L’année 2020 allait se montrer le bout du nez en ce 31 décembre, alors que sévissait un froid de canard au centre-ville de Toronto. Les 40 employés de l’entreprise BlueDot s’apprêtaient à rentrer à la maison pour fêter en famille ou entre amis lorsque leurs écrans d’ordinateur se sont mis à clignoter. Alerte.
Les épidémiologistes, médecins et ingénieurs informatiques de BlueDot ont recours à l’intelligence artificielle pour analyser chaque jour 100 000 articles de journaux et de magazines, textes de blogues, lettres médicales spécialisées, avertissements publics et autres alarmes de santé publique dans le monde, en 65 langues, afin de déceler les éclosions de maladies infectieuses.
Il s’agit parfois d’un murmure à l’autre bout de la planète, comme le simple courriel d’un médecin chinois invitant ses collègues à une réunion urgente, et mis en ligne sur un blogue spécialisé. Le 31 décembre 2019, des médecins des hôpitaux de la ville de Wuhan, en Chine, tenaient une réunion d’urgence à la suite de l’arrivée de nombreux patients atteints d’une forme inconnue de pneumonie. Les premiers malades avaient fréquenté le même marché public de fruits de mer de Huanan, mais le virus se répandait maintenant hors du cercle des marchands et des clients.
BlueDot a jugé l’information assez importante pour signaler la présence d’un nouveau virus à fort potentiel de contagion à ses clients dans le monde, notamment des ministères de la Défense, des agences de santé publique, des compagnies aériennes, des entreprises des secteurs agricole et alimentaire…
C’était une semaine avant que les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies des États-Unis ne repèrent ce syndrome, et 10 jours avant que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne porte à l’attention de la planète l’existence de ce nouveau coronavirus, le 9 janvier 2020 — virus qui serait plus tard nommé SRAS-CoV-2 et connu comme le responsable de la COVID-19.
Les spécialistes de BlueDot ont non seulement été les premiers à l’extérieur du cercle médical chinois à détecter l’émergence de ce virus, mais ils ont également prédit dans quelles villes, hors de Chine, il allait d’abord se répandre : Bangkok, Hong Kong, Tokyo, Taipei, Séoul et Singapour. Dans cet ordre.
Les experts de BlueDot ont procédé en suivant les déplacements par avion des passagers en partance de l’aéroport international de Wuhan pendant les jours qui ont précédé et suivi l’alerte du 31 décembre. Ils ont publié une liste des 20 villes les plus à risque dès le 14 janvier dans le Journal of Travel Medicine.
« Le plus important est de détecter rapidement une épidémie et d’anticiper sa trajectoire », explique Kamran Khan, président et fondateur de BlueDot, qui pratique toujours la médecine à un coin de rue de son entreprise, à l’hôpital St. Michael de Toronto. À la fin mars, lors d’un échange de courriels, il était d’ailleurs au cœur de la bataille contre le virus. « Je ne sais plus où donner de la tête ! » confiait alors l’épidémiologiste.
Comme le dit un proverbe chinois, « une crise est une occasion chevauchant un vent dangereux ». C’est l’épisode du SRAS — un autre coronavirus —, en 2003, qui a été le « vent dangereux » de Kamran Khan. Le spécialiste en maladies infectieuses revenait au Canada après avoir terminé ses études à New York lorsqu’il a dû affronter le débordement de l’unité des soins intensifs à Toronto, les centaines d’hospitalisations, les patients alités pendant des semaines à son hôpital, à la recherche de leur souffle. La ville en quasi-quarantaine, les 44 morts… « J’ai des collègues qui ont été atteints. Il y avait le stress de l’attraper et d’infecter les autres. Je me suis dit : plus jamais, il faut être meilleurs. »
En 2013, après 10 ans de recherche, Kamran Khan fonde BlueDot, dont la mission consiste à détecter les maladies infectieuses sur la planète et à anticiper leur propagation. « Je ne pensais jamais fonder une entreprise, mais je devais régler un problème », lance l’épidémiologiste, lauréat des Prix du Gouverneur général pour l’innovation en 2018.
Moins de 20 ans après la crise du SRAS, la planète est pourtant aux prises avec un coronavirus de la même famille. Le système public mondial de détection et de suivi des épidémies n’est toujours pas à la hauteur. « On ne peut tout simplement pas faire confiance aux gouvernements pour nous prévenir assez rapidement d’une épidémie », tranche Kamran Khan.
Certains pays ont un système de santé trop faible et des fonctionnaires lents et parfois trop incompétents pour transmettre l’information à l’OMS. Certains régimes, pour des raisons politiques ou économiques, préfèrent cacher une éclosion pendant plusieurs jours ou même des semaines. Les autorités chinoises ont d’ailleurs tenté de camoufler l’affaire au début, espérant contrer le virus sans ameuter la planète. Peine perdue.
La prise de conscience de Kamran Khan qui l’a conduit à fonder BlueDot il y a quelques années est maintenant un exercice planétaire. Se doter d’un système d’alerte mondial performant contre la propagation d’épidémies sera une priorité à la sortie de cette crise, prédit Aude Motulsky, professeure adjointe à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Trop de pays n’ont pas pris la menace au sérieux et ont tardé à réagir. « On aurait dû voir venir la crise et mieux se préparer », dit-elle.
L’intelligence artificielle et les multiples banques de données dont on dispose vont jouer un grand rôle dans la chaîne de prévention des maladies contagieuses. Et la technologie est prête.
À l’aide d’un algorithme qui compile des milliers de données en provenance de centaines de sources différentes, BlueDot surveille en permanence 150 maladies infectieuses et des dizaines de nouveaux syndromes partout dans le monde. Ses spécialistes en intelligence artificielle apprennent aux machines à trier l’information pertinente à travers tout le bruit émis sur la planète. Par exemple, savoir quand il est question dans les médias de l’anthrax, la maladie (c’est le nom anglais de la maladie du charbon), et non pas d’Anthrax, le groupe de heavy métal new-yorkais !
En 2016, BlueDot a prédit avec succès les villes où le virus Zika allait se répandre, d’abord à l’intérieur du Brésil, avant d’annoncer, six mois avant qu’il y fasse apparition, que le virus s’étendrait en Floride, aux États-Unis.
L’humain ne s’est jamais autant déplacé, ce qui favorise la transmission des maladies. Un virus, c’est comme un feu : s’il n’a pas de carburant, il s’éteint. Et le carburant du virus, c’est l’humain.
Pour arriver à de telles prédictions, les experts de l’entreprise ont répertorié les endroits où se trouvait le type de moustique susceptible de propager le Zika, et déterminé la température optimale favorisant sa multiplication à certaines périodes de l’année ainsi que les déplacements terrestres et aériens au Brésil, puis hors du pays.
« L’humain ne s’est jamais autant déplacé, ce qui favorise la transmission des maladies, explique Kamran Khan. Un virus, c’est comme un feu : s’il n’a pas de carburant, il s’éteint. Et le carburant du virus, c’est l’humain. »
En 2019, quelque 39 millions de vols ont déplacé 4,5 milliards de passagers sur la planète, un record — une hausse de 125 % depuis 2004. Des bases de données recensent l’horaire de ces avions et l’itinéraire de ces voyageurs. « On a maintenant la technologie pour comprendre les endroits à risque après l’éclatement d’une épidémie », dit Kamran Khan, dont la société utilise aussi les données de géolocalisation de 400 millions de téléphones cellulaires — anonymisées, précise-t-il — pour suivre les déplacements terrestres des habitants d’une zone infectée.
L’analyse de ces informations devrait permettre aux villes et aux pays sur la trajectoire d’une épidémie de mieux se préparer… et plus rapidement.
L’outil technologique mis au point par BlueDot permet d’accéder aux données du recensement dans un pays en particulier ainsi que de définir la capacité du système de santé à réagir à une crise sanitaire, de sorte que les autorités peuvent connaître les endroits à risque et prendre des mesures pour protéger les plus vulnérables. Des informations utiles en temps de pandémie, lorsque les ressources médicales sont rapidement débordées.
Depuis 2013, le ministère des Affaires étrangères du Canada est un client de BlueDot, à qui il a déjà versé près de 3,5 millions de dollars. C’est la Division de la sécurité mondiale qui a embauché l’entreprise pour l’aider à surveiller des éclosions suspectes de maladies infectieuses. L’idée a germé après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis. « On s’est doté d’un centre de surveillance des attentats terroristes, notamment des attaques biologiques. Quand une bombe explose ou qu’une attaque chimique a lieu, on sait qu’il s’agit d’une attaque terroriste et non d’un hasard, puisque c’est le résultat de l’action humaine », explique une source bien au fait du dossier au gouvernement fédéral. C’est moins évident, ajoute cette source, pour un virus ou une maladie. « Est-ce le hasard ou une attaque délibérée à l’arme biologique ? BlueDot nous aide à y voir clair, à anticiper. »
Le 31 décembre 2019, le ministère des Affaires étrangères du Canada a reçu l’avertissement lancé par BlueDot concernant un virus inédit à Wuhan, tout comme la plupart des pays asiatiques. La plateforme de BlueDot est très utilisée dans cette région du monde, où l’éclosion de nouvelles maladies est plus fréquente.
Les épidémies ne sont pas des malheurs qui frappent des civilisations au hasard, sans avertissement, affirme Frank M. Snowden, professeur d’histoire de la médecine à l’Université Yale. « Au contraire, toutes les sociétés produisent leurs propres vulnérabilités, que ce soit en raison de leur mode de vie ou de leurs priorités politiques », écrit-il dans son livre Epidemics and Society : From the Black Death to the Present, paru à l’automne 2019.
Notre monde, traversé de part en part par des centaines de millions de personnes chaque année — et strié d’interminables chaînes de production de biens et services allant de Guangzhou à Gaspé —, s’est révélé mal préparé à affronter cette pandémie. Sa grande force, l’interconnexion technologique et économique entre les pays, est rapidement devenue sa plus importante faiblesse lors de l’assaut viral.
Il est temps que la collaboration planétaire grimpe d’un cran en matière de santé et de prévention des maladies, comme ce fut le cas dans les dernières années sur le plan de l’intégration économique et technologique, estime Aude Motulsky, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
Des signes de cette entraide sont encourageants. L’OMS, souvent critiquée pour sa lenteur à réagir, a mis en branle de gigantesques essais cliniques simultanément dans divers pays pour trouver les médicaments les plus efficaces contre la COVID-19. Une collaboration mondiale sans précédent. À la chasse au vaccin, les scientifiques n’ont jamais publié autant d’articles savants en si peu de temps, au point qu’il faudra, d’ici la prochaine pandémie, apprendre à mieux en faire le tri pour départager rapidement la véritable avancée de l’étude anecdotique.
Il est temps que la collaboration planétaire grimpe d’un cran en matière de santé et de prévention des maladies, comme ce fut le cas dans les dernières années sur le plan de l’intégration économique et technologique.
En ce qui a trait aux choix politiques évoqués par Frank M. Snowden, la recherche fondamentale — celle qui permet à des chercheurs d’élaborer des embryons de vaccins parfois inutiles à courte échéance — a été négligée au profit de la recherche appliquée, davantage utile pour vendre des produits. Ce fut vrai au Canada pendant les années au pouvoir de Stephen Harper, mais également dans la plupart des pays occidentaux.
Au Québec, la pandémie a forcé les médecins et l’État à s’entendre pour adopter la télémédecine, un dossier qui traînait pourtant depuis des années. « On est en retard sur bien des pays », dit Aude Motulsky.
Par exemple, le ministère de la Santé du Québec s’est replié sur ses vieilles habitudes du XXe siècle pour gérer le début de l’épidémie, en dirigeant la population vers une ligne téléphonique pour l’informer et faire un premier triage dans les demandes de dépistage. Une ligne 811 rapidement débordée d’appels, avec des délais d’attente interminables.
Or, dans de nombreuses régions du monde, les autorités ont d’abord invité les citoyens à remplir sur Internet un formulaire interactif dans lequel ils devaient répondre à quelques questions sur leur état de santé et leurs récents déplacements. En fonction des réponses, l’outil Web recommandait de passer un test de dépistage ou non, ce qui a évité de saturer les lignes téléphoniques et a accéléré l’aiguillage des gens présentant des symptômes. En Colombie-Britannique, dans la première semaine de la mise en ligne, du 11 au 17 mars, plus de 250 000 personnes ont rempli le formulaire interactif de cinq questions. « Au Québec, nous aurions dû avoir ce type d’outil en ligne dès le début », affirme Aude Motulsky.
Même scénario pour les téléconsultations. Le premier ministre François Legault a déclaré lors d’un point de presse, début mars, qu’il était urgent de réduire le nombre de patients qui se déplaçaient afin de désengorger le système de santé et de limiter la propagation. « Tout ce que vous êtes capables de faire par téléphone, faites-le ! » a-t-il lancé aux médecins de famille.
La Fédération des médecins omnipraticiens du Québec a négocié en vitesse avec la Régie de l’assurance maladie le remboursement des téléconsultations, qui est accordé depuis le 16 mars dernier… mais seulement pour la durée de l’urgence sanitaire en cours.
En deux semaines à peine, 30 % des médecins spécialistes et 12 % des médecins de famille ont été en mesure de faire des consultations à distance. Comme quoi quand on veut, on peut. « Au sortir de cette crise, nous aurons transformé le réseau de la santé pour le bien de la population. Nous aurons un Québec différent », soutient la ministre de la Santé, Danielle McCann.
Toute l’organisation est à repenser, explique Aude Motulsky. « Il faut déplacer le service vers le patient, alors que notre système est construit autour du patient qui se déplace d’un endroit à l’autre. C’est un gros changement, mais il faut que ça devienne permanent. »
En deux semaines à peine, 30 % des médecins spécialistes et 12 % des médecins de famille ont été en mesure de faire des consultations à distance. Comme quoi quand on veut, on peut.
Comment se fait-il, par exemple, qu’en pleine pandémie, les autorités demandent aux gens qui présentent des symptômes de se rendre dans une clinique, au risque qu’ils infectent d’autres personnes sur place ou lors de leur trajet, plutôt que d’avoir des unités mobiles de dépistage qui iraient dans les maisons ou dans certains quartiers précis, ce qui limiterait les déplacements ? « Ce serait optimal, et ça se fait en Europe », dit Aude Motulsky.
D’autres autorités utilisent à profusion les consultations en ligne ou par vidéoconférence. En France, à la mi-mars, l’État a levé toutes les restrictions pour les téléconsultations, de sorte que les Français peuvent se connecter à n’importe quelle plateforme numérique déjà en place, se créer un compte et solliciter un rendez-vous par vidéoconférence avec le premier médecin disponible.
Si la crise actuelle donne un coup d’accélérateur à la télémédecine, le gouvernement devrait également encourager l’utilisation de tous les gadgets électroniques que nous possédons à la maison afin d’aider les médecins à poser des diagnostics plus précis. Sans s’en douter, bien des gens ont dans leur poche presque l’équivalent de l’arsenal de l’infirmière du triage aux urgences !
Les applications de nos téléphones ou de nos montres connectées peuvent, grâce à leurs capteurs, en révéler beaucoup au médecin traitant. Les montres Fitbit et Garmin prennent notre rythme cardiaque ; l’Apple Watch ajoute nos heures de sommeil ; le moniteur Spire Stone nous informe de notre capacité pulmonaire ; les produits iHealth, de notre pression artérielle ; le bracelet Embrace, de notre température corporelle… Utiliser ces ressources pourrait accélérer la prise en charge des patients et faire gagner du temps à un système qui en a bien besoin, surtout en cas d’épidémie, juge Aude Motulsky. Ces appareils sont d’ailleurs de plus en plus précis.
La pandémie de coronavirus constitue une crise sanitaire sans précédent à l’ère moderne, mais dans ce drame, l’humain est relativement chanceux, estime Pascale Brillon, directrice du Laboratoire de recherche Trauma et résilience, également professeure au Département de psychologie de l’UQAM. « C’est du sérieux, mais on peut aussi le voir comme une grande répétition. Si nous sommes frappés un jour par un virus avec un taux de mortalité de 50 % ou 60 %, il faudra être drôlement prêts à réagir », dit-elle.
Mieux détecter, mieux prévenir, mieux collaborer, mieux soigner. La crise de la COVID-19 est un laboratoire en temps réel pour les épidémiologistes, les experts en santé publique et les scientifiques de la planète. « Ce qu’on apprend nous rend plus forts et plus agiles, rappelle Pascale Brillon. Il faut se demander ce qui va rester de positif, pas juste ce qu’on a perdu. »
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Cet article a été publié dans le numéro de mai-juin 2020 de L’actualité.
Enfin, un pont de vue original sur la crise du COVID.
La lenteur de nombreux pays à réagir à cette crise, est inexcusable maintenant qu’on sait que les signes précurseurs étaient visibles le 31 décembre.
Excellent article. Je ne connaissais pas BueDot. Je suis étonnée de constater que le 31 décembre 2019, Affaires mondiales Canada a été prévenu par BlueDot, auquel il est abonné depuis 2013, de ce qui circulait à Wuhan. C’était la veille du Jour de l’An, mais il aurait vraiment fallu être plus vigilant et proactif, notamment pour prévenir le gouvernement du Québec. Merci.