« Les malades devenaient bleus, ils ne pouvaient plus respirer. […] Il m’arrivait de voir 50 cas par jour, et parfois 4, 5 ou 6 malades dans la même famille, tous couchés ; je revenais le lendemain, et 2 ou 3 d’entre eux étaient morts. »
Le Dr Albert Cholette, médecin pendant la grippe espagnole, interviewé en 1976 par la journaliste Lizette Gervais.
Entre 1917 et 1920, lors de la plus grave pandémie du XXe siècle, les malades mouraient par millions. Ils tombaient comme des mouches par hypoxie, cette baisse critique de l’oxygène, durant la phase respiratoire de la maladie. Ceux qui survivaient finissaient souvent emportés par des complications plus complexes, sans traitement pour les sauver, durant une seconde phase, cette fois d’ordre inflammatoire — comme pour la COVID-19.
L’oxygénothérapie n’en étant qu’à ses balbutiements, on ne pouvait sauver les malades qui arrivaient au bout de leur souffle. Bien qu’on ait pu mettre l’oxygène dans des cylindres à partir de 1868 et que la technologie ait été utilisée une première fois pour soigner un jeune malade atteint de pneumonie en 1885, c’est seulement en 1920 qu’on a pu administrer de l’air dans des « tentes à oxygène », un peu trop tard pour la grande pandémie. Et ce n’est que dans les années 1940 qu’on a inventé les ventilateurs, servant à aider les patients à respirer sur de longues périodes.
Tout a tellement changé depuis qu’on s’est étonné de voir nos systèmes de santé contemporains rencontrer tant de difficultés face à ce coronavirus aux conséquences funestes. Ce n’est pourtant pas surprenant, parce que l’objectif n’est plus de revenir le lendemain pour constater les morts ; maintenant, nous voulons — nous devons, nous pouvons — sauver toute la famille.
Non seulement la substance vitale par excellence, l’oxygène, est chez nous largement accessible — ce qui n’est toutefois pas le cas dans les pays économiquement défavorisés, comme on l’a vu ce printemps en Inde —, mais la manière de l’administrer, la qualité des ventilateurs permettant de pousser l’air dans les poumons et notre capacité de surveiller l’état respiratoire des patients sont remarquables de nos jours. De plus, certains médicaments atténuent les conséquences inflammatoires de la deuxième phase de la maladie. De sorte qu’on sauve aujourd’hui une foule de personnes qui, si elles avaient subi une attaque virale semblable en 1917, auraient pu mourir sous les yeux du Dr Cholette.
Ces avancées engendrent des coûts énormes. Il faut en effet beaucoup de ressources professionnelles, humaines et matérielles pour donner la pleine mesure de ce qu’on appelle les « soins intensifs », qui nous permettent de nos jours de guérir les grands malades. Qu’importe : nous en avons les moyens.
Sauf que, comme dans tous les pays « développés » en matière de système de santé, l’âge moyen chez nous est parmi les plus élevés au monde. Résultat, notre population compte de nombreux aînés fragiles, très vulnérables à ce genre de virus. C’est notamment pour cette raison qu’ici comme ailleurs, la capacité d’offrir des soins avancés a été mise à rude épreuve durant la pandémie. C’est aussi parce qu’aucune société ne dispose d’une grande marge de manœuvre en soins intensifs, parce que nos gouvernements successifs en ont limité l’offre pour mieux en contrôler les coûts.
Si l’objectif de « sauver tout le monde », profondément ancré dans les pratiques médicales, fondé sur nos valeurs humanistes et appuyé par d’incroyables moyens, paraît trop évident pour être remis en question, c’est tout de même un choix de société bien réel et un défi encore plus difficile à relever en situation pandémique.
Puisqu’il fallait soigner le plus de gens possible, l’immense effort sanitaire requis en cette pandémie a engendré à son tour de nombreux dommages collatéraux. Les missions habituelles de nos systèmes de santé, comme opérer et soigner les autres patients de façon plus ou moins urgente, ont en contrepartie dû être réduites, c’est-à-dire que des soins ont été reportés ou annulés.
Malgré la pression colossale exercée sur le système, nous avons continué d’offrir des soins aigus correctement. Toutefois, cette pandémie représente à peu près le pire de ce que nous sommes en mesure d’affronter sans menacer la capacité globale en soins intensifs et en soins courants. À tel point qu’il faut espérer ne jamais rencontrer de virus plus contagieux et létal que celui de la COVID.
Ce qui nous obligera à redoubler de vigilance en prévention sanitaire et à poursuivre sans relâche notre préparation du point de vue curatif. Tout cela pour éviter d’avoir un jour à choisir à qui donner de l’oxygène. Et qui regarder mourir, comme le Dr Cholette au siècle dernier.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de juillet-août 2021 de L’actualité, sous le titre « De l'oxygène la prochaine fois ? ».
Bel article et message assez claire pour ceux qui peinent encore à comprendre ce qui c’est passé au Québec! Merci