Miranda So est chef intérimaire et directrice de recherche du programme de gestion des antimicrobiens du Sinai Health-University Health Network, pour lequel œuvrent aussi Jenny Curran (spécialiste de la pharmacothérapie), Shahid Husain (directeur médical intérimaire), Qian Li (pharmacienne) et Mark McIntyre (spécialiste de la pharmacothérapie).
La résistance aux antimicrobiens (RAM) a longtemps été décrite comme un « tsunami à évolution lente », ce qui donne l’impression que, bien que ce phénomène soit effectivement apocalyptique, les répercussions ne se feront sentir que dans un avenir vague et lointain. On pourrait croire qu’une action immédiate n’est pas nécessaire, qu’on a encore du temps… mais est-ce vraiment le cas ?
Malheureusement, le temps ne joue pas en notre faveur. En toile de fond de la pandémie de COVID-19, la RAM, qui est antérieure à cette dernière, se répand de plus en plus. Ses répercussions se font sentir dans le présent, elles n’appartiennent plus à l’avenir. La RAM pourrait affecter une grande partie de la population, pas seulement les personnes les plus gravement malades. Au Canada, en plus de l’accès limité aux nouveaux antimicrobiens, les problèmes qui touchent en ce moment la chaîne d’approvisionnement en antimicrobiens existants (par exemple, la pénurie actuelle d’amoxicilline) diminuent notre capacité à traiter les infections. Bref, la RAM est une menace pour la santé publique mondiale.
L’utilisation d’antimicrobiens — antibactériens, antifongiques et antiviraux — a conduit à l’émergence de la RAM. Et la pandémie a exacerbé la situation.
Au début de la pandémie, l’hypothèse selon laquelle les patients atteints de la COVID-19 risquaient fortement de contracter des co-infections bactériennes a mené à une prévalence disproportionnée de la prescription d’antibiotiques par rapport à la prévalence réelle des co-infections bactériennes. Une méta-analyse de 154 études réalisées entre décembre 2019 et mai 2020 a révélé que trois patients sur quatre hospitalisés pour la COVID-19 avaient reçu des antibiotiques, alors que moins de 1 sur 10 souffrait de co-infections bactériennes justifiant un traitement.
À mesure qu’évoluait la pandémie, les traitements éprouvés contre la COVID-19 sont devenus mieux standardisés, et les interventions de soutien telles que la ventilation mécanique et l’oxygénation par membrane extracorporelle (communément appelée ECMO) ont permis de sauver des vies. Cependant, dans les cas d’hospitalisation prolongée, les patients risquent de contracter des infections associées aux soins de santé ainsi que des infections secondaires qui pourraient rendre nécessaire l’utilisation d’antimicrobiens.
L’exposition répétée aux antibiotiques est susceptible d’entraîner l’émergence d’infections bactériennes multirésistantes et d’infections fongiques invasives, deux complications importantes qui peuvent provoquer la mort. Compte tenu du nombre de patients hospitalisés au cours des vagues successives de COVID-19 à l’échelle locale, nationale et mondiale, nous avons constaté que beaucoup d’antimicrobiens avaient été prescrits, ce qui a contribué à l’augmentation de la RAM.
Tenter de sauver la vie d’un patient aux prises avec une infection causée par des bactéries extrêmement résistantes aux antibiotiques est plus fréquent qu’on ne le pense. C’est une situation très éprouvante pour les malades, leurs proches et l’équipe soignante. De plus, les conséquences de la résistance aux antibiotiques vont au-delà du patient en question, elles se répercutent sur les profils de résistance dans l’ensemble de l’établissement. À l’échelle mondiale, la résistance aux antibiotiques a augmenté depuis le début de la COVID-19. Puisque nous vivons dans un village global, comme la transmission du SRAS-CoV-2 nous l’a démontré, les agents pathogènes résistants aux antimicrobiens peuvent se propager rapidement à l’échelle de la planète. En d’autres mots, ce qui se passe dans des endroits apparemment lointains nous touche déjà directement.
La résistance aux antimicrobiens nous concerne tous
Sans antimicrobiens efficaces, les progrès médicaux des dernières décennies — dont beaucoup sont des miracles qui sauvent des vies et que nous tenons aujourd’hui pour acquis — seraient en péril : une coupure sur la peau peut provoquer une infection susceptible de coûter à la personne blessée un membre ou sa vie sans antibiotiques efficaces.
Quiconque fait l’objet d’une intervention de routine telle qu’une césarienne ou la pose d’une prothèse de hanche ou de genou fait face à un risque inacceptable d’infection postchirurgicale en l’absence d’antibiotiques efficaces, ce qui peut entraîner une invalidité à long terme, une mauvaise qualité de vie, voire la mort à la suite de complications de la césarienne. Avec le vieillissement de notre population, le nombre de Canadiens ayant besoin d’une arthroplastie de la hanche ou du genou continuera de croître au cours des prochaines décennies. Une grande partie de la population pourrait donc voir sa mobilité réduite en raison de la RAM.
Le traitement du cancer a progressé à pas de géant, et plus de patients qu’auparavant se font offrir des soins qui prolongeront leur vie. Mais le traitement du cancer augmente la vulnérabilité aux infections. C’est pourquoi il doit être accompagné d’antimicrobiens efficaces. La dernière chose que nous souhaitons, c’est que les patients survivent au cancer pour ensuite succomber à une infection incurable.
La transplantation d’organes solides donne aux patients un nouveau souffle de vie. Cependant, sans antimicrobiens efficaces, une telle opération ne peut avoir lieu en raison des risques inacceptables d’infections. Même quand la personne survit à l’intervention chirurgicale, il n’est pas possible de maintenir l’immunosuppression à vie nécessaire pour prévenir le rejet de la greffe sans antimicrobiens efficaces.
Chacun de nous peut jouer un rôle actif dans la lutte contre la RAM
Que nous soyons des individus bien portants, des patients, des professionnels de la santé, des responsables des soins de santé ou des décideurs, nous avons tous un rôle à jouer pour ralentir l’assaut de la RAM.
Nous devons tous comprendre pourquoi les antimicrobiens ne sont pas nécessairement la réponse à toutes les infections, et la lutte contre la RAM va au-delà de l’optimisation de leur utilisation. La vaccination contre les infections à pneumocoque, par exemple, est très efficace pour minimiser le risque d’infection, donc la nécessité d’un traitement antibiotique. Le vaccin annuel contre la grippe diminue le risque de grippe, donc le risque d’infections bactériennes secondaires après la grippe et le besoin ultérieur d’un traitement antibiotique.
Bien que des programmes de gestion des antimicrobiens aient été mis en place dans de nombreux hôpitaux de soins aigus et établissements de soins continus complexes, ils bénéficient de ressources limitées. De plus, la gestion des antimicrobiens en consultation externe est déficiente au Canada. Étant donné que la plupart des antimicrobiens sont prescrits en milieu ambulatoire, surtout dans les cliniques sans rendez-vous sur lesquelles comptent beaucoup de Canadiens pour accéder aux soins de santé en raison de la pénurie nationale de médecins de famille, des ressources spécialisées comme les Four Moments of Antibiotic Decision Making de l’Agency for Healthcare Research and Quality (AHRQ) des États-Unis et la trousse d’outils pour les patients ambulatoires de Santé publique Ontario sont utiles aux cliniciens de première ligne. Un aspect essentiel des interventions en consultation externe est de permettre aux patients de mieux comprendre les avantages et les inconvénients de l’utilisation des antimicrobiens. Il reste du travail à faire de ce côté.
Pour les décideurs, un opportun et rigoureux système de surveillance de la résistance aux antimicrobiens, associé à un suivi efficace de la consommation de ces substances, aidera à orienter les efforts de gestion des antimicrobiens de manière coordonnée au Canada et à l’échelle mondiale.
La résistance aux antimicrobiens n’est pas un tsunami qui se déplace lentement. Il s’agit plutôt d’une menace imminente et déchaînée pour la santé publique. Chacun a un rôle à jouer pour atténuer cette menace, et nous devons agir maintenant.
La version originale de cet article a été publiée sur Healthy Debate, sous licence Creative Commons.
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