L’auteur est urgentologue. Professeur titulaire à l’Université de Montréal, il enseigne, participe à des recherches en médecine d’urgence et intervient fréquemment sur les enjeux de santé. Il est aussi conseiller médical et scientifique à l’Institut de la pertinence des actes médicaux.
Un important guide canadien traitant du dépistage des risques de fracture de fragilisation est publié aujourd’hui dans le Journal de l’Association médicale canadienne par le très rigoureux Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs.
Il s’agit d’une (petite) révolution, parce que le dépistage systématique chez les hommes et les femmes de moins de 65 ans n’y est plus recommandé. Et parce qu’on ne suggère plus de mesurer d’emblée la densité osseuse à l’aide d’examens radiologiques.
Deux changements substantiels dans la pratique médicale, qu’il est essentiel de bien comprendre.
Évaluer le risque de fracture de fragilisation
On parle de fracture de fragilisation quand « l’os se brise durant une activité normale ou lors d’un incident mineur qui n’entraînerait généralement pas de fracture chez un adulte en santé ». Les plus courantes sont les fractures de la hanche, de la colonne vertébrale et des poignets.
Dans le nouveau guide, l’idée n’est plus tant de dépister l’ostéoporose que d’évaluer le risque de fracture lui-même.
La distinction est importante, parce que souffrir d’ostéoporose n’est pas en soi un problème si cela ne mène pas à des fractures ; ce sont elles qui causent les douleurs et affectent l’autonomie. Elles peuvent même, dans le cas des fractures de la hanche, augmenter la mortalité.
Dépister pour modifier le risque
Mesurer un risque ne prend tout son sens que si on peut le corriger, car disposer d’un traitement dont l’efficacité est démontrée est tout aussi important.
Dépister ce risque sans pouvoir le corriger est en effet peu pertinent et vient avec son lot d’effets négatifs potentiels, par exemple l’anxiété suscitée par un diagnostic sans solution ou encore une certaine stigmatisation.
La docteure Guylène Thériault, médecin de famille de l’Outaouais, autrice principale du nouveau guide et membre du groupe d’étude canadien, a rappelé, lors de la présentation de l’ouvrage, qu’il faut prouver scientifiquement l’effet favorable d’un dépistage et des traitements qui s’ensuivent avant de les recommander à grande échelle. « Les fractures de fragilisation peuvent réduire de beaucoup la qualité de vie d’une personne plus âgée. Pour les femmes de 65 ans et plus, des données crédibles indiquent que le dépistage peut changer les issues cliniques. Étonnamment, on offre pourtant le dépistage à des femmes plus jeunes et à des hommes, malgré l’absence de bénéfices démontrés », a-t-elle déclaré.
La proposition de ne plus faire de dépistage chez les hommes repose justement sur l’absence de preuve que les traitements diminueraient le risque de fracture dans ce groupe. Quant aux femmes de moins de 65 ans, la recommandation repose sur l’absence de preuve d’efficacité de ce dépistage.
Faire intervenir la personne dans la décision
Le guide doit être applaudi pour avoir mis le public à contribution à chaque étape, depuis l’acceptabilité des recommandations jusqu’à la création des outils de communication, ce qui reflète la nécessité que les décisions soient partagées entre les cliniciens et leur clientèle.
À cette fin, le groupe propose un outil Web simple d’utilisation, intégrant le questionnaire FRAX et permettant au médecin d’illustrer clairement le risque réel de fracture.
Cet outil donne la possibilité au médecin de mieux discuter avec ses patients du risque individuel de subir une fracture de la hanche ou toute autre fracture de fragilisation.
Les avantages… et les risques
Allons-y avec un exemple concret.
Soit une femme de 67 ans mesurant 1,65 m et pesant 68 kilos, sans autre facteur de risque. Son risque de fracture est de 9 sur 100 sur une période de 10 ans, dont 1 sur 100 pour une fracture de la hanche.
Autrement dit, parmi 100 femmes semblables, 9 souffriront d’une fracture de fragilisation, y compris une fracture de la hanche. L’image suivante, qui provient de l’outil, illustre clairement ces nombres.

Une fois ce risque établi, il s’agit de décider, par une discussion avec le médecin, si un traitement médicamenteux serait souhaitable et souhaité.
L’outil montre que la prise continue de médicaments durant plusieurs années permettra à 2 femmes sur 100 d’éviter une fracture de fragilisation, sans toutefois réussir à prévenir la fracture de la hanche. On peut aussi voir que ce risque ne sera pas modifié par le dépistage et le traitement pour 98 d’entre elles.

Discuter des effets secondaires des bisphosphonates, les médicaments utilisés, est ensuite de mise. Ils restent mineurs, mais bien réels, et comprennent des désordres de la digestion, certaines éruptions cutanées, de l’eczéma, des maux de tête, d’autres douleurs et de rares cas de problèmes osseux plus sérieux.
Si, au vu de son risque et des effets de la médication, la femme envisage toujours un traitement, le guide suggère de réaliser à ce moment — et seulement à cette étape — une mesure radiologique de la densité osseuse, puis d’intégrer ce résultat au calcul global du risque, avant de prendre la décision finale.
Des effets larges
Bien appliquer ces recommandations aurait pour effet principal de réduire grandement le dépistage de routine chez les hommes et les femmes de moins de 65 ans.
Pour les femmes de 65 ans et plus, cela mènerait également à commencer la démarche avec le questionnaire FRAX, pour décider si un traitement médicamenteux est souhaitable ou non, avant de passer à l’évaluation de la densité osseuse.
La mise en œuvre des recommandations diminuerait donc les examens radiologiques de mesure de la densité osseuse, ce qui éviterait les surdiagnostics pour les gens qui ne risquent pas vraiment de subir de fractures et réduirait aussi la prescription de traitements dans les cas où ils n’ont pas fait leurs preuves. Ces surdiagnostics toucheraient de 120 à 200 femmes ménopausées sur 1 000.
Évidemment, l’approche permet également de sauver des ressources pour les réinvestir là où les gains sont réels et démontrés.
En cas de dépistage négatif, les auteurs indiquent d’ailleurs qu’il est probablement inutile de répéter la démarche pendant les huit années suivantes, à moins d’un changement des facteurs de risque.
Des discussions à venir
Ces recommandations, reflétant au mieux l’état de la science en 2023, diffèrent tout de même d’autres positions canadiennes, ce qui pourrait susciter certains débats.
Ainsi, Ostéoporose Canada suggérait en 2010 d’évaluer systématiquement par un test d’imagerie la densité osseuse chez toutes les personnes de plus ou moins 65 ans, chez les femmes ménopausées et chez les hommes de 50 à 64 ans à risque.
En 2022, la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada proposait aussi le dépistage par mesure de densité osseuse chez tous les adultes de 65 ans et plus et chez les femmes de moins de 65 ans à risque.
En appuyant des positions nettement moins intensives que ces précédentes recommandations, le guide risque de remettre en question les habitudes de pratique de nombreux médecins. Il reste donc à voir son effet sur le terrain.
Un guide reste un guide
Il demeure qu’en certaines circonstances, ce qu’on appelle le « jugement clinique » continuera à prévaloir sur les recommandations, ce genre de guide n’établissant jamais de conduite obligatoire.
Si le médecin perçoit qu’une personne constitue un cas particulier, par exemple en raison de certains facteurs de risque, il serait ainsi légitime de procéder à une mesure de sa densité osseuse et d’envisager un traitement, même en l’absence d’une preuve formelle de son efficacité.
Le nouveau guide devrait toutefois contribuer à l’amélioration de la pertinence des soins, un important concept en émergence, par la concentration des efforts de prévention sur les femmes de 65 ans et plus, soit celles qui bénéficieront vraiment des traitements éventuels.
Pour les femmes plus jeunes et les hommes, l’identification de facteurs de risque spécifiques et les conseils généraux pour atténuer le risque de fracture resteront de mise.
Au fait, il s’agit de faire de l’exercice régulièrement, de garder un poids santé, de ne pas fumer, de limiter sa consommation d’alcool et de travailler son équilibre. Ce qui prévient une foule d’autres problèmes que les fractures, on en convient !
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Article intéressant même si mes paramètres n sont pas ceux decrits : age 62 ans et pathologies chroniques et déjà fracture de la hanche sans pratique sportive. Y a t il une pratique prenventive encore utile à appliquer pour sur-eviter des os fragilisés,sachant que le c’est le sport ponctuel à la l’origine de ma fracture. J’ai lu qu’une fracture survenue augmente le risque d’autres?
dans l outil de calcul de risque de fracture de fragilité, les antécédents personnels de fractures de fragilisation sont tenus en compte et augmentent notre risque de “ casser” encore..
Il ne s’agit pas de n’importe quelle fracture. Voici la définition donnée dans le FRAX concernant le passé de fracture de hanche, que j’ai traduite: « Une fracture osseuse à l’âge adulte survenant spontanément ou à la suite d’un incident qui ne provoquerait pas la fracture d’un os chez un adulte en bonne santé. » Sans connaître votre situation, cela implique une situation où normalement il n’y aurait pas eu fracture. Par ailleurs, les pratiques préventives, dont le sport, demeurent pertinentes. Bonne suite et merci pour la question.
Un petit paragraphe de preventif sur 20 paragraphes de curatif.. c’est pas mal désolant de constater le biais de notre système de « santé » qui vise bien plus au bien être de ses membres que de maintenir la population en santé par une saine prévention. C’est bien dommage de voir tout ce talent mal utilisé.
La prévention n’était pas l’objet de ce texte, on ne peut pas traiter de tout dans un texte. Par contre, on est loin d’être dans le « curatif » ici. Le message principal des nouvelles recommandations est de faire moins de tests de dépistages inutiles, et de promouvoir une décision partagée avec les patientes pour le traitement potentiel. Par ailleurs, le texte n’a vraiment rien à voir avec « le bien-être » des soignants, puisqu’on parle d’une démarche de dépistage auprès des patients. Désolé, mais je ne vois vraiment pas le rapport. Peut-être pourrez-vous me l’expliquer.
Merci pour le commentaire et bonne journée à vous.
enfin un guide qui tient compte de literature basée sur “ l evidence based”.
les guides de pratiques des “ sociétés savantes” sont trop souvent basées sur des opinions d experts..
Vivement, l’intelligence artificielle pour appuyer le « jugement clinique ».
Tant que le patient ne s’est rien fracturé, ça ne le soustrait pas d’une ostéoporose. On peut vivre avec une hypothyroïdie ou un hypogonadisme depuis des décennies, ne pas avoir encore fait de chute ou vécu un autre événement circonstanciel par chance, ne pas fumer, ne pas boire et ne pas répondre aux critères.
Ce sont des tests de dépistage endocriniens qui ont initié mes traitement dans ma quarantaire. Dans l’ordre: 1- pour l’hypothyroïdie 2- pour l’hypogonadisme 3- ostéodensitométrie, en rétrospective pour mes côtes fêlées suite à des chutes à vélo. C’est l’hormonothérapie a renversé les choses, non pas des bisphonates (qui sont remis en cause). Lâchez nous avec l’exercice et le poids santé, c’est convenu.
Au fond, ce n’est pas nécessairement ceux qui ont un médecin de famille et qui le consultent qui ont besoin du dépistage…Est-ce ce qu’on parle encore d’épargnes sur le dépistage, ici?