Pourquoi les experts se contredisent-ils ?

Chaque jour, des experts se prononcent dans les médias sur tel ou tel aspect de la pandémie, mais leurs avis divergent souvent. Pourquoi ? Et comment s’y retrouver ? Une analyse de notre chef du bureau science et santé.

Pict Rider / Getty Images, montage L’actualité

Dès les premiers jours de la pandémie, les scientifiques et médecins qui comprenaient quelque chose à ce qui se passait ont été nombreux à participer à l’effort médiatique pour essayer d’éclairer la population. Mais au fil du temps, le discours de ceux que les médias désignent sous le nom générique d’experts est devenu de plus en plus cacophonique. Donner la troisième dose de vaccin sans attendre ou pas ? Rouvrir les écoles ? Instaurer un couvre-feu ? Porter des masques N95 ? Utiliser un test rapide quand on est asymptomatique ? Et le syndrome post-COVID chez les enfants, c’est grave ? Qu’arrivera-t-il avec le virus dans les prochains mois ? Les avis des uns et des autres sur ces questions sont souvent bien différents, et hélas parfois contradictoires. Rien pour calmer l’angoisse des Québécois, qui peinent à se faire une tête sur ces sujets importants.

L’omniprésence des experts dans les médias aide-t-elle toujours autant ? Ces multiples avis contribuent-ils plutôt à miner la crédibilité de la science ? Ces questions se posent.

Qui sont les experts médiatisés ?

Les médias ont besoin de scientifiques et de professionnels de la santé pour commenter l’actualité au jour le jour, car leurs opinions peuvent être éclairantes. Leur apport est différent de celui des journalistes, qui, eux, rendent compte des faits et ne sont pas considérés comme des spécialistes aux yeux de la population.

Il est utile de comprendre ce qui justifie que des journalistes ou des animateurs donnent la parole à certains scientifiques et médecins plutôt qu’à d’autres. L’expertise compte, évidemment. Mais dans le feu de l’action, trois facteurs déterminants s’ajoutent : la disponibilité des personnes, leur volonté de parler aux médias et leur capacité à expliquer simplement des enjeux complexes, surtout lorsqu’elles doivent s’exprimer en direct à la radio ou à la télévision. Le bassin d’experts s’élargit à mesure que l’urgence diminue : pour un texte qui ne paraîtra que dans quelques jours, un journaliste peut se permettre d’attendre la réponse qui tarde à une demande d’entrevue, ou le moment opportun pour s’entretenir directement avec les auteurs des études importantes, qui sont sursollicités. Quand il a le loisir de faire du montage ou d’interpréter les propos, il peut aussi interviewer d’excellents experts mauvais vulgarisateurs (ça arrive !).

Le Québec compte de nombreux chercheurs et médecins, dont certains très expérimentés, qui se soucient particulièrement que la population soit bien informée et qui répondent rapidement aux demandes médiatiques. Cette activité prend du temps et s’ajoute aux autres responsabilités de ces professionnels, alors qu’elle ne leur procure pas d’avantages pour leur carrière et qu’ils ne sont pas rémunérés par les médias, sauf s’ils deviennent des chroniqueurs réguliers. L’actualité, par exemple, publie régulièrement des textes signés par le Dr Alain Vadeboncœur, urgentologue, et par le Dr Quoc Dinh Nguyen, gériatre. 

Heureusement, il n’y a pas au Québec des énergumènes qui brandissent sur toutes les tribunes des avis tranchés et largement contredits, en menant des recherches malhonnêtes. Les experts médiatisés ici n’ont pas des opinions à faire dresser les cheveux sur la tête. Reste que leurs avis sur différents sujets sont parfois discutables, et ne se valent pas. 

Bien sûr, chacun a droit à son opinion et il est sain de la donner, quand elle est bien étayée. Mais à côté de médecins ou de chercheurs qui ont une expertise susceptible d’être pertinente pour se prononcer sur tel ou tel aspect de la pandémie, on trouve au Québec, comme partout dans le monde, de multiples experts autoproclamés qui, sous prétexte qu’ils ont beaucoup lu sur certains sujets depuis deux ans, qu’ils ont une formation scientifique ou un diplôme universitaire, jouent les gérants d’estrade. 

Une clé pour s’aider à faire la part des choses : prendre conscience que plusieurs facteurs autres que leur compétence influencent le crédit qu’accorde tout lecteur ou auditeur aux experts. Le charisme de certains les rend très populaires et inspire la confiance. La répétition d’un message sur toutes les tribunes lui donne plus de poids. Le statut d’employé de l’État de quelques-uns fait craindre que la politique n’oriente leurs positions. Sans parler de ce biais cognitif qui pousse à avoir plus confiance dans le jugement de ceux qui confirment nos propres perceptions.

Des réponses prudentes 

Plusieurs experts, parmi ceux qui sont très médiatisés, ont pris le temps de m’expliquer comment ils voient leur rôle et les limites qu’ils s’imposent lorsque surgissent des questions qui sont en dehors de leur domaine de compétence. Car ils en reçoivent beaucoup ! Roxane Borgès Da Silva, par exemple, refuse les entrevues portant sur la microbiologie, elle qui est économiste en administration de la santé. Le médecin microbiologiste infectiologue Donald Vinh, lui, ne veut pas se prononcer sur des questions liées au délestage dans les hôpitaux ou à la ventilation. 

Mais la plupart des spécialistes débordent quand même à l’occasion de leur champ de compétence. Roxane Borgès Da Silva m’a expliqué prendre la posture d’une experte quand elle traite de l’économie de la santé, son domaine de recherche, et de santé publique, dont elle détient un doctorat, mais agir plutôt comme vulgarisatrice sur d’autres points. L’intention est louable, mais pour le commun des mortels, cette distinction est ténue et ses propos risquent d’être toujours compris comme ceux d’une experte, puisque c’est ainsi qu’elle est présentée. 

Dans le feu de l’action, c’est difficile de ne pas se laisser embarquer par les questions des journalistes, reconnaît l’immunologiste André Veillette. En direct, les choses vont souvent très vite et on ne peut pas se rattraper, renchérit Alain Lamarre. Résumer un sujet complexe en quelques minutes en ondes peut ainsi parfois mener à des simplifications abusives.

Reste que lorsqu’ils donnent leurs opinions dans les médias, plusieurs experts s’appuient sur leur longue expérience en tant que chercheurs et cliniciens, et sur leur lecture assidue de l’actualité scientifique et politique sur la COVID. Même si André Veillette ne suit plus de patients depuis longtemps et qu’il est spécialisé en immuno-oncologie, un domaine dans lequel il excelle, il a aussi très tôt plongé dans la crise comme membre du Groupe de travail sur les vaccins contre la COVID-19 mis sur pied par le gouvernement fédéral, un comité consultatif où il siège bénévolement. « Ces rencontres m’ont permis de décoder bien des aspects de la crise », affirme le chercheur.

Des experts en santé publique ?

Mais les médecins spécialistes, les virologues ou les immunologistes ne sont pas des experts en santé publique. Or, cette discipline, mal connue de la population en général, est une spécialité en soi. 

On entend souvent dire que tout ce qui concerne directement le virus et ses répercussions sur la santé est de « la science », et que tout le reste, par exemple les conséquences économiques, est de « la politique ». C’est très mal comprendre la santé publique ! Prendre soin de la santé de la population, c’est examiner la situation dans son ensemble pour juger de ses effets sur la santé et le bien-être de tous. Par exemple, décider de renvoyer les enfants à l’école ne demande pas juste d’analyser la dangerosité du virus pour les enfants et d’évaluer le risque que cela provoque une hausse des cas dans toute la population. Il faut aussi penser, entre autres, à la santé mentale des jeunes et des parents, aux familles vulnérables qui vivent dans des conditions difficiles que l’école à la maison empire, aux absences du travail. Puis faire un arbitrage qui ne peut pas être strictement scientifique, tant il y a de paramètres à prendre en compte. La santé publique est donc, tout comme l’oncologie ou la cardiologie, un mélange de science — l’utilisation de données probantes sur certains phénomènes — et d’art — le choix de stratégies à appliquer malgré l’incertitude. Et c’est un travail d’équipe, car il faut plusieurs expertises pour se faire la meilleure idée possible. Voilà pourquoi, à l’INSPQ, les avis rendus reposent sur un travail collectif, fruit de délibérations entre des médecins ayant généralement une formation en santé communautaire ou en épidémiologie et des experts collaborateurs externes issus des universités ou du secteur de la santé. 

La santé publique a toujours été le parent pauvre de la médecine, et bien des médecins spécialistes considèrent qu’ils sont assez savants pour pouvoir jauger les décisions prises par des groupes d’experts en santé publique. Quand un immunologiste ou un virologue se prononce sur le couvre-feu, il importe de garder en tête qu’il lui manque bien des éléments pour juger de la pertinence de cette mesure. De la même manière, il ne suffit pas d’être un infectiologue pour bien évaluer tous les paramètres à prendre en compte afin de déterminer comment déployer au mieux une campagne de vaccination. Faute de bien comprendre ce qu’est la santé publique, de nombreuses personnes ont tendance à penser que ces experts ont forcément raison, alors qu’ils n’ont pas toutes les données en main. 

Il faut dire que le mélange des genres au sein de l’appareil gouvernemental, avec un directeur national de santé publique aussi sous-ministre, n’aide pas à percevoir la réelle valeur ajoutée des experts en santé publique. Même si le gouvernement s’appuie sur les scientifiques et médecins de l’INSPQ et de l’INESSS pour prendre des décisions, on ne sait pas à quel moment l’idéologie politique l’emporte sur la santé publique, ce qui gomme la place de la véritable expertise (nous y reviendrons dans un autre texte). 

Et les conflits d’intérêts ? 

Beaucoup de gens croient que certains experts manquent d’objectivité parce qu’ils sont trop liés au gouvernement, ou trop près de Big Pharma. Dans ce domaine, tout est question d’équilibre, car il est souhaitable que les chercheurs jouent un rôle actif dans des instances gouvernementales et industrielles, pour que la recherche puisse être mise en application. Quand ils participent à des comités gouvernementaux ou publient des articles scientifiques, tous les experts ont l’obligation de remplir des déclarations de conflits d’intérêts. 

Les liens de différents professionnels avec d’autres instances sont bien documentés. Certains sont très médiatisés, comme la participation de la Dre Caroline Quach-Thanh au Comité sur l’immunisation du Québec, d’autres un peu moins, comme le fait que l’infectiologue Karl Weiss a déjà siégé à des conseils consultatifs de multiples sociétés pharmaceutiques, dont Pfizer. De telles activités ne déteignent pas forcément sur le jugement des experts. Le public doit simplement être au courant.

Deux bons baromètres : l’expérience et l’humilité

Au final, à qui faire confiance quand tous ces experts se prononcent sur tel ou tel aspect de la pandémie ? Le premier élément à regarder est bien sûr leur expérience professionnelle — que l’on trouvera facilement sur leur page Web (ils en ont tous une) —, qui permettra de mieux juger de la valeur de leur expertise relativement à la question à laquelle ils répondent. Les fonctions qu’ils ont déjà occupées, le type de recherches qu’ils ont menées, notamment en ce qui concerne la COVID, et le nombre de publications scientifiques qu’ils ont signées sont de bons critères.

Mais l’humilité est aussi un indice important. Il existe encore de très nombreuses zones d’ombre quant à la meilleure manière de déployer la riposte la plus efficace possible dans telle ou telle région du monde. Quand un expert affirme de façon péremptoire qu’on devrait faire telle chose plutôt que telle autre, parce que d’autres pays l’ont fait et que ça a marché chez eux, ou parce que cela semble logique, il faut se méfier : les décisions à prendre sont rarement simples, leur effet n’est pas facile à prédire et de multiples facteurs scientifiques, mais également sociaux et culturels, entrent en ligne de compte. Face à une crise que personne n’a jamais eu à vivre auparavant, l’humilité dont fait preuve l’expert que vous lisez ou entendez, sa capacité à admettre qu’il n’a pas la réponse à tel volet d’une question, par exemple, est un excellent indice à prendre en considération pour évaluer la qualité de ses opinions. 

Note: la version originale de cet article a été modifiée le 24 janvier 2022 pour préciser, à la demande de Roxane Borges Da Silva, qu’elle détient un doctorat en santé publique.

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Les commentaires sont fermés.

Il y a deux ans et demi personne sur la Terre pouvait prétendre être expert en matière de pandémie. Aujourd’hui les experts peuvent tous prétendre qu’ils ont deux ans et demi d’expérience mais pas plus. On sait comment contrôler une épidémie mais pas une pandémie.
Les gouvernements en place veulent rester au pouvoir et font semblant de savoir ce qu’il font. Personne ne sait ce que le futur nous réserve.
C’est un virus qui est très facilement transmissible, qui peut être mortel ou laisser des séquelles permanents. Les masques, les vaccins, les médicaments, la distanciation, sont tous des bonnes mesures mais il n’y a pas encore de solution finale. Nous savons comment rester à l’abri du virus, il n’y a qu’à s’y conformer.
Les experts font leur possible pour nous aider mais en réalité il sont aussi perdu que nous.

Bravo ,très bien décrit .C’est exactement mon opinion mais malheureusement ,je crois que peu de personnes dans la population sont au courant de ces faits .Un bel exemple concerne les interviews avec le cardiologue Dr Eric Sabbah de la rive sud de Montréal qui donnait ses opinions sur les mesures de la santé publique .Dans son cas beaucoup d’humilité aurait été profitable

«La répétition d’un message sur toutes les tribunes lui donne plus de poids. Le statut d’employé de l’État de quelques-uns fait craindre que la politique n’oriente leurs positions.»
– En effet… Il n’y a que les experts approuvés par l’establishment qui ont le droit de parole? Est-ce logique? Est-ce démocratique? Il faudrait donc pouvoir avoir aussi des avis d’experts s’ils désirent manifester leur opposition, afin que nous puissions prendre une décision vraiment éclairée.

«[…] plusieurs experts s’appuient sur leur longue expérience en tant que chercheurs et cliniciens, et sur leur lecture assidue de l’actualité scientifique et politique sur la COVID.»
– D’accord, mais pourquoi donc ne donne-t-on pas aussi la parole aux experts d’expérience qui vont à l’encontre de la voix gouvernementale? Pourquoi n’y a-t-il pas de débats ou discussions entre vrais et réputés experts? Pourquoi nous semble-t-il qu’il y a du muselage? Pourquoi?

Tout le processus ne peut pas être tout blanc? Tout n’est jamais parfait : il nous faudrait pouvoir prendre une décision en connaissant les deux côtés de la médaille.

Le blâme en tant que satisfaction émotionnelle n’est pas une solution aux problèmes compliqués.
Qui blâme-t-on lorsqu’on se retrouve les poumons remplies d’eau avec un ventilateur sur la face, mourant sur un lit d’hôpital?

Encore un bel article de Valérie Borde. Il fait bien le tour de la situation et pourrait profiter à tous. Le discours des deux dernières années a galvaudé le noble concept de « science », en évacuant toute la part d’incertitude sans laquelle il n’y aurait pas de science, mais juste des vérités. Ce genre d’article est apaisant. Puisse-t-il être le signal d’une contre-offensive planétaire contre les fake news.

Article bien documenté, réfléchi qui fait le point sur un sujet délicat.
J’apprécie les distinctions éclairantes que vous faites entre « médecins spécialistes », « urgentistes », « virologues », « immunologistes », et les experts en santé publique.
Au plaisir de vous lire à nouveau.