Opioïdes, une crise en manque de prévention

Le fentanyl fait des ravages au Québec comme ailleurs. Souvent dissimulé dans toutes sortes de drogues, il est soupçonné de tuer chaque mois une trentaine de personnes dans la province.

Bebeto Matthews / AP Photo / La Presse Canadienne

Juillet 2020. Pendant que les Québécois sortent du confinement, les surdoses par opioïdes et autres drogues atteignent un sommet, faisant 66 victimes, selon l’Institut national de santé publique du Québec. Depuis, ce chiffre a diminué, revenant au niveau prépandémique, mais avec une trentaine de morts par mois, la crise des opioïdes fait toujours rage un peu partout au Québec, en particulier dans les grandes villes. Et elle est sournoise, car le fentanyl, à l’origine de cette flambée, est maintenant combiné à d’autres drogues à l’insu des toxicomanes. Il existe un traitement contre la dépendance aux opioïdes, la méthadone. Mais encore faut-il y avoir accès.

Un médicament de dernier recours

Le fentanyl est prescrit pour soulager des douleurs, par exemple après une intervention chirurgicale. Cet analgésique de dernier recours, utilisé uniquement quand tous les autres ont échoué, joue le même rôle que les endorphines produites naturellement par notre cerveau. Il est cependant plus puissant. Et lorsque le corps reçoit du fentanyl, ou un autre opioïde comme la morphine ou l’héroïne, le cerveau réagit en sécrétant moins d’endorphines. « Les opioïdes provoquent une dépendance physique, pas seulement psychique. La personne devient accro aux ‘‘endorphines extérieures’’ et quand elle en manque, elle ressent de la douleur », explique Marie-Ève Morin, une médecin de famille qui travaille dans le domaine de la santé mentale et de la dépendance à la clinique La Licorne, à Montréal. 

Normalement, le fentanyl est prescrit en doses décroissantes jusqu’à l’arrêt. Une dépendance peut apparaître quand le patient ne respecte pas l’espacement entre deux doses et arrive au bout de sa provision plus vite que prévu. Près de la moitié des cas de dépendance au fentanyl seraient liés à une prescription, évalue la Dre Morin. 

« On estime qu’une personne sur cinq risque de devenir dépendante. Si elle contacte son médecin pour avoir plus de fentanyl, ce dernier refusera en lui disant qu’il a déjà prescrit les quantités correspondant au protocole et qu’elle ne devrait plus avoir mal. Idéalement, il va l’inciter à consulter un service de traitement de la dépendance, mais les listes d’attente sont souvent très longues », expose la Dre Morin. C’est alors dans la rue que la personne voudra s’approvisionner en fentanyl. « Des gens qui n’ont jamais consommé de drogues se retrouvent dans la rue à chercher des comprimés d’opioïdes pour assouvir leur dépendance », dit-elle. 

Du fentanyl caché

Quand les frontières ont fermé en mars 2020 et que les coûts d’importation d’héroïne ont explosé, les trafiquants ont vite vu les avantages du fentanyl. Pour continuer de vendre de l’héroïne à leurs clients sans en augmenter le prix, ils pouvaient la couper — sans le mentionner — avec du fentanyl illicite produit dans des laboratoires clandestins de Montréal. Cette drogue étant 40 fois plus forte que l’héroïne, le mélange est très puissant et les héroïnomanes deviennent encore plus dépendants.

En parallèle, un autre phénomène s’est manifesté chez les consommateurs d’autres classes de drogues, comme la cocaïne, la méthamphétamine ou le crack. Ces substances n’induisent normalement qu’une dépendance psychique, mais elles ont entraîné une dépendance physique chez certains. L’explication n’était pas difficile à trouver. Ces drogues contenaient également du fentanyl.

Prévention de terrain

Dans la rue, le fentanyl se répand et les consommateurs y sont exposés à leur insu.

Résultat : une personne qui vient de s’acheter de la drogue ne sait pas vraiment ce qu’elle s’apprête à s’administrer. C’est pourquoi certains organismes offrent des services d’analyse de substance, comme le fait Marie-Ève Morin avec le Projet Caméléon. « On intervient dans les festivals de musique électronique. Les gens viennent nous voir et avec un test colorimétrique, on peut leur donner une idée de ce que contient leur substance. » 

L’équipe médicale du Projet Caméléon dispose aussi de naloxone, l’antidote aux opioïdes, quand une surdose se présente. « En traitant les festivaliers sur place, ça leur évite le traumatisme de se réveiller dans une ambulance ou à l’hôpital. Mais la naloxone, c’est le produit que je veux le moins utiliser. Si on donne de la naloxone, ça signifie qu’on a raté la prévention », explique Marie-Ève Morin. 

Souvent, le Projet Caméléon profite de l’analyse de substance pour entamer la discussion avec les festivaliers sur les risques de surdose et les traitements à la méthadone pour contrer la dépendance. « La plupart des opioïnomanes connaissent la méthode et veulent arrêter [de consommer], témoigne Marie-Ève Morin. Ce qu’il faut, c’est améliorer l’accès aux traitements. » Durant la pandémie, le gouvernement a assoupli les règles entourant la prescription de méthadone, mais il faut passer par le système de santé pour l’obtenir. Or, si le nombre de médecins disposés à accompagner les personnes dépendantes augmente, il en manque encore. 

De plus, pour les toxicomanes, avant le médecin ou un centre de réadaptation en dépendance, la première ligne est souvent le milieu communautaire. Et comme le dit la Dre Marie-Ève Morin, « le milieu communautaire est l’enfant pauvre de la médecine. C’est toujours sous-financé et les subventions sont toujours à renouveler. »

Moins de répression, plus de prévention

À un autre niveau, la médecin remet en question aussi la législation liée à la drogue. Elle raconte comment un de ses patients opioïnomane a fait une rechute et s’est fait prendre par la police en train d’acheter de l’héroïne. « Il est accusé de possession simple, mais il n’a mis la vie de personne en danger, sauf la sienne. Ces gens-là n’ont pas besoin d’aller en prison, ils ont besoin d’aide », clame Marie-Ève Morin. Elle aimerait que le Canada s’inspire du Portugal, qui a décriminalisé la consommation de drogue pour la traiter comme un problème de santé publique. « Au lieu d’envoyer un héroïnomane en prison parce qu’il vient de s’acheter une dose, on l’emmène voir un travailleur social pour l’aider. Plutôt que de faire de la répression, ils font de la prévention et du traitement », décrit-elle.

Alors, se demande Marie-Ève Morin, « ne serait-il pas temps de décriminaliser la possession simple d’opioïdes » ?