La campagne électorale albertaine du printemps dernier s’est déroulée à un moment où plusieurs localités de la province subissaient des chaleurs inédites. Edmonton, notamment, enregistrait des records avec des températures moyennes de six degrés au-dessus des moyennes saisonnières, selon Environnement Canada. Pire encore, l’hiver peu neigeux et le temps sec jumelé aux épisodes de chaleur du printemps ont provoqué des feux de forêt impossibles à maîtriser qui ont brûlé une superficie record de l’Ouest canadien.
On le sait, peu après, cela s’est étendu au Québec avec la vague sans précédent d’incendies qui ont dévasté la forêt boréale, de l’Abitibi à la Côte-Nord. Les données ne mentent pas : au milieu de l’été, la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) a enregistré en zone intensive 1,6 million d’hectares brûlés, soit 400 000 de plus que le record précédent, qui date de 100 ans. En zone nordique, c’est le triple qui a été consumé. Ensemble, cela donne presque le double de la superficie de la Belgique. En Alberta, pendant le mois de mai, c’est 1 million d’hectares — ou 10 000 km2 — qui ont brûlé, alors que le record de 1981 pour toute une année est de 1,3 million d’hectares.
Étude après étude, les climatologues démontrent que les périodes de sécheresse et les canicules plus intenses (et plus hâtives) sont directement liées au réchauffement climatique.
Et pourtant… j’ai couvert quotidiennement la campagne électorale albertaine (remportée par le Parti conservateur uni de la première ministre sortante, Danielle Smith), et même si des milliers d’Albertains fuyaient les flammes, les changements climatiques n’ont jamais réellement fait partie des débats entre les principaux partis. Dans l’épicentre du secteur pétrolier et gazier au pays, les besoins urgents de la transition énergétique sont demeurés des sujets tabous tout au long de la campagne. Même le Nouveau Parti démocratique de Rachel Notley, l’option progressiste de ces élections, n’en a que rarement fait mention — et encore, c’était toujours dans un contexte économique, et non de santé publique.
Or, les catastrophes démesurées — comme 52 000 km2 de forêts brûlés au Québec en moins d’un été — s’accumulent et transforment notre monde. « Le climat a toujours changé », disent les négationnistes. Oui, mais jamais à cette vitesse ni avec une telle ampleur, selon les scientifiques. « Il y a des feux de forêt chaque année », arguent-ils. Oui, mais jamais de cette intensité, sur un si grand territoire, si tôt dans l’année.
J’ai pensé qu’il y aurait une révolte. Mais il faut croire que nous préférons avaler de la fumée de feux de forêt plutôt que d’admettre que nous nous sommes fait berner.
Les coûts des soins de santé nous exploseront bientôt à la figure. Alors que le nord du Québec et celui de l’Alberta brûlaient, la fumée et les poussières se répandaient. Voyez ceci : l’indice de la qualité de l’air (IQA), calculé à partir des concentrations de cinq principaux polluants (l’ozone, les particules fines, le monoxyde de carbone, le dioxyde de soufre et le dioxyde d’azote), est considéré comme acceptable entre 0 et 50, modéré entre 51 et 100, et néfaste entre 101 et 200. Le 5 juin, il atteignait 116 à Montréal et 222 à Ottawa. En mai à Edmonton, l’IQA a monté à plus de 400, bien au-delà du niveau de 300, jugé « dangereux ». À New York, quand la fumée des incendies enveloppait la ville et lui donnait l’allure du long métrage dystopique Blade Runner 2049, les autorités de santé publique évaluaient qu’une journée à l’extérieur équivalait à griller six cigarettes.
Pourquoi observons-nous une telle dissonance cognitive, comme je l’ai mentionné pour la victoire de Danielle Smith ? Il serait facile de montrer du doigt cette province et de dire : « On sait bien, c’est en Alberta ! », mais ce serait réducteur. Ma chronique « Nous n’y arriverons pas », publiée l’an dernier, traitait d’un sujet semblable après les élections générales en Ontario — un scrutin remporté par les conservateurs de Doug Ford, qui promettaient plus d’autoroutes à travers les terres agricoles pour diminuer les bouchons de la banlieue de Toronto. Nos politiciens, qui ont besoin du vote de la population, n’ont rien à gagner à agir en prophètes de malheur, et encore moins à avoir l’air de faire la leçon. Alors on s’enfonce davantage. Et les électeurs ? Ils semblent s’en ficher éperdument.
Dès 1977, des scientifiques engagés par Exxon (aujourd’hui ExxonMobil, la plus importante multinationale pétrolière au monde) avaient correctement prédit l’impact des émissions croissantes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Exxon a investi des millions de dollars, pendant des décennies, dans la promotion de pure désinformation sur la science du climat.
Quand ces faits ont été révélés au grand public, j’ai pensé qu’il y aurait une révolte. Que nos gouvernements traîneraient ces pétrolières en cour pour les faire payer. Mais il faut croire que nous préférons avaler de la fumée de feux de forêt plutôt que d’admettre que nous nous sommes fait berner.
Cette chronique a été publiée dans le numéro d’octobre 2023 de L’actualité, sous le titre « Rien n’y fait ».
Les biais cognitifs nuisent à la pensée rationnelle, ce qui nous amène à une perception erronée des risques et de leurs conséquences. Plus le risque est éloigné et abstrait, moins il nous paraît menaçant. Plus il est concret et rapproché, plus il nous fera réagir.
Les scientifiques nous disent qu’il y a un risque d’extinction de l’humanité en 2100 avec le réchauffement climatique et on lève les épaules parce que ça nous semble abstrait et éloigné, même si les conséquences de la non prise en charge de ce risque sont majeures. On nous dit qu’il y a un risque de tempête de neige lundi matin et on ferme toutes les écoles parce que le risque est concret et immédiat, même si les conséquences sont mineures. L’humanité semble ainsi préférer prendre le risque de ne rien faire face au problème du réchauffement climatique tout en espérant que les dommages seront acceptables et qu’elle s’en sortira malgré tout.
Si la situation devient désespérée, l’humanité en viendra probablement à utiliser les techniques de géo-ingénierie tel l’injection de particules fines dans l’atmosphère pour filtrer les rayons solaires et augmenter l’albédo, le blanchiment des nuages marins ou la fertilisation des océans pour stimuler le phytoplancton qui absorbe le CO2 en vue de tenter de règler le problème du réchauffement climatique. On a constamment modifié au cours de l’histoire l’environnement terrestre pour que la nature s’adapte à nos besoins, on va probablement franchir la dernière frontière soit transformer l’atmosphère de la planète pour tenter d’échapper aux effets du réchauffement climatique.
Les solutions sont étudiées sur des modèles théoriques mais on ne sait pas vraiment si ces techniques de géo-ingénierie vont fonctionner dans le réel et si ces actions ne vont pas bouleverser encore plus les écosystèmes.
Dans la nuit des temps, dans la soupe primitive, si les premières cellules vivantes s’étaient dit «Bof, à quoi bon», la vie n’existerait pas sur Terre aujourd’hui. La condition sine qua non de la vie, c’est la pulsion irrépressible à proliférer qui anime les choses vivantes. Tout organisme, animal, végétal ou viral veut avant tout vivre et se reproduire.
Après des éons d’évolution, un organisme, l’humain, est devenu assez complexe pour acquérir une conscience de lui-même et de sa propre mortalité, une malédiction diront certains, mais à mon avis une chose magnifique et précieuse qui est sans doute d’une grande rareté dans l’univers. Cette conscience de nous-mêmes ne nous a cependant pas donné d’emblée la maîtrise de notre pulsion fondamentale à proliférer.
S’il y a d’autres planètes habitées dans l’univers (et il y en a probablement) et si sur une de ces planètes il y a une espèce dominante consciente d’elle-même, elle a été, ou est, ou sera, probablement confrontée au même problème que nous : un succès qui lui permet de tellement se multiplier que cela transforme l’écosystème planétaire entier au point qu’il menace de s’écrouler et de l’entraîner dans sa chute. C’est le grand test je crois : la logique parviendra-t-elle à dominer la pulsion naturelle à la prolifération? Ce serait tout un exploit.