Plus j’explore le monde, plus je constate que nous sommes petits

C’est à Syène, le long du Nil, il y a quelque 2 300 ans, qu’Ératosthène a donné une mesure qui ne cesse depuis de nous étonner.  

Photo : Antoine Bordeleau pour L’actualité

Impossible de dormir. En temps normal, la douce brise nocturne de la Méditerranée m’apaise, mais j’ai lu plus tôt aujourd’hui une nouvelle qui m’a complètement bouleversé. Depuis que le pharaon Ptolémée III m’a nommé chef de la bibliothèque royale d’Alexandrie, j’ai eu l’occasion de consulter bon nombre de cartes géographiques et astronomiques, mais jamais un récit ne m’avait autant viré à l’envers que ce parchemin provenant de Syène, une petite ville le long du Nil dans le sud de l’Égypte.

On y raconte qu’au sommet de l’été, vers midi, le soleil se hisse directement au zénith dans le ciel. Les écrits affirment même que, pendant ces courts instants, ses rayons parviennent à éclairer le fond d’un puits au centre de la ville. Comment est-ce possible ? Ici, à Alexandrie, je n’ai jamais observé un tel phénomène, ni nulle part ailleurs dans mes nombreux voyages.

J’en sais quelque chose. C’est moi qui ai mis au point le système de lignes géodésiques de longitude et de latitude afin de calculer plus précisément les distances entre les villes se trouvant autour de la Méditerranée et en Mésopotamie. Or, lors de mes études de mathématiques et de philosophie en Grèce, je m’étais penché sur la physique d’Aristote, cette vaste théorie du fonctionnement du ciel et des cieux où le cercle et la sphère sont omniprésents. Se pourrait-il que la Terre soit bel et bien une sphère, comme le croyaient les pythagoriciens ?

Mais plus encore : serait-il possible de le prouver ? Et de mesurer la taille de cette sphère ?

Je dois le voir de mes propres yeux, même si cela exigera temps, efforts et ressources. Dès demain, je vais en faire la demande à notre pharaon bienveillant. Je saurai le convaincre. Après tout, c’est lui qui m’a confié la direction de la plus grande librairie du monde civilisé.

Cette aventure nécessitera plusieurs mois, de nombreux serviteurs aguerris et les meilleurs arpenteurs d’Alexandrie. Nous allons longer le Nil jusqu’à Syène.

***

La chaleur pèse lourd, sur la peau et sur le moral. L’expédition a été difficile et tous n’ont pas survécu, mais heureusement le Nil nous a fourni eau et fraîcheur tout au cours du périple. Le long du fleuve, l’Égypte est verdoyante et remplie de vie ; mais quelques stades vers l’est ou l’ouest, le sol devient sablonneux et l’eau, introuvable. S’éloigner de l’axe de cette oasis divine serait suicidaire.

Alors que le soleil continue de s’élever dans le ciel, nous observons sa lumière pénétrer de plus en plus profondément dans le puits. Le récit ne mentait pas.

À Syène, les villageois nous reçoivent avec chaleur et générosité. La langue et la culture hellénistiques ne se sont que partiellement rendues jusqu’à cette latitude, mais nous parvenons néanmoins à nous faire comprendre. Nous allons au célèbre puits au crépuscule. Je porte mon regard sur le trou et ne vois rien, tellement il est profond. Demain, ce sera le solstice d’été : nous saurons si le récit dit vrai.

En soirée, je discute avec les membres de mon équipe. Selon leurs mesures (qu’ils ont effectuées en pas depuis notre départ), Syène se trouve à une distance de 5 000 stades (800 km) d’Alexandrie. Il y a certes de l’incertitude dans cette évaluation, mais elle devrait tout de même nous aider pour notre calcul de la circonférence de la Terre.

Le lendemain, nous rencontrons marchands et villageois amassés dans les ruelles de la ville. Nous nous dirigeons vers le puits et attendons patiemment. Puis, alors que le soleil continue de s’élever dans le ciel, nous observons sa lumière pénétrer de plus en plus profondément dans le puits. Le récit ne mentait pas.

Or, à la même heure à Alexandrie, les rayons du soleil frappent le sol avec un angle de 7°. En supposant que nous marchions sur la surface d’une sphère, ces 5 000 stades que nous avons parcourus représenteraient 7/360 d’un cercle. Donc, la circonférence de cette sphère serait d’environ 250 000 stades (ou 42 000 km).

Alors cette Terre est… gigantesque. Cette découverte vient fracasser mon rêve de cartographier le monde entier. Toutes ces terres que j’ai soigneusement documentées en Mésopotamie et autour de la Méditerranée ne constituent qu’une minuscule portion d’une immense planète… dont nous ne savons rien.

« Mais vous avez réussi, Ératosthène, me dit mon serviteur. Vous avez mesuré la taille de la Terre ! »

Je devrais en tirer de la satisfaction, mais il n’en est rien. Plus j’explore le monde, plus je constate que nous sommes petits. Si la Terre elle-même est si vaste, que dire du Soleil ? Des astres errants qui semblent tourner autour de nous ? De ces milliers d’étoiles qui brillent dans le firmament ? Je ne le saurai jamais. Je souhaite seulement que mes travaux soient utiles aux prochaines générations d’explorateurs.

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Merci de nous montrer le zénith orienteur de l’intelligence humaine depuis l’aube des temps. Il est serein de voir luire un phare dans la noirceur des temps actuels. Les réponses sont là; il s’agit de savoir (et vouloir) les lire…

Oui, bien dit M. Gravel. Il est réconfortant de lire de si beau texte, de savoir que la lumière est toujours là, même dans des heures de grande noirceur.