Le tourisme est devenu un pilier économique pour les îles de la Madeleine, ces «fleurs dans l’eau», comme disait Félix Leclerc. Avec environ 50 000 visiteurs annuels et des retombées de 50 millions de dollars, c’est le deuxième secteur économique après la pêche, qui rapporte encore environ 76 millions de dollars.
Les visiteurs sont attirés par des paysages enchanteurs, des plages interminables, des eaux qui semblent de plus en plus chaudes, de bonnes tables et des bistrots sympathiques, une faune aviaire passionnante à observer. Mais le boom touristique des cinq dernières années a imposé l’adaptation non seulement des infrastructures d’accueil, mais aussi des Madelinots eux-mêmes. Cette manne indispensable peut même apparaître parfois comme une invasion pour les 13 425 habitants de l’archipel.
«C’est sûr que 50 000 visiteurs par été, ça bouscule les habitudes d’une collectivité insulaire, dit Isabelle Cummings, responsable du marketing et des communications pour Tourisme Îles de la Madeleine. Plus la saison avance, plus les gens se sentent essoufflés et souhaitent retrouver leur rythme de vie.»
Thérèse Bergeron est propriétaire de l’auberge Havre-sur-Mer depuis 1990 et a donc vu l’évolution de l’industrie touristique: «C’est un touriste québécois très éduqué qui fréquente les Îles, qui les adore, qui les respecte. Le problème, c’est que tout le monde arrive en même temps, entre le 15 juillet et le 15 août! Pour recevoir davantage de visiteurs à ces dates, il faudrait d’autres établissements et tout avoir en plus. Nous, les particuliers, avec nos petits budgets, on ne peut pas faire grand-chose. Nous recevons l’aide de l’Association touristique des Îles et nous sommes également affiliés au Québec maritime pour notre publicité, mais il n’est pas possible d’ajouter des services quand on a de la misère à arriver pendant les trois mois qui fonctionnent bien. Ce serait trop cher pour un mois dans l’année.»
Une population qui double tout au long de juillet et d’août, ça veut aussi dire le double de déchets, le double de consommation d’eau. Jean Hubert est ingénieur et directeur adjoint du Service d’hygiène du milieu de la municipalité des Îles-de-la-Madeleine: «Pour l’eau, on connaît deux pointes: celle due aux usines de transformation du poisson, au printemps, et celle due aux touristes, en juillet et août. Nous sommes un des rares endroits au Québec où la totalité de l’approvisionnement vient de la nappe souterraine. Les réserves sont suffisantes et la gestion, très convenable. Pour les déchets, les gens qui louent une maison apprennent à faire le tri, comme les Madelinots. On recycle tout ou presque.»
Mais il y a une autre invasion que celle du touriste de passage, une invasion plus discrète, plus pernicieuse: celle des «étranges»!Ce sont les «terriens» qui achètent des maisons, pour ne les habiter que quelques mois par année… ou les louer aux touristes.
«Les saisonniers, c’est gentil, mais c’est pas la vie, dit Thérèse Bergeron. Ça nous fait des maisons vides et tristes autour, comme partout sur les bords de mer. J’ai vu en Espagne des villages complets qui étaient déserts. Aux Îles, c’est le même problème. Pour nous, c’est dur de nous faire une vie normale quand les gens sont absents.»
«Une maison habitée seulement deux mois l’été, ça ne crée pas la même dynamique, confirme Isabelle Cummings. Et les Madelinots ont peur de perdre quelque chose qui leur a appartenu de tout temps.»
Autres menaces: de monstrueuses résidences de plusieurs centaines de mètres carrés, semblables à celles qu’on retrouve dans les banlieues de Montréal et Québec, ont surgi ici et là, sinistres balafres dans ce paysage de dunes. Ce à quoi il faut ajouter la hausse du fardeau fiscal que provoque l’augmentation en flèche de la valeur des maisons et des terrains. L’évaluation de certains terrains est passée de 15 000 à 90 000 dollars en quelques années. Pour beaucoup, la chose est d’autant plus difficile qu’ils n’avaient déjà pas les moyens de rénover leurs vieilles maisons patrimoniales.
Bien des investisseurs regrettent leur achat et désertent les Îles après quelques années, laissant derrière eux des maisons que les jeunes Madelinots qui reviennent, de plus en plus nombreux — c’est la seule région du Québec où le solde migratoire est positif —, ne pourront jamais s’offrir.
«Il y a quelques années seulement, des maisons de 150 000 dollars aux Îles, ça n’existait pas, ni les sous pour rénover, dit Isabelle Cummings. Les maisons patrimoniales assurent la conservation du patrimoine bâti, ça fait partie de la culture, du vécu, mais si un étranger achète une telle maison, c’est important pour nous que le cachet demeure et qu’on n’impose pas une architecture qui gâterait le paysage.»
«L’urbanisation est essentielle pour éviter l’étalement et pour réduire les coûts des services, dit Jean Hubert. Il faut arriver à un équilibre: les maisons patrimoniales dispersées sur le territoire pour garder le cachet, et l’aménagement urbain pour réduire les coûts collectifs.»
L’activité touristique a aussi des effets visibles sur le paysage. Selon Pascal Poirier, technicien en aménagement de la faune, c’est le principal problème environnemental. L’organisme Attention FragÎles s’emploie à contrôler la circulation des tout-terrains sur les dunes et à protéger les pluviers siffleurs — les Îles sont le seul endroit au Québec où ils nichent — ainsi que les bécasseaux, les grands chevaliers et les grands hérons. Chaque année, une équipe de quatre personnes parcourt les plages à pied, pour protéger les dunes. Sans elles, les lagunes se transformeraient en baies, les réseaux hydroélectrique et routier seraient menacés. Depuis 1988, on tente de sensibiliser les écoliers. De son côté, Arrimage se consacre à la protection de la culture, pendant que la Société de conservation veille sur le patrimoine bâti.
«Il faut conscientiser, informer, dit Isabelle Cummings. C’est au milieu de décider comment il veut développer son industrie touristique et quelle expérience il veut offrir aux visiteurs: culture, patrimoine bâti, insulaires eux-mêmes avec leur accent, leur façon de vivre, leur rythme de vie, leurs traditions. En fait, on en est au même point que l’Île-du- Prince-Édouard il y a une vingtaine d’années.»Pour le maire, Joël Arseneau, «il n’y a pas de quoi s’inquiéter. On est très sensibilisés depuis cinq ans. Les gens ont pris conscience qu’il n’y avait pas que de bons côtés au tourisme et qu’il fallait ralentir la cadence pour ne pas piller la ressource qui fait notre richesse.»
Aujourd’hui, on peut dire que le déclin de la pêche est terminé. Désormais, les revenus se sont stabilisés. Les stocks de homards se maintiennent grâce à la vigilance des homardiers, qui s’imposent des restrictions sévères. La mariculture et sa production de moules — et bientôt de pétoncles — viennent compenser la disparition de la pêche traditionnelle. Et comme un peu partout, on assiste, grâce à de jeunes entrepreneurs, à une explosion des produits du terroir: moules d’élevage, poisson fumé, «pot-en-pot» (préparation de fruits de mer ou de poissons et de pommes de terre en croûte), terrines de homard, fines herbes, fromage, légumes biologiques, bière artisanale, alcools de petits fruits, vendus sur place et exportés sur le continent.
De mai à octobre, si tout le monde — sauf les pêcheurs — travaille d’une façon ou d’une autre à accueillir la visite, l’automne ramène le repos. Puis, peu à peu, l’ennui s’installe et on rêve au retour du printemps, de la chasse aux phoques, de la pêche au homard, de l’activité… et pourquoi pas, des touristes.
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