L’auteur est gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Il est aussi l’un des cofondateurs et l’expert médical de l’entreprise Eugeria, qui s’est donné pour mission d’améliorer le quotidien des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
«Bonjour, clinique de gériatrie et de mémoire du CHUM. » L’évaluation de la « mémoire » étant le motif le plus commun de nouvelles consultations dans mon domaine de spécialisation, c’est ce que vous entendrez si vous appelez à notre clinique.
Je place le mot « mémoire » entre guillemets, car elle a ici le dos large. Aussi importante et préoccupante soit-elle, elle ne constitue que l’une des fonctions évaluées chez nos patients. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de clinique de cognition. Même si on interchange souvent les termes « mémoire » et « cognition », ceux-ci ne sont pas équivalents. Voyons de plus près ce qui les distingue et d’où vient la confusion.
Les fonctions cognitives, qu’est-ce que c’est ?
Cette expression — qui s’oppose de manière imparfaite à « fonctions émotionnelles » — désigne l’ensemble des activités psychologiques permettant au cerveau de gérer les connaissances. Tous les processus mentaux qui nous amènent à percevoir quelque chose, à le comprendre et à lui donner un sens sont concernés, tout comme notre capacité à interagir avec notre environnement. Avoir une mémoire d’éléphant n’est pas suffisant ; bien qu’importante, cette facette de l’esprit humain n’est qu’un domaine parmi tant d’autres. Bref, la cognition est ce qui permet à l’humain d’être… humain.
Quand une personne consulte à notre clinique pour des troubles de mémoire, nous évaluons en même temps l’ensemble de ses fonctions cognitives, à l’aide de différents tests et en la questionnant. Plusieurs maladies affectent en effet la cognition de diverses manières, et caractériser les troubles aide à poser le diagnostic. Pour l’établir, le médecin doit tenir compte d’un grand nombre d’éléments.
Les tests peuvent paraître étonnants, mais grâce à eux, il est possible de bien évaluer les différents domaines de la cognition, tels que définis, par exemple, dans le DSM-5 (la cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, la bible de la psychiatrie). En combinaison, ces fonctions nous permettent, à vous et moi, de vaquer à nos activités quotidiennes en pleine possession de nos moyens. Étant donné que chaque type de démence a ses propres caractéristiques, il est essentiel de mesurer toutes les fonctions cognitives avant de poser un diagnostic.
1. L’attention complexe
Avec l’omniprésence des technologies et des distractions, on prend conscience plus que jamais de l’importance de la concentration soutenue pour notre productivité et pour notre bien-être. L’attention complexe comprend l’attention soutenue (rester concentré longtemps sur la même tâche), l’attention divisée (partager son attention sur plus d’un élément à la fois, comme tricoter et regarder la télévision en même temps) et l’attention sélective (filtrer de multiples stimuli concurrents, par exemple en restant concentré sur une conversation quand d’autres gens parlent autour). En clinique, l’attention peut être testée en énumérant à haute voix une série de nombres aléatoires, en récitant les mois de l’année à l’envers ou en réalisant des soustractions continues. Il n’y a pas que Twitter ou Facebook qui jouent sur notre capacité attentionnelle : certaines maladies cognitives, comme la démence vasculaire et la démence à corps de Lewy, altèrent habituellement l’attention complexe.
2. Les fonctions exécutives
Un cerveau qui fonctionne bien arrive à se surveiller, à se corriger, à planifier, à prendre des décisions et à manipuler l’information, bref, à réfléchir. C’est ce qu’on appelle les fonctions exécutives. Notre quotidien regorge de routines et d’automatismes : on n’a pas à réfléchir, par exemple, pour attacher ses lacets. Néanmoins, lorsqu’il est nécessaire de faire remuer ses méninges, on fait appel au chef d’orchestre que sont les fonctions exécutives : pour planifier un voyage ou une grande réception, pour naviguer dans un nouvel environnement (sans GPS, avec une carte !), pour gagner à un jeu de société ou pour résoudre des problèmes. On utilise fréquemment le test de l’horloge (qui, comme son nom l’indique, implique de dessiner une horloge) pour solliciter les fonctions exécutives.
3. La mémoire
Impossible de parler de cognition sans parler de mémoire. Parce que la mémoire est une faculté qui oublie, c’est elle qui tracasse le plus les personnes âgées et leurs proches avec le vieillissement. On reste à l’affût de cette habileté à retenir les événements passés, les rendez-vous futurs, l’orientation temporelle (la date), les conversations ou les noms.
Les types de mémoire, dont voici une liste non exhaustive, sont variés : la mémoire sémantique (les faits), la mémoire épisodique (les événements et les souvenirs du quotidien), la mémoire récente et la mémoire à long terme. Les processus mnésiques sont complexes, mais on distingue trois grandes étapes : l’encodage (enregistrer l’information), le stockage (consolider l’information), puis la récupération de la mémoire (aller rechercher l’information).
La maladie cognitive la plus fréquente, l’alzheimer, atteint de façon prédominante la mémoire épisodique récente ainsi que les trois étapes d’encodage, de stockage et de récupération. La démence vasculaire, elle, touche plutôt l’étape de récupération de la mémoire. Ainsi, une personne atteinte d’alzheimer sera peu aidée par des indices pour retrouver une information, car elle n’arrivera pas à l’encoder, alors que celle avec une démence vasculaire bénéficiera davantage d’indices pour faciliter la récupération de l’information stockée.
4. Le langage
Comprendre le langage et s’exprimer sont des fonctions tellement naturelles que nous les tenons souvent pour acquises. Lorsque des troubles cognitifs comme l’alzheimer se déclarent, ils fragilisent notamment la capacité à répéter des mots et des phrases, à nommer des objets, à lire et à écrire.
Un déclin majeur des capacités langagières a pour nom aphasie, ce qui signifie « sans parole ». Certaines maladies cognitives rares touchent tout spécialement le langage : dans les aphasies primaires progressives, la capacité à comprendre le sens des mots (la sémantique), à répéter, à parler de façon fluide et à tenir compte des structures grammaticales se dégrade, alors que les autres fonctions cognitives sont conservées.
5. Les habiletés perceptivo-motrices
Les habiletés perceptivo-motrices sont un autre domaine de fonctions cognitives qu’on tient pour acquises. C’est ce qui nous permet d’intégrer les stimuli que l’on perçoit par nos sens pour comprendre notre environnement et d’ajuster les gestes que l’on fait pour parvenir à accomplir une tâche. Du côté perceptuel, prenons comme exemple l’aptitude à reproduire des figures géométriques ou à reconnaître des formes complexes telles que des illustrations, des visages ou l’environnement, plutôt que de n’identifier que les lignes ou les formes individuelles qui les composent. Du côté moteur, pensons aux séquences routinières comme se brosser les dents ou utiliser un marteau, ou à des séquences nouvelles comme se croiser les bras à l’inverse de notre tendance naturelle ou réaliser des ombres chinoises.
Dans l’ensemble des maladies cognitives, la détérioration des habiletés perceptivo-motrices explique souvent la difficulté à utiliser des objets dont on avait auparavant la maîtrise, comme les électroménagers. Dans la démence à corps de Lewy, les habiletés de perception visuelle sont parmi les premiers domaines cognitifs atteints.
6. La cognition sociale
Les spécialistes l’ont récemment ajoutée aux cinq autres domaines de la cognition. Elle désigne l’aptitude à reconnaître les émotions et à se mettre à la place d’autrui. Avoir de l’empathie et de la sympathie et déceler l’état d’esprit, les désirs et les intentions de ceux qui nous entourent fait appel à la cognition sociale. Les personnes touchées par la démence frontotemporale (variante comportementale) peuvent par exemple avoir plus de difficulté à lire la colère, la tristesse ou la surprise dans les expressions faciales ; c’est d’ailleurs un test que l’on fait parfois avec des photos standardisées. Ce qui est particulier, c’est que la mémoire et les habiletés perceptivo-motrices demeurent préservées dans les premières phases de cette maladie.
Pourquoi parle-t-on de mémoire quand on a la cognition en tête ?
Ce survol des fonctions cognitives du cerveau peut vous donner une idée d’une première raison pour laquelle on dit à nos patients qu’on évaluera leur « mémoire » plutôt que leur cognition : quoique strictement inexact, c’est plus simple, évocateur et compréhensible ! Voilà la raison pragmatique.
Une deuxième raison est que l’atteinte mnésique est l’atteinte de la cognition la plus facilement reconnaissable par les personnes âgées et leurs proches.
Une troisième, de façon intéressante, est historique. L’alzheimer est la maladie cognitive la plus prévalente (environ 60 % à 70 % des cas) et la première décrite, en 1906. Et comme elle affecte principalement la mémoire, c’est ce que l’on a le plus mesuré pour la description, le diagnostic et la recherche sur les troubles cognitifs. En effet, jusqu’à la dernière version du DSM, la perte mnésique était un critère obligatoire pour diagnostiquer une démence. Ce n’est plus le cas, car on reconnaît désormais d’autres formes de troubles cognitifs bien distincts de l’alzheimer.
Lorsqu’il est question de trouble cognitif, l’évaluation détaillée de chaque domaine cognitif permet de poser le bon diagnostic. Cette condition est essentielle afin de choisir les traitements adéquats. Puisque chaque diagnostic est associé à des atteintes et à une évolution cognitives particulières, établir le bon diagnostic permet aussi de mieux comprendre les changements cognitifs qui sont en cours et ceux à venir. Et mieux comprendre redonne un peu d’emprise à la personne et aux proches touchés par une démence.
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