Prescrire moins, et mieux

Près d’un aîné canadien sur deux prend au moins un médicament potentiellement inapproprié. Il est donc souvent bénéfique de faire le ménage dans les ordonnances d’une personne âgée, explique le gériatre Quoc Dinh Nguyen.

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L’auteur est gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Il est aussi l’un des cofondateurs et l’expert médical de l’entreprise Eugeria, qui s’est donné pour mission d’améliorer le quotidien des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

On ne s’attend pas à sortir d’une consultation chez le docteur avec moins de médicaments. Et pourtant, il arrive que cela fasse des miracles pour certains de mes patients. 

Au Canada, les trois quarts des personnes de plus de 65 ans prennent plus de 5 médicaments, et le quart en prend plus de 10, selon l’Institut canadien d’information sur la santé. Ne vous méprenez pas : la plupart du temps, ces médicaments sont nécessaires et leur consommation ne devrait pas être arrêtée, et ce, même si la personne en prend plusieurs. L’idée de la déprescription est de réduire et d’éliminer les prescriptions inappropriées. Plutôt que d’écarter un médicament en particulier ou d’éviter de dépasser un certain nombre d’ordonnances, il faut passer en revue chacun des médicaments du patient, établir la raison pour laquelle il a été prescrit, vérifier qu’il reste pertinent et qu’il n’interagit pas avec les autres médicaments ; bref, s’assurer qu’il demeure approprié pour cette personne en fonction de son état de santé actuel. Cet exercice peut être effectué par son médecin ou par le pharmacien, qui contactera alors le médecin pour lui faire part de ses recommandations. 

Même si les médicaments constituent encore un outil central de notre arsenal thérapeutique, cela ne signifie pas que tout mal et toute maladie méritent un traitement. Parfois, trop, c’est comme pas assez. Les changements liés au vieillissement appellent à plus de prudence quand il est question de pilules.

La prise de médicaments chez les personnes âgées

Plus d’un aîné sur deux prend au moins un médicament potentiellement inapproprié, selon le Réseau canadien pour l’usage approprié des médicaments et la déprescription, un regroupement de professionnels et d’établissements, tels que l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, qui fait la promotion de cette approche. 

Les raisons pour lesquelles la quantité d’ordonnances monte en flèche chez les aînés sont nombreuses. D’abord, les affections médicales sont plus courantes avec l’âge. Comme beaucoup d’entre elles sont chroniques (par exemple l’hypertension, le diabète, les troubles de la glande thyroïde, la constipation), leur nombre s’accumule, et avec lui la liste des médicaments pour les traiter. Notons aussi que chacune requiert souvent plusieurs pilules ! Le résultat : une longue liste de médicaments, ce qui n’est pas sans conséquences.

Le risque croît avec le nombre

On utilise fréquemment le terme « polypharmacie » pour décrire la prise quotidienne d’au moins cinq médicaments. Plus il y a de médicaments, plus les erreurs et les omissions risquent de survenir. Confondre deux produits ou oublier une dose est moins probable quand on consomme un seul médicament que lorsqu’on en prend 15, répartis en quatre prises par jour.

Même si les consignes médicamenteuses sont suivies à la lettre, la polypharmacie et le vieillissement peuvent faire mauvais ménage. Les changements dans la composition et le fonctionnement du corps altèrent la capacité de l’organisme à absorber, à métaboliser et à éliminer de nombreux médicaments. Les effets secondaires, comme la somnolence, les chutes ou la constipation, apparaissent plus souvent. On court moins vite avec les années ; il en va de même pour notre foie et nos reins, qui éliminent moins rapidement les médicaments, ce qui favorise leur accumulation. Lorsque les autres systèmes du corps, comme le cerveau, ralentissent aussi, les conséquences sur le fonctionnement quotidien peuvent s’accentuer. Un somnifère surdosé gênera davantage une personne âgée avec des troubles cognitifs qu’une autre bien portante. Traîner la même liste de médicaments pour l’unique raison de les avoir « toujours pris » n’est pas souhaitable. Un de mes patients qui souffrait d’insomnie prenait chaque jour trois somnifères, ajoutés au fil du temps. En abaissant progressivement les doses et en retirant deux des médicaments, nous avons pu réduire sa fatigue diurne et améliorer sa mémoire, lui qui avait un début de trouble cognitif. 

Effets secondaires en cascade

En plus du vieillissement du corps qui modifie l’action des médicaments, les effets délétères de chacun d’eux peuvent être décuplés lorsqu’il y en a plusieurs. Prenons le médicament qui endort et combinons-le avec un autre qui rend étourdi et nous avons une recette toute désignée pour provoquer une chute. Un autre type de combinaison malencontreuse est la cascade médicamenteuse : un médicament, donné en réponse à l’effet secondaire d’un premier médicament, est lui-même à l’origine d’autres effets secondaires ! Un produit contre la douleur cause une enflure, un autre est prescrit pour la réduire, mais entraîne des étourdissements, qui sont alors traités par un troisième…

Voici le genre de questions que je me pose lorsque j’analyse la liste de médicaments de l’un de mes patients :

  • Le médicament est-il donné uniquement pour soulager des symptômes ou pour éviter la progression de la maladie ? Par exemple, si de l’acétaminophène est prescrit pour des douleurs d’arthrose, mais qu’il s’avère inefficace, il n’y a pas de raison d’en poursuivre la consommation, car il n’agit pas directement sur le phénomène à l’origine de l’arthrose.
  • La raison pour laquelle l’ordonnance a été faite est-elle encore présente ? Il arrive trop souvent que des médicaments prescrits à l’hôpital de façon temporaire, comme pour un délirium ou de l’insomnie, continuent d’être pris à la maison. Les bienfaits n’y sont plus, mais les effets secondaires, oui.
  • La balance des bénéfices et des risques des médicaments demeure-t-elle favorable avec les changements de l’état de santé ? À mesure que le patient vieillit, la même dose d’un médicament contre la haute pression peut provoquer des étourdissements et des chutes.
  • Des études scientifiques ont-elles établi de nouveaux risques ? Par exemple, certains somnifères ont été associés à des effets secondaires sur le fonctionnement du cerveau et de la mémoire qui n’avaient pas été bien reconnus au départ.
  • Le médicament est-il donné de manière préventive (ce qu’on appelle la prévention primaire) ou comme traitement pour éviter des récidives (la prévention secondaire) ? L’aspirine, par exemple, est nécessaire à la suite d’une crise cardiaque, mais ne l’est pas en prévention primaire de la maladie. Il faut aussi noter que la plupart des traitements préventifs mettent du temps avant d’être efficaces : si l’espérance de vie est limitée, les bienfaits de la prévention primaire peuvent être faibles, voire nuls.

S’ajuster et personnaliser

En médecine et en pharmacie comme dans la vie, il n’y a pas de panacée. C’est d’autant plus vrai avec la grande diversité des personnes âgées. La médecine, c’est souvent autant faire que défaire, prescrire que déprescrire, et ce, avec une vision globale qui va au-delà de chaque maladie. Quand il est question de médicaments, la clé est de s’ajuster et de personnaliser les traitements pour prévenir et soigner les maladies. Reste que le but est avant tout d’en tirer le meilleur parti afin de maintenir et d’améliorer la qualité de vie. Les médicaments sont un moyen, pas une fin.