Si je me souviens bien, c’était un soir de Noël occupé. Le vent faisait tourbillonner la neige contre les fenêtres de la salle d’attente où les patients s’entassaient. Certains dormaient, affalés sur les sièges ; d’autres discutaient ; quelques-uns gémissaient. Une petite fille pleurait.
Près de l’entrée, une grande femme éméchée s’engueulait avec sa voisine. L’agent de sécurité s’en était approché.
«Madame, s’il vous plaît.
– De que c’est, crisse ?
– Pouvez-vous parler moins fort ?
– Je vais… Tabouère!…»
La porte s’est ouverte avec fracas, laissant entrer un peu de neige et un gros homme haletant, serrant contre son torse un enfant enveloppé dans une couverture de laine.
«… Hey, bonhomme, t’es donc ben pressé, il faut…
– Tasse-toi !»
Il est passé devant elle en courant, a traversé le triage en trombe, puis ouvert — d’un solide coup d’épaule — les doubles portes menant au cœur de l’urgence.
Nous étions en train d’écrire nos dossiers quand l’homme a surgi derrière nous, titubant et à bout de souffle. Suzanne a poussé un cri et nous nous sommes retournés d’un coup.
«Il respire pas ! Faites de quoi !»
La couverture tombée dévoilait un enfant mou comme une chiffe, inconscient et le visage bleu. J’ai bondi pour le saisir.
«Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Je sais pas… Il toussait… On s’en venait vite, pis là, dehors, il pouvait plus parler et…»
Je l’écoutais en courant vers la salle de choc, suivi de l’équipe levée d’un coup.
«Johanne, tu vas t’occuper du père ?
– O.K.»
Johanne s’est retournée vers l’homme.
«Venez par ici, monsieur.
– Mais je veux rester avec lui !
– Venez avec moi, ils vont le soigner.
– Non, je veux le voir ! Mathieu !»
Mais elle l’avait fermement tiré par le bras, l’entraînant vers le couloir à côté.
Chacun prenait place autour de l’enfant maintenant couché sur la grande civière. Il devait avoir cinq ans. En quelques secondes, nous avons découpé son pyjama. Ses muscles respiratoires se contractaient toujours, mais sans effet : l’air ne voulait pas rentrer.
Nous avions deux minutes pour agir. Un corps étranger, une laryngite ou une épiglottite, on ne pouvait savoir.
«Appelez l’inhalo STAT ! Oxygène cent pour cent sur l’ambu. Une veine, vite. Gaz veineux. Et le moniteur.»
Tout le monde s’affairait comme des abeilles. Patsy installait l’oxygène. Louis, le second médecin de garde, s’était placé à la tête de la civière pour assurer la ventilation. L’inhalothérapeute arrivait à la course et avait jeté un coup d’oeil à l’enfant, puis ouvert d’un seul geste le kit de réanimation pédiatrique. Lyne palpait fébrilement les veines du bras. Michel venait de brancher le moniteur cardiaque.
«Le cœur est à cinquante !»
C’était lent, l’arrêt cardiaque menaçait. Le manque d’oxygène ne pardonnait pas chez les enfants. Louis tentait de ventiler au masque, mais sans succès. Je l’ai aidé à repositionner la tête, sans aucun effet. Arrêt respiratoire complet. Nous nous sommes regardés, inquiets.
«O.K., go.
– On sort deux tubes, 4.5 et 3.5. Pas de ballon les tubes.
– J’ai une veine !»
Lyne avait installé un gros cathéter au bras gauche.
«Parfait, donne-lui une atropine… zéro point deux milligrammes.»
Pendant que Louis glissait sous les omoplates une serviette pour enligner les voies respiratoires, l’inhalothérapeute complétait la préparation des tubes et du laryngoscope, dont il venait de vérifier l’ampoule.
«Tout est prêt.
– Oui… Non, pas de ballons, les tubes.»
J’ai remplacé Louis à la tête de la civière. Sans plus attendre, j’ai enfoncé la lame du laryngoscope au fond de la gorge de l’enfant. La lumière crue en illuminait l’intérieur, d’où ne parvenait aucun souffle. Mais l’épiglotte était intacte : c’était donc plus bas.
J’avançais doucement la lame, soulevant délicatement les tissus. De côté, on pouvait voir le menton se soulever et le cou se gonfler sous la poussée. Le larynx m’est apparu. Il était rouge, enflé et serré, avec des cordes vocales deux fois plus grosses que la normale.
«Une laryngite. Il y a de l’oedème en masse… Je suis pas sûr que…»
L’inhalothérapeute m’a tendu le tube pendant que Louis palpait le bras.
«Le cœur est à trente et on perd le pouls. On masse ! Épi zéro point deux.»
Il fallait faire vite. Pendant que Lyne donnait l’épinéphrine et que Michel commençait à masser, j’ai saisi le tube et poussé doucement pour traverser les cordes vocales.
«Ça bloque ! Arrêtez le massage une seconde.»
Mais rien n’y faisait. Le tube butait sur les cordes.
«Ça passe pas. Préparez le tube 3.5. L’anesthésiste est là? Sortez le kit de crico.
– Appelez l’anesthésiste !»
Si on ne pouvait l’intuber, il faudrait percer la membrane au-dessus de la trachée avec un cathéter et brancher l’oxygène pur, une manœuvre risquée que je n’avais pratiquée jusque-là que sur des modèles animaux.
J’ai remis le laryngoscope au fond de la gorge. En branchant la succion, quelqu’un a accroché des tiges de soluté qui sont tombées contre le mur avec fracas.
«Excusez…»
J’ai de nouveau tiré vers le haut.
«Il est juste là, mais c’est enflé de partout… Tube !
– Tube 3.5.»
Le petit tube, conçu pour un bébé, pourrait traverser plus facilement.
«Envoye, tu vas passer… Sacrament !»
Mais j’avais beau tourner, glisser, repositionner : il butait toujours contre les cordes vocales, même si l’enfant était maintenant complètement inerte.
«Ça veut pas! Préparez… un tube 2.5.
– Le cœur est à vingt !
– Avez-vous le kit à crico ?
– Je finis de le préparer.
– Le père veut venir le voir.
– Tantôt. Tu essaies, Louis ?
– O.K.»
Je me suis tassé sur le côté pour laisser Louis prendre ma place.
«On masse encore. Plus vite.»
Louis a replacé le laryngoscope au fond de la gorge.
«O.K., je le vois bien ! Tube !
– Tube 2.5.»
Celui tendu par l’inhalothérapeute était minuscule, conçu pour les prématurés. S’il ne passait pas, je tenterais une cricothyrotomie. Ayant déjà localisé les repères, je disposais le matériel. J’en avais des sueurs froides. Mais l’enfant était maintenant grisâtre, dans quelques secondes, je devrais agir.
«L’anesthésiste est arrivé ?
– Il est pas dans l’hôpital !»
Louis peinait à passer le tube.
«C’est serré. Aide-moi.»
J’ai appuyé doucement sur le larynx pour l’abaisser un peu.
«O.K…. C’est mieux. Plus à droite. Arrêtez de masser.»
J’ai poussé légèrement le larynx vers la droite. Louis tournait le fin tube dans un sens et dans l’autre. Le massage cardiaque étant interrompu, c’était maintenant le silence dans la pièce, sauf pour le moniteur cardiaque, qui envoyait son «bip» de plus en plus lentement. On aurait dit que le temps s’immobilisait.
Soudain, on a perçu comme un bref sifflement.
«Je pense que je l’ai !»
J’ai alors senti sous mes doigts le tube glisser dans le larynx, que je maintenais immobile.
«Ça passe !
– On masse ?
– Non, attends !»
Louis tenait fixement le précieux tube, tandis que l’inhalothérapeute poussait l’oxygène.
«Ça ventile !
– Vas-y doucement, oxygène cent pour cent.»
Tout le monde observait la cage thoracique, qui commençait à s’élever et à s’abaisser. J’ai ausculté l’estomac : rien. Puis les poumons : l’air rentrait bien. Le tube était à la bonne place. Dix tonnes de moins sur les épaules.
C’est alors que s’est opéré le petit miracle.
D’abord le cœur : en moins d’une minute, sa fréquence est repassée au-dessus de cent, pour grimper ensuite à près de deux cents, un rythme approprié dans ce contexte extrême.
«On a un pouls !»
Un frisson m’a traversé le dos. Lyne est sortie pour annoncer la nouvelle au père.
Le visage de l’enfant reprenait des couleurs. Sur le fond grisâtre des joues apparaissaient des ombres roses, d’abord discrètes, puis de plus en plus vives. Au bout de 30 secondes, le garçon a commencé à respirer spontanément, puis à bouger les bras.
Il a ensuite ouvert les yeux. Émergeant du coma, d’abord indifférent, puis apeuré en nous apercevant autour de lui. Patsy tentait de le rassurer en lui expliquant la situation.
«Donnez-lui 2 milligrammes de Versed, tout de suite. Pression ?
– Quatre-vingts sur cinquante.
– Fixez le tube, je vais voir le père.»
L’enfant s’est de nouveau calmé. Je suis sorti de la salle de choc, trempé. Le père était dans le couloir à côté, assis sur une chaise, agité et anxieux. Lyne lui parlait doucement. Je me suis assis en face, j’ai pris une grande respiration… et je lui ai souri.
Mon sourire ne pouvait signifier qu’une seule chose. L’homme l’a bien compris. Il est resté une seconde immobile, puis il s’est plié en deux, comme s’il allait vomir. Il pleurait.
«Il va s’en sortir.
– Il… Il respire ?
– Oui, ça va mieux. Il a commencé à se réveiller, c’est bon signe.
– Est-ce qu’il… va être correct ?
– On pourra pas le dire tout de suite.»
L’homme se prenait la tête entre les mains.
«Maintenant, vous allez pouvoir le voir. Donnez-nous une minute et on vient vous chercher.»
Je lui ai mis la main sur l’épaule une seconde, puis je suis retourné dans la salle de choc. Louis en sortait et se dirigeait rapidement vers une salle d’examen où une femme éméchée gesticulait, donnait des coups de pieds et crachait au visage du personnel qui tentait de la maîtriser.
«Tu as réussi. Bravo.
– On a réussi.»
L’enfant a été transféré plus tard à Sainte-Justine en ambulance.
Je ne l’ai jamais revu.
*
Quelques jours après le nouvel an, je parcourais distraitement mon courrier avant de commencer mon dernier quart avant mes vacances. Au milieu des innombrables rapports de radiographies, j’avais trouvé une petite lettre, que j’avais ouverte, intrigué. C’était une carte de Noël toute simple, qui racontait ceci :
«Mathieu est sorti de l’hôpital le 31 décembre, juste à temps pour fêter la nouvelle année. Il est de bonne humeur. Ses docteurs ont dit qu’il n’aurait pas de séquelles. Nous ne pourrons jamais assez remercier votre équipe.»
Un main d’enfant avait ajouté «MERCI» et dessiné, à côté, un bonhomme habillé tout en vert.
Je suis monté à l’urgence deux marches à la fois, j’ai épinglé la petite carte sur le tableau de liège, puis je me suis dirigé vers le poste, saluant l’équipe. J’ai pris le premier dossier sur la grosse pile. Un homme dans la trentaine, souffrant d’une douleur au dos à la suite d’une chute sur la glace.
Quand je me suis dirigé vers la salle d’examen, je pense que je souriais encore.
*
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J’aime beaucoup vos récits d’hôpital, docteur. Quelle histoire émouvante! Merci pour ce cadeau de Noël. Joyeuses Fêtes et bonne année à vous!
Merci à vous et Joyeuses fêtes aussi.
Quelle belle histoire qui fait du bien à l’âme ….Joyeux Fêtes .. Joyeux Toubib…
aux yeux taquins…..
Un tube 2.5 à 20 kg le connecteur devait être dans la bouche ?