bombe entre les mains », résume Jean-François Bussières. Mais comment ramener la fabrication de ces produits plus près des patients ? Selon Joel Lexchin, il existe une multitude de voies financières et réglementaires pour y parvenir, et la pandémie a beaucoup incité les gouvernements à l’action, même s’il faudra encore quelques années pour en voir les effets concrets sur les pénuries.

Bien des détails concernant les négociations en cours restent derrière des portes closes, mais le vent tourne, au Canada comme ailleurs. L’Europe a marqué un gros coup en 2021 quand, aidée notamment par le gouvernement français, la multinationale Sanofi a créé une entreprise indépendante de ses activités, Euroapi, pour approvisionner toute l’industrie en ingrédients actifs à partir de six usines situées sur le continent. Euroapi, qui compte déjà des clients dans 80 pays, est aujourd’hui par exemple le seul fabricant de vitamine B12 hors de Chine. 


En 2022, Ottawa et Québec ont réussi à attirer l’entreprise Moderna au pays, pour qu’elle y produise des vaccins à ARN contre la COVID-19, et contre d’autres maladies comme la grippe et l’infection par le virus respiratoire syncytial, s’ils sont approuvés. L’automne dernier, Québec a aussi accordé 25 millions de dollars au fabricant québécois de génériques Pharmascience, qui va tripler sa superficie de production à Candiac, entre autres pour alimenter les réserves stratégiques. 

Québec investit également dans le long terme. En 2021, le gouvernement Legault a donné une subvention de 13 millions de dollars à l’Université de Montréal pour la mise sur pied d’un programme baptisé Médicament Québec, qui vise à accroître l’autonomie de la province pour la découverte, le développement et la production d’ingrédients actifs, en rassemblant chercheurs et industriels. 

L’initiative soutient notamment la mise au point d’une nouvelle technologie de synthèse chimique dite « en flux continu », qui pourrait simplifier la production d’ingrédients en la rendant moins coûteuse et plus facile à mettre en œuvre rapidement advenant une crise. Conçue par l’équipe du professeur André Charette, elle est à l’essai pour des substances critiques risquant davantage d’être en pénurie, comme le propofol, l’anesthésiant de base qui permet les opérations d’urgence.

En parallèle, son collègue Grégoire Leclair crée des prototypes de médicaments qui pourraient être fabriqués à partir de ces ingrédients. Son travail inclut le processus de contrôle de qualité et les analyses à faire pour qu’une entreprise québécoise puisse être autorisée par Santé Canada à les produire dans son usine. Il consigne chaque recette dans un gros document technique destiné à être mis à profit par l’industrie. 

« Dans le meilleur des mondes, on n’attendrait pas une crise du propofol pour en produire au Québec, mais ce sera tout de même une sécurité d’avoir ces recettes », dit Grégoire Leclair. Le chercheur élabore aussi des recettes de préparations magistrales pour des médicaments injectables ou des capsules et vérifie leur stabilité, pour que les pharmaciens puissent les fabriquer plus aisément et qu’on en tire le meilleur parti en cas de ruptures de stock. 

Dans son premier rapport sur les pénuries de médicaments, l’OCDE a mentionné de multiples autres solutions prometteuses mises à l’essai dans divers pays. Elle estime toutefois que seule une stratégie mondiale engageant tous les gouvernements ainsi que l’industrie de la fabrication et de la distribution des médicaments a une chance de venir à bout de ce problème. Jacalyn Duffin abonde dans le même sens. « Le Canada a tout ce qu’il faut pour prendre le leadership dans ce dossier. Alors, qu’est-ce qu’on attend ? »

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Bravo! Article très éclairant qui illustre le problème, ses causes et les solutions!
Il est temps de passer à l’action comme l’Europe qui montre la voie à suivre.
Merci!

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Je me demande jusqu’à quel point le fait de jeter les médicaments après un an (date de « péremption ») ne joue pas dans cette crise actuelle. Bien des produits sont très stables et ne se dégradent pas avant plusieurs années.

Mais les compagnies pharmaceutiques, en général, ne testent la stabilité de leurs pilules que sur un an, et elles ne peuvent pas garantir la stabilité sur un plus long terme. Les gouvernements ont exigé des dates de péremption et ces dates sont donc de un an pour une majorité de pilules.

Combien de pilules sont donc ainsi jetées alors qu’elles sont encore bonnes? Et jusqu’à quel point ces rejets affectent ou amplifient les ruptures de stock?
(SVP, notez cependant qu’il vaut mieux les garder dans des endroits frais et secs. Une salle de bain humide n’est pas la meilleure place pour garder des pilules.)

Michel Belley
Chercheur retraité en chimie médicinale

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Tout à fait d’accord. Un médecin m’a déjà donné des échantillons d’ « EMITREX » que j’ai jeté à la date d’expiration. Il m’a gentiment réprimandé. J’ai eu droit à un petit cours de pharmaco. Mais il faut faire attention! Se ne sont pas TOUTES les molécules qui ont la même stabilité.

Actuellement, ma pharmacie est en rupture d’un produit important pour moi: le chlorure de sodium de 1 gramme, et j’en prends 3 par jour, souffrant d’hyponatrémie. Au début du mois, je vais chercher mes médicaments, et on ne m’avise pas qu’il est rupture de stock, j’avais 29 capsules au lieu de 90 dans ma bouteille! Je fonctionne donc sur des capsules accumulées depuis des années, me levant parfois trop tard, donc en prenant 2 capsules au lieu de 3 cette journée-là. Je viens de téléphoner dans une autre pharmacie, et elle m’apprend qu’il leur en reste quelques-unes pour un autre patient, et qu’ils sont en rupture de stock de plusieurs médicaments, de façon épouvantable. Cela est complètement inacceptable, et c’est dangereux pour notre vie, et c’est également très stressant pour nous. Aidez-nous, afin que cela soit réglé, c’est vital!!! Que se passe-t-il au Québec? Je suis même en pleine bataille avec la RAMQ, pour recevoir un médicament d’exception contre l’ostéoporose sévère avancé pour mon âge réel, et qu’ils refusent depuis plus d’un an! Sans médicaments importants pour nous, on peut mourir!… C’est TRÈS IMPORTANT et URGENT que cela ne se produise pas.

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