Vous vous êtes récemment penché sur les variants V1 (issu du lignage B.1.1.7 initialement détecté au Royaume-Uni en septembre), V2 (du lignage B.1.351 détecté en Afrique du Sud au mois d’octobre) et V3 (du lignage P.1 détecté au Brésil et au Japon en janvier), qui circulent actuellement sur notre territoire. Que vous ont appris ces travaux ?
Mircea Sofonea : Nous avons analysé la proportion de variants par âge, en scrutant 40 000 données de RT-PCR ciblant particulièrement certains sites qui permettent de déterminer si l’on a affaire à l’un de ces trois variants, ou à la souche « historique » qui circulait dans notre pays avant leurs importations. Ces analyses avaient été faites sur des échantillons provenant du réseau de laboratoires du groupe Cerba, ainsi que du CHU de Montpellier, ce qui nous a permis d’obtenir des informations sur l’ensemble du territoire.
Les analyses montrent que depuis le 16 février, ces trois variants sont vraisemblablement responsables de plus de la moitié des infections dans la plupart des régions françaises. Bien que ces données de RT-PCR ne permettent pas de distinguer le variant d’origine brésilienne de celui d’origine sud-africaine (car les sites ciblés par les analyses sont identiques pour ces deux variants), on constate — comme on l’avait vu au Royaume-Uni — que ces nouveaux variants ont une propension à être davantage présents chez les plus jeunes : sur les données analysées, la proportion d’infections causées par les variants diminuait graduellement avec l’âge, jusqu’à atteindre un facteur deux entre 5 et 80 ans.
Nous avons aussi pu calculer le nombre de reproduction effectif des nouveaux variants, ainsi que celui de la souche historique, pour les mois de janvier-février.
(NDLR : Le nombre de reproduction est une estimation, sur les 14 derniers jours, du nombre moyen d’individus contaminés par une personne infectée. On parle de nombre de reproduction de base (ou R0) en début d’épidémie, en l’absence de mesures de contrôle de la transmission et lorsque la population est entièrement sensible au virus. Au cours de l’épidémie, ce nombre change : on parle de nombre de reproduction effectif ou temporel (Rt). S’il est inférieur à 1, l’épidémie régresse, au-dessus de 1, elle progresse.)
Si l’on considère que le nombre de reproduction de la souche historique est de 1, alors celui de l’ensemble des trois variants est compris entre 1,37 et 1,64 (intervalle de confiance à 95 %). Nous menons actuellement des analyses plus fines sur chaque variant, les V2 et V3 (respectivement détectés en Afrique du Sud et au Brésil) étant vraisemblablement moins contagieux que le V1 (détecté en Angleterre).
Cela signifie que si ces variants avaient été ceux qui circulaient au début de l’épidémie, avant l’instauration de mesures de prévention sanitaire, leur nombre de reproduction n’aurait pas été de trois, comme celui de la souche historique, mais de quatre au moins.
Que répondez-vous aux personnes qui affirment que ces variants n’ont pas d’influence sur la dynamique de l’épidémie, puisqu’elle a stagné en France, voir décru dans certains pays en février ?
M.S. : Nous avons effectivement observé un plateau stable qui s’explique simplement : à cette époque, la souche historique a été davantage touchée par les mesures de couvre-feu. Elle était en régression, ce qui a pu donner l’impression que l’épidémie perdait de la vigueur. Mais dans le même temps, les nouveaux variants, en particulier le V1, montaient en puissance. Ce ralentissement, alors que circulaient des virus plus transmissibles, a pu sembler paradoxal en apparence, mais la décomposition de l’incidence entre une épidémie historique en décroissance et une nouvelle en progression permet de résoudre ce paradoxe.
Cela rappelle dans une certaine mesure le scénario de fin d’été, lorsqu’on avait observé une importante hausse des contaminations, sans pour autant que la dynamique hospitalière en souffre : c’est parce que les personnes qui se contaminaient étaient plus jeunes. Ce rajeunissement des contaminations, lié au relâchement des mesures barrières durant l’été chez les jeunes, a généré une sorte d’illusion statistique dès lors qu’on ne s’intéressait qu’au nombre de cas. Celle-ci disparaissait en revanche lorsqu’on prenait en compte les classes d’âge. On a vu ce qui s’est passé ensuite au mois d’octobre : le virus s’est répandu chez les plus âgés et les hospitalisations sont reparties à la hausse.
C’est toute la difficulté de l’étude de cette pandémie : il faut rester dans l’analyse quantitative, sans invoquer des hypothèses qui n’ont pas encore de support biologique avéré — contrairement à ce qu’ont pu faire certains « rassuristes » qui misaient sur une baisse de virulence, sur des faux positifs pléthoriques, ou encore sur un supposé « cycle naturel du virus ». Mais il ne faut pas non plus raisonner par analogie pure : au début de la pandémie, la communauté scientifique s’est basée sur les connaissances de l’épidémie de SRAS de 2002-2003, ce qui a conduit les observateurs nationaux et internationaux à en minimiser la gravité. En effet, les personnes infectées par le SRAS n’étaient pas contagieuses au moment de l’apparition des symptômes, elles ne le devenaient parfois que cinq jours plus tard. Avec le SRAS-CoV-2, les gens sont contagieux avant que les symptômes ne se développent, et il y a aussi des personnes asymptomatiques ou paucisymptomatiques…
Pour revenir à la situation de février, on constate qu’elle était compatible avec une baisse de la souche historique et une augmentation des nouveaux variants, qui devenaient progressivement les moteurs des nouvelles épidémies. Par ailleurs, il faut rappeler que les oscillations du nombre de reproduction étaient faibles : on était encore au-dessus de 0,9, autrement dit dans une dynamique ne faisant pas diminuer rapidement l’incidence, qui demeurait figée à un niveau élevé, et n’étant pas de nature à prévenir un éventuel rebond.
Aujourd’hui, on est revenu à une dynamique de progression épidémique avec un nombre de reproduction entre 1,02 et 1,11 au niveau national (calculé sur les admissions en soins critiques), soit une augmentation de 50 % des admissions en un mois. En soi, ce n’est pas explosif. Cependant, dans un contexte d’occupation hospitalière déjà élevée, la tension devient vite problématique dans les services de soins critiques de certaines régions.
En outre, plus la circulation virale augmente, plus le risque d’émergence d’autres variants croît aussi ?
M.S. : Exactement. Mais cette situation n’est pas uniquement nationale : la résoudre imposerait une coordination au niveau mondial. Cependant, il est certes toujours mieux d’éviter de voir émerger de nouveaux variants sur notre sol, d’où le classement en variant à suivre du mutant détecté à Lannion, en Bretagne.
Cela pose la question de la stratégie vaccinale mondiale : concentrer la vaccination dans certains pays, comme c’est le cas actuellement, ne permet pas d’éviter l’émergence d’un variant ailleurs. L’idée devrait plutôt être de casser l’épidémie partout, car chaque foyer d’infection constitue une occasion supplémentaire pour le SRAS-CoV-2 de muter et d’engendrer une nouvelle lignée plus contagieuse ou capable d’échapper aux vaccins…
Sait-on pourquoi l’épidémie a redémarré plus vite et plus fort dans certains endroits, comme la région Grand Est, l’Île-de-France ou les Hauts-de-France, alors même qu’elles avaient déjà été touchées fortement ?
M.S. : Nous travaillons encore à la preuve quantitative (nous soumettrons un article scientifique prochainement à ce sujet), mais la structuration de l’habitat, la densité de la population, semble jouer un rôle majeur. On sait en effet qu’outre les mesures sanitaires et l’immunité collective, la dynamique de l’épidémie dépend de divers facteurs, sans qu’on soit pour l’instant capable d’estimer précisément la contribution de chacun d’entre eux.
Un de ces facteurs est la densité de l’habitat, la distribution de la population sur le territoire, et la connectivité du tissu urbain. Sur la façade est de notre pays, on trouve de nombreuses grandes agglomérations très bien connectées. C’est aussi là que se situent la majorité des frontières, qui constituent des ouvertures sur le reste de l’Europe, où circule également le virus. La météo joue aussi un rôle. Il existe une corrélation entre la température, l’humidité et la circulation du virus. Or, dans l’Est, le climat continental incite davantage les gens à rester chez eux. La situation est différente dans l’Ouest, au climat océanique plus doux.
L’histoire épidémiologique des territoires influe aussi sur la façon dont l’épidémie s’y déroule : l’immunité collective est différente d’un endroit à l’autre, tout comme l’incidence cumulée de la maladie, le niveau de vaccination, etc. Le comportement des populations, en fonction de leur perception du risque infectieux, joue aussi un rôle : si l’on considère que le risque est important, on fait plus attention aux gestes barrières, on respecte davantage les mesures sanitaires… Enfin, les événements de superpropagation (rassemblements, etc.) constituent des accélérateurs locaux, mais ils sont imprévisibles.
Toutes ces questions mériteraient d’être explorées de façon quantitative et rigoureuse, en associant des spécialistes des sciences humaines. Malheureusement, le temps et les moyens manquent.
L’immunité acquise lors des vagues précédentes et la vaccination en cours n’ont donc pas protégé ces régions ?
M.S. : Concernant la vaccination, en février, elle n’a pas changé grand-chose, puisque seulement 2 % de la population avait reçu deux doses en moyenne dans le pays. Et pour ce qui est de l’immunisation naturelle, nous estimons qu’elle était inférieure à 20 %.
Or, le seuil d’immunité collective à atteindre pour espérer limiter la circulation du virus est élevé, plus de 70 % si l’on tient compte de la surcontagiosité des variants. Les exemples des épidémies s’étant propagées avec peu ou pas d’entraves, par exemple sur des bateaux de pêche, sur le porte-avions Charles-de-Gaulle et surtout dans la ville de Manaus, au Brésil, sont également édifiants. On y a touché des sommets d’incidence cumulée relative, proches de ceux prédits par la théorie (plus de 80 %), et pourtant l’épidémie continue. Avec une quantité de décès considérable. Rappelons qu’Arnaud Fontanet et Simon Cauchemez avaient estimé qu’en l’absence de mesures, il aurait pu y avoir jusqu’à 450 000 morts dans notre pays.
Aujourd’hui, selon nos modèles, le taux d’immunisation de la population est autour de 14 %. Ceux de l’Institut Pasteur oscillent plutôt autour de 17 %. Dans les deux cas, on est à moins de 20 %, et il existe des disparités régionales… Dans des régions moins touchées comme la Bretagne et la Nouvelle-Aquitaine, on voit que ce sont surtout les déterminants locaux qui vont influer sur la circulation du virus, plutôt que l’immunité, trop faible.
Selon l’Institut Pasteur, la vaccination nous permet toutefois actuellement de faire diminuer d’un cinquième les hospitalisations par rapport à une situation sans couverture vaccinale.
Lors de sa conférence de presse du 18 mars, le premier ministre Jean Castex a affirmé que le fait d’avoir écarté, fin janvier, l’option d’un confinement généralisé était « la bonne décision, car [s’ils avaient] dû confiner alors […], [ils auraient] dû infliger au pays un confinement de probablement trois mois ». Qu’en pensez-vous ?
M.S. : Bien sûr que non. De même qu’en voiture, la distance de freinage est d’autant plus réduite que la vitesse du véhicule est basse, une réponse sanitaire appliquée plus précocement aurait favorisé un retour plus rapide à une incidence faible, laquelle est plus efficacement contrôlable par le triptyque dépistage-traçage-isolement, en relais des mesures restrictives.
Cela aurait de fait permis une meilleure visibilité à moyen terme pour la population, les services hospitaliers, le secteur économique et les scientifiques. Toutes choses étant égales par ailleurs, notre modèle montre que si le nombre de reproduction avait été ramené à son niveau de novembre entre le 15 janvier et le 15 février, il y aurait eu à la mi-mars moins de 1 500 patients COVID en services de soins critiques (au lieu des 4 269 recensés au 18 mars).
Alors que d’autres pays prenaient des mesures plus draconiennes, la France s’est contentée d’un couvre-feu. Avec une réussite toute relative : certes, cela a permis de figer l’épidémie, mais à un niveau élevé de circulation du virus, ce qui se traduit depuis des semaines par plusieurs centaines de décès quotidiens auxquels il faut ajouter la morbidité, des personnes qui garderont des séquelles de l’infection, des formes longues de COVID…
Nous devons bien comprendre que le maintien d’une épidémie dans un état stationnaire demande d’autant plus d’efforts que l’incidence de départ est élevée. En effet, à moyens constants, l’efficacité des mesures de dépistage, traçage et isolement assurées par la médecine de ville, les agences régionales de santé (ARS) et l’Assurance Maladie diminue lorsque le nombre de chaînes de transmission devient trop important.
Quel est votre avis sur les mesures ? N’est-il pas paradoxal de « confiner » tout en reculant l’horaire du couvre-feu ? De tenter de « freiner le virus sans nous enfermer » ?
M.S. : Non, il est pertinent d’inciter à la vie en extérieur, à condition toutefois que les gestes barrières soient toujours respectés, et qu’il ne s’agisse pas d’un prétexte pour multiplier ses contacts hors du noyau familial. Il faut souligner qu’une telle configuration est inédite et repose encore davantage sur la responsabilisation collective. Nous devrons de nouveau attendre deux semaines avant d’en évaluer l’efficacité.
Il faut souligner que les mesures visant à contenir l’épidémie sont d’autant plus efficaces qu’elles sont prises tôt. Si l’objectif est d’atteindre un niveau de circulation faible, on y arrive plus rapidement en mettant en place des règles strictes, puis en les relâchant au bout de deux semaines lorsqu’on en voit les effets. Si on attend trop en imposant des mesures insuffisamment efficaces, on lasse la population et on court le risque de perdre l’adhésion aux consignes. Or, un confinement qui serait mal respecté serait la pire des solutions, car on en paierait un coût socioéconomique élevé, sans en toucher le bénéfice sanitaire.
En Allemagne, les autorités ont mis l’accent dans leurs communications sur le fait qu’il ne faut pas attendre que la situation hospitalière soit dégradée pour réagir. Elles ont également fixé des objectifs clairs, avec un calendrier, ce qui fait que la population y adhère. En France, en décembre, une limite arbitraire de 5 000 nouveaux cas par jour avait été établie, et elle n’a finalement pas été respectée. On ne voit toujours pas le bout du tunnel dans notre pays : aujourd’hui, la propagation du virus est certes plus lente qu’au mois d’octobre, mais elle est de nouveau exponentielle et ne permet pas encore d’envisager un relâchement généralisé.
Que penser de la « course contre la montre » vers le printemps et de la couverture vaccinale dont ont parlé le premier ministre Jean Castex et le ministre de la Santé Olivier Véran ?
M.S. : D’ici à la mi-avril, le ralentissement de l’épidémie dépendra des mesures qui ont été annoncées jeudi soir. Ensuite, la couverture vaccinale sera vraisemblablement suffisante pour endiguer l’épidémie, en conjonction avec le maintien des consignes en place depuis le printemps 2020. Cependant, la situation pourrait redevenir fragile dans certains territoires en cas de relâchement précipité de ces mesures.
Mais à l’inverse, on peut se demander pourquoi des relâchements ponctuels n’ont pas encore été évoqués dans certains territoires épargnés, par exemple le Sud-Ouest. La territorialisation et la précocité des mesures sont en effet à envisager dans les deux sens.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.
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Si je comprend bien les commentaires de votre spécialiste la réponse à votre question est: « Oui, il faut le faire, parce que la situation l’exige et ça marche ».
SVP, arrêtez donc de faire du « Gnan . . gnan » avec cette question du Covid. Soyez précis dans vos propros.