Quels pesticides peuvent causer quelles maladies ? Si vous espérez une réponse simple à cette question, vous risquez d’être déçu ! Il aura fallu trois ans de travail à 12 experts réunis par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) pour passer en revue environ 5 300 études épidémiologiques et toxicologiques publiées entre 2013 et 2020, et en tirer une analyse qui actualise celle que l’INSERM avait produite en 2013. On y établit de nouveaux liens entre pesticides et maladies.
Les chercheurs ont compilé les études épidémiologiques ayant tenté de repérer ces liens à l’échelle de groupes d’individus, en tenant compte des forces et des faiblesses de chacune. Puis ils ont regardé si, de leur côté, des analyses toxicologiques menées sur des cellules ou des modèles animaux pointaient vers un mécanisme biologique plausible pouvant expliquer les dommages. À partir de tout cela, l’équipe a attribué un degré de présomption — forte, moyenne ou faible — au lien entre pesticides et maladies, selon les niveaux d’exposition de différents groupes.
Pour la population générale, exposée aux pesticides principalement par l’alimentation, il est difficile de déterminer l’effet de ces substances omniprésentes, mais à des doses très faibles, et de le distinguer des autres causes possibles de maladies. Les études sont donc largement non concluantes. Dans leur analyse, les chercheurs de l’INSERM ont trouvé une seule présomption forte de lien entre un pesticide et une maladie touchant la population générale. Les études menées notamment dans les Antilles françaises ne laissent que très peu de doute sur le fait que cet insecticide, banni partout dans le monde depuis 2009, peut causer le cancer de la prostate.
Dès les premières études épidémiologiques réalisées dans les années 1970, la recherche sur la toxicité des pesticides a d’abord porté sur les travailleurs agricoles et autres personnes qui en avaient manipulé de grandes quantités pendant longtemps. Les chercheurs de l’INSERM ont confirmé une présomption forte de lien entre l’exposition professionnelle aux pesticides et six catégories de maladies : trois cancers (lymphomes non hodgkiniens, myélome multiple et cancer de la prostate), la maladie de Parkinson, les troubles cognitifs et la bronchopneumopathie chronique obstructive. Pour les quatre premières, cette présomption forte avait déjà été établie en 2013.
Trouver quels produits sont en cause est tout un défi. En effet, des centaines de substances actives ont été autorisées au fil des ans, et des milliers de préparations plus ou moins concentrées ont été commercialisées. Même si certaines molécules sont désormais interdites, elles peuvent avoir donné des maladies des décennies plus tard, ou bien avoir persisté dans l’environnement. À l’inverse, des produits récents n’ont peut-être pas encore dévoilé tous leurs effets. Et évidemment, les travailleurs ne sont jamais exposés qu’à un seul type de pesticide. Par ailleurs, certains produits sont plus étudiés que d’autres : on s’intéresse, par exemple, beaucoup plus au glyphosate qu’aux fongicides.
Autre difficulté : les enquêtes épidémiologiques basées sur la mémoire des participants aux études, qui doivent se rappeler à quelles quantités de quels produits ils ont eu recours pendant leur vie, donnent des résultats éclairants, mais peu fiables. Les chercheurs de l’INSERM sont parvenus à des conclusions fermes pour des pesticides qui ont pu être mesurés dans le sang ou l’urine de travailleurs, afin de déterminer objectivement leur exposition. Pour les lymphomes non hodgkiniens, ils ont conclu à une présomption forte de lien avec quatre molécules (malathion, diazinon, lindane et DDT) et avec la grande famille des pesticides organophosphorés — qui comprend une large variété de molécules plus ou moins toxiques, comme le sarin et le chlorpyrifos —, aussi fortement soupçonnée de causer des troubles cognitifs. La maladie de Parkinson, elle, serait plutôt liée aux organochlorés.
Beaucoup de ces produits, comme le lindane, le DDT et la plupart des autres organochlorés, sont interdits. Mais certains sont encore d’usage courant, comme le malathion, utilisé dans les grandes cultures de céréales et de fruits, et qu’on peut également acheter en quincaillerie.
En ce qui concerne le glyphosate, l’herbicide le plus vendu au monde, qui a fait l’objet d’innombrables analyses, les chercheurs concluent à une présomption moyenne de lien avec les lymphomes non hodgkiniens et faible pour le myélome multiple et les leucémies, mais uniquement pour les personnes utilisant ce produit dans leur travail. Le résultat n’est donc pas tranché, et ne clôt pas la controverse sur ce pesticide.
L’équipe de l’INSERM ne se prononce pas sur les doses à partir desquelles tous ces produits pourraient être toxiques, et ne fait pas de recommandations aux gouvernements. En France, la maladie de Parkinson, les lymphomes non hodgkiniens et le myélome multiple sont déjà considérés comme des maladies professionnelles pouvant toucher les personnes que leur métier a exposées à de grandes quantités de pesticides. En mars 2021, le Québec a inscrit le parkinson sur la liste des maladies professionnelles, ce qui donne droit, sous condition, à une indemnisation par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).
Plusieurs autres problèmes de santé dont peuvent souffrir les travailleurs ont été examinés par les chercheurs de l’INSERM, qui n’ont toutefois trouvé qu’une présomption moyenne de lien entre l’exposition professionnelle aux pesticides et la maladie d’Alzheimer, les troubles anxio-dépressifs, les autres cancers, l’asthme et les troubles thyroïdiens.
De nombreuses études ont aussi porté sur les femmes enceintes et les enfants, puisque même d’infimes quantités de produits toxiques sont susceptibles d’avoir des effets sur le développement des tout-petits. Les chercheurs de l’INSERM concluent à une présomption forte de lien entre l’exposition des femmes enceintes aux pesticides et l’apparition de leucémies, de tumeurs du système nerveux central et de troubles du développement neuropsychologique et moteur chez les enfants. Et ce, que les femmes enceintes aient été exposées aux pesticides par leur travail ou simplement à la maison, préviennent-ils.
Là encore, il est difficile de déterminer les produits en cause et les doses pouvant entraîner des effets. Les chercheurs soupçonnent fortement les insecticides organophosphorés, omniprésents à partir des années 1970, après l’interdiction des organochlorés. Mais ils incriminent aussi les pyréthrinoïdes, qui ont remplacé en bonne partie les organophosphorés au tournant des années 2000. Ces insecticides de synthèse, qui tirent leur nom de la pyréthrine qu’on trouve dans les fleurs de chrysanthème, sont beaucoup utilisés depuis, notamment par les exterminateurs et dans les produits domestiques (dont plusieurs insecticides de la marque Raid).
Des études de cohortes mères-enfants ont constaté une corrélation entre la quantité de pyréthrinoïdes dans l’urine des femmes enceintes et la prévalence de l’anxiété chez leurs enfants. Comme des études toxicologiques sur les rongeurs montrent que ces substances peuvent traverser, aux stades très précoces du développement, la barrière qui protège le cerveau des toxines pouvant circuler dans le sang, les chercheurs de l’INSERM ont conclu à une présomption forte de lien.
Plus récemment, des études se sont aussi penchées sur les risques auxquels s’exposent les personnes vivant en zone agricole, donc plus susceptibles d’être contaminées par des résidus. Certains scientifiques ont évoqué un lien possible avec le trouble du spectre de l’autisme, mais les preuves d’un risque accru restent faibles, selon l’analyse de l’INSERM.
Les zones d’ombre sont donc encore très nombreuses, et les chercheurs recommandent qu’on dresse régulièrement un bilan des connaissances.
Cet article a été publié dans le numéro d’octobre 2021 de L’actualité.