Non, votre téléphone intelligent ne nuit probablement pas à votre mémoire

L’idée selon laquelle nous oublions beaucoup de choses parce que nous comptons sur nos téléphones et ordinateurs pour s’en souvenir à notre place soulève quelques questions tenaces.

marchmeena29 / bagotaj / Getty Images / montage : L’actualité

L’auteur est communicateur scientifique pour l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill. Il est titulaire d’un baccalauréat en biochimie et d’une maîtrise en biologie moléculaire. En plus d’écrire de nombreux articles, il coanime le balado The Body of Evidence.

Connaissez-vous le numéro de téléphone de votre meilleur ami ? Dans les années 1990, j’avais mémorisé celui du mien, et je suis presque sûr que je m’en suis souvenu à l’instant même, après y avoir réfléchi une minute. Mais les numéros de téléphone que j’utilise aujourd’hui ? Ils ne se trouvent pas dans ma tête, mais dans mon téléphone.

La presse adore les titres alarmants au sujet de ce qu’on appelle l’amnésie numérique et des effets que notre dépendance excessive aux ordinateurs et à Internet pourrait avoir sur notre cerveau.  Un titre particulièrement extrême que j’ai déjà lu allait comme suit : « Vous vous souvenez comment on se sentait quand on se souvenait des choses ? », comme si le fait de posséder un téléphone intelligent nous transformait tous en Guy Pearce dans le film Memento, incapables de nous forger de nouveaux souvenirs.

Si l’on met de côté les discours alarmistes selon lesquels nos appareils nous rendent encore plus bêtes — ou, pire, qui soutiennent que la technologie engendre une « démence numérique », comparant l’utilisation d’Internet à un traumatisme crânien ou au type de déclin cognitif observé dans la maladie d’Alzheimer —, deux problèmes surgissent : une étude fondamentale difficile à reproduire et un terme à consonance scientifique inventé par des gens qui veulent nous vendre quelque chose.

Cela nous rappelle que, pour les questions importantes, il est utile de lire les sources primaires.

Je me souviens de l’origine de « l’amnésie numérique »

L’expression « amnésie numérique » désigne le fait d’oublier des informations que l’on pense qu’un appareil numérique, comme un ordinateur ou un téléphone intelligent, a stockées et mémorisées pour nous. Pourquoi nous souvenir d’une date d’anniversaire quand notre téléphone peut nous envoyer une notification le jour même ?

Cela peut avoir l’air d’un concept scientifique, mais en réalité, l’« amnésie numérique » est un exemple de relations publiques trompeuses. Imaginez-vous à la tête d’un fabricant de suppléments vitaminiques désireux d’augmenter ses revenus. Vous commandez un sondage demandant aux gens s’ils prennent des multivitamines tous les jours. Les résultats ? Soixante-dix pour cent des personnes interrogées répondent par la négative, et parmi celles qui en consomment, plus de la moitié admettent qu’il leur arrive d’oublier de le faire. Vous publiez un communiqué de presse sur ces résultats, les journalistes s’en emparent et, très vite, les gros titres annoncent que « la plupart des Canadiens ne prennent pas de vitamines » et que « même ceux qui en consomment oublient souvent de le faire. Êtes-vous l’un d’entre eux ? » Les lecteurs s’alarment et filent droit vers leur pharmacie locale. Les ventes de vos suppléments vitaminiques augmentent.

L’« amnésie numérique » est un terme inventé par Kaspersky Lab, une société de cybersécurité, à la suite de sondages qu’elle avait commandés. On a demandé aux gens s’ils utilisaient leur téléphone intelligent comme une forme de mémoire, s’ils pensaient en être plus dépendants que par le passé et, surtout, s’ils se servaient d’un logiciel antivirus ou s’ils faisaient des sauvegardes de leurs appareils numériques. Il s’avère que de nombreuses personnes comptent sur leurs appareils pour se souvenir des choses à leur place, mais croiriez-vous que « 58 % n’utilisent pas de logiciel antivirus et seulement 29 % sauvegardent les informations précieuses stockées sur leurs appareils », nous apprend le rapport de Kaspersky Lab, « risquant ainsi de perdre la majorité de leurs souvenirs s’ils devenaient soudainement inaccessibles en raison d’une perte, d’un vol ou d’une cybermenace » ? Devinez qui vend des solutions de cybersécurité pour les particuliers et les entreprises ?

L’« amnésie numérique », c’est l’art de créer un problème en posant les bonnes questions et en se présentant comme la solution.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter du fait que nous nous déchargeons d’informations importantes sur nos machines à penser. En fait, avant même que l’« amnésie numérique » soit imaginée, un article majeur sur ce qui allait être baptisé l’« effet Google » — un phénomène connexe par lequel nous oublions quelque chose parce que nous savons que nous pourrons le rechercher sur Google plus tard — avait paru.

Cette étude, qui a fait des vagues lors de sa publication en 2011, est devenue un exemple de la difficulté que pose un des aspects les plus importants de la recherche : essayer de reproduire les résultats.

Le diable est dans les détails

Selon un journaliste scientifique qui a écrit sur cet article au moment de sa publication, Betsy Sparrow a vécu une expérience trop familière qui l’a incitée à faire des recherches sur ce qui allait devenir l’effet Google. Cela s’est produit pendant qu’elle regardait le film Gaslight (Hantise en français, 1944), qui a inspiré le mot « gaslighting », c’est-à-dire le fait de manipuler psychologiquement quelqu’un pour qu’il remette en question sa santé mentale. Lorsqu’elle a vu l’actrice jouant le rôle de la femme de chambre, elle a eu un de ces moments où l’on se dit : « Oh, c’est cette actrice… quel est son nom ? » Elle l’a cherché sur son téléphone. Il s’agissait d’Angela Lansbury, alors âgée de 18 ans.

Elle a ensuite mené quatre expériences relatives à ce phénomène, dont les résultats ont été publiés dans cet article qui a fait date. La façon dont son équipe et elle ont procédé pour vérifier si les gens se tournent ou non vers Internet lorsqu’on leur demande de se souvenir de quelque chose semble un peu bizarre quand on l’explique. Les études de psychologie peuvent paraître très éloignées de la réalité, car les chercheurs tentent d’éliminer toutes sortes d’éléments susceptibles d’influencer les résultats afin de tester une relation précise entre deux variables dans un environnement de laboratoire. Sparrow et ses collègues n’ont pas demandé à leurs participants de regarder Gaslight et d’essayer de nommer les acteurs du film sans consulter leur téléphone. L’une des expériences consistait plutôt à réaliser ce que l’on appelle le test de Stroop. En termes simples, si j’écris le nom d’une couleur sur une feuille de papier, que je vous la montre et que je vous demande de la nommer, vous serez capable de le faire rapidement (« rouge ! »). Mais si le nom est imprimé dans une couleur différente — disons que le nom « rouge » est imprimé en bleu —, vous constaterez un léger retard parce que votre cerveau est attiré par la couleur de l’encre et qu’il a un peu de mal à faire face à cette incompatibilité. C’est le test de Stroop.

Les étudiants de premier cycle qui ont participé à la première expérience de Sparrow ont subi un test similaire. On leur a posé des questions anecdotiques du type de celles qui nous incitent à chercher la réponse sur Google. Ensuite, on leur a montré des mots imprimés en bleu ou en rouge et ils ont dû presser rapidement la touche correspondant à cette couleur. Quand le mot était lié à l’informatique (comme « écran », « Google » ou « fureteur »), ils appuyaient sur la touche un peu plus lentement que lorsque le mot n’avait rien à voir avec l’informatique (comme « Coca-Cola », « livre » ou « télévision »). Les scientifiques ont donc pensé que ces questions anecdotiques avaient incité les gens à vouloir accéder à un ordinateur, et que ces mots liés à l’informatique avaient attiré leur attention et provoqué un retard dans la tâche consistant à choisir la bonne couleur. D’autres expériences, sur lesquelles je reviendrai, ont amené les chercheurs à conclure, sur la base de ces preuves préliminaires, qu’Internet était devenu une forme de mémoire transactive. À l’instar d’un mari qui se tourne vers sa femme lorsqu’on lui demande de se souvenir de l’anniversaire d’un ami, nous recourons à Internet, affirment Sparrow et ses collègues, quand nous avons besoin de faire appel à notre mémoire. Nous ne nous souvenons pas de la réponse, mais nous nous rappelons où la trouver.

Les résultats scientifiques sont plus fiables lorsqu’ils peuvent être reproduits par une équipe indépendante, et il ne s’agissait là que d’une seule étude. En 2018, une équipe internationale de scientifiques a publié les résultats de travaux de grande envergure : elle a tenté de reproduire 21 études expérimentales en sciences sociales dont les résultats avaient été publiés dans les revues de premier plan Science et Nature. Elle a contacté les chercheurs à l’origine de ces études pour s’assurer qu’elle suivrait leur protocole à la lettre. L’équipe a obtenu un résultat similaire pour seulement 62 % des études qu’elle a essayé de reproduire, et l’ampleur de l’effet n’était en moyenne que la moitié de ce qui avait été rapporté à l’origine. L’une des études dont la reproduction a échoué est la première expérience de Sparrow.

Vous pensez peut-être que l’affaire est close. L’expérience de Sparrow n’a pas pu être reproduite, cela signifie donc que ses résultats sont le fruit du hasard. Malheureusement, les choses se compliquent.

L’équipe chargée de la reproduction de l’expérience n’a pas pu joindre Mme Sparrow et ses collaborateurs pour s’assurer que tous les détails du protocole étaient conformes. Les chercheurs doivent décrire leur protocole dans leurs articles, mais il arrive souvent que des détails manquent ou que la rédaction soit ambiguë. Lorsque les résultats de l’équipe de reproduction ont été publiés, Mme Sparrow a souligné qu’elle avait effectué son test de Stroop de manière légèrement différente. En outre, bien que son étude ait été publiée en 2011, les tests avaient été réalisés en 2006. Certains des mots liés à l’informatique qu’elle avait employés étaient « AltaVista » et « Lycos », des moteurs de recherche que les premiers utilisateurs d’Internet reconnaîtront à peine. En 2018, l’équipe chargée de la reproduction aurait dû choisir des mots plus pertinents. Deux ans plus tard, une équipe allemande a tenu compte des commentaires de Mme Sparrow et a également tenté de reproduire sa première expérience, et ses résultats n’ont pas montré le fameux effet Google.

Mais l’article de Sparrow faisait aussi état de trois autres expériences qui n’avaient rien à voir avec le test de Stroop. On avait demandé aux participants de transcrire des énoncés anecdotiques à l’ordinateur, et ils devaient s’en souvenir. Les chercheurs ont joué sur la question de savoir si le texte allait être sauvegardé ou effacé par l’ordinateur, et si les participants savaient à l’avance ce qui allait se passer. Les conclusions de ces tests étaient que le fait de savoir que l’ordinateur ne sauvegardera pas l’information renforce la mémorisation de celle-ci, et que lorsque l’information est enregistrée, les personnes ne s’en souviennent peut-être pas mot à mot, mais elles se rappellent le dossier dans lequel elle a été sauvegardée. En 2021, des chercheurs de l’Université de Californie à Santa Cruz ont tenté de reproduire cette partie de l’expérience de Sparrow, mais ils ont obtenu le même résultat uniquement lorsque les participants avaient d’abord été soumis à un exercice d’entraînement au cours duquel ils avaient pu constater que la fonction de sauvegarde de l’ordinateur était fiable. Le hic, selon ces chercheurs, c’est qu’il n’y avait pas d’exercice d’entraînement dans l’étude de Sparrow, alors pourquoi était-il nécessaire d’en faire un ici pour arriver au même résultat ?

Si vous soupirez de désespoir, vous comprenez le problème. La recherche scientifique n’est pas simple et les données préliminaires ne permettent pas d’obtenir des réponses fiables. L’étude de l’influence exacte de notre utilisation des technologies modernes sur notre mémoire et notre réflexion n’en est qu’à ses débuts, et les spécialistes ont du mal à suivre le rythme auquel évolue notre utilisation d’Internet. Ces expériences de laboratoire sont très éloignées de notre réalité. Nous nous souvenons des choses que nous trouvons intéressantes. Une anecdote comme « l’indicatif téléphonique international pour l’Antarctique est le 672 », qui a servi à l’étude de Sparrow, peut ne pas être considérée comme suffisamment captivante ou utile pour justifier un emplacement dans la banque de mémoire de notre cerveau. (La thèse d’une étudiante d’université a porté sur cette hypothèse. Elle a essayé de reproduire les résultats de Sparrow et n’a pas constaté que l’intérêt pour une déclaration avait une incidence sur la capacité de s’en souvenir, mais son test n’a été fait que sur 20 personnes.)

L’utilisation de l’appareil photo de notre téléphone pour immortaliser un événement auquel nous assistons a également fait l’objet d’études scientifiques, et il existe des données qui démontrent qu’elle peut nous distraire des odeurs, des sons et de l’expérience globale. Par ailleurs, nos souvenirs ne sont pas aussi fiables que nous aimerions le croire, et notre capacité à nous rappeler se dégrade souvent avec l’âge, de sorte que la possibilité de prendre des photos et de faire des vidéos à l’aide d’un téléphone intelligent peut se révéler une bénédiction.

Les préoccupations concernant l’utilisation que nous faisons des technologies modernes sont justifiées, mais nous ne devrions pas céder à la panique morale. Certains de nos ancêtres s’inquiétaient des tablettes de cire et des presses d’imprimerie, et de la façon dont ces nouvelles technologies pouvaient, selon eux, ravager notre mémoire. Même si l’effet Google est courant, il s’agit peut-être plus d’une adaptation que d’une dévolution. Avons-nous besoin de mémoriser des numéros de téléphone ? Probablement pas. Le fait de décharger sur des ordinateurs les futilités qui encombrent notre mémoire peut nous permettre de nous concentrer sur les choses importantes.

Lorsque je regarde un film ou une émission de télévision, je ressens souvent l’effet « c’est ce type qui jouait dans tel film ». Au lieu de mémoriser le nom de chaque acteur, il me suffit de consulter IMDb (l’Internet Movie Database) et, en quelques secondes, on me rappelle qui est cet acteur et où je l’ai déjà vu. Je ne pense pas que ce soit si épouvantable.

Le fait de compter sur la technologie pour qu’elle se souvienne des choses à notre place peut présenter de réels inconvénients, et des études plus nombreuses (et de meilleure qualité), comme toujours, sont les bienvenues. Mais les preuves ne sont tout simplement pas suffisantes pour justifier les gros titres des médias qui affirment effrontément que nos téléphones intelligents font des ravages dans nos mémoires.

Message à retenir :

  • Le terme « amnésie numérique » n’a pas été inventé par des scientifiques, mais par une société de cybersécurité qui vend des solutions pour aider à protéger les informations que nous stockons numériquement.
  • Les expériences décrites dans un article fondateur sur la façon dont nous nous tournons vers la technologie pour qu’elle se souvienne des choses à notre place n’ont pas donné les mêmes résultats entre les mains d’autres scientifiques. Les processus n’étaient toutefois pas identiques.
  • L’effet sur notre mémoire de notre dépendance à la technologie n’est pas encore clair, car la recherche scientifique sur cette question n’en est qu’à ses débuts.

La version originale (en anglais) de cet article a été publiée sur le site de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.

Si vous avez aimé cet article, pourquoi ne pas vous inscrire à notre infolettre santé ? Vous y lirez en primeur, tous les mardis, les explications toujours claires, détaillées et rigoureuses de notre équipe de journalistes et de professionnels de la santé. Il suffit d’entrer votre adresse courriel ci-dessous. 👇

Laisser un commentaire

Les commentaires sont modérés par l’équipe de L’actualité et approuvés seulement s’ils respectent les règles de la nétiquette en vigueur. Veuillez nous allouer du temps pour vérifier la validité de votre commentaire.