La patiente
Dans la jeune quarantaine, elle est porteuse d’une volumineuse tumeur cérébrale, assez mal placée. Les symptômes sont apparus de manière sournoise, sur plusieurs mois. Initialement, un problème de vision touchant la moitié droite de son champ visuel ; puis, à mesure que ce problème prenait de l’ampleur, un mal de tête lancinant qui évoluait en s’accentuant, empêchant la patiente de vaquer à ses occupations depuis quelques semaines. Enfin, une atteinte du langage et des vomissements le matin la mèneront à consulter.
Après avoir vu plusieurs médecins, la patiente aboutit dans un lit d’hôpital sous mes soins. Les examens ont démontré la présence d’une volumineuse tumeur qui comprime et envahit le cerveau, ainsi que l’os du crâne. Il s’agit vraisemblablement d’une tumeur appelée « méningiome », qui prend naissance dans les méninges, à la surface du cerveau. En général, ces tumeurs sont bénignes, mais dans un faible pourcentage de cas, il peut arriver qu’elles soient malignes et agressives. Comme la lésion semble envahir le cerveau et l’os du crâne, c’est ce que nous redoutons.
En présence de son conjoint, la patiente et moi entamons alors une longue discussion quant aux risques et aux bénéfices d’une opération. Cette discussion, qui aborde les dangers liés à l’intervention, est parfois un périlleux exercice d’équilibriste ; il s’agit de demeurer honnête sans toutefois affoler indûment le patient. Certains épisodes sont particulièrement douloureux. Ce que je raconte ici constitue l’une des plus grandes épreuves qu’il m’ait été donné de vivre, au plan tant personnel que professionnel.
Avant la discussion, j’avais pris le temps d’étudier longuement les images d’IRM de la patiente, et je me sentais en confiance pour procéder à l’opération. Je débutais dans ma pratique, mais mes collègues m’envoyaient tout de même des patients atteints de masses tumorales de plus en plus complexes. Or nous étions ici en présence d’une conjonction rendant la procédure plutôt périlleuse : grosse tumeur mal placée, envahissant l’os, le cerveau, mais aussi les sinus veineux au pourtour. C’était une intervention à haut risque.
Un souvenir marquant en guise de conclusion à l’entretien est que la patiente m’avait lancé un « J’ai très confiance en vous » bien senti. Je ne me doutais pas que j’étais sur le point de trahir cette confiance.
Nous avons procédé à toutes les mesures préparatoires auxquelles on pouvait penser dans ce type de situation, puis nous nous sommes installés pour cette intervention chirurgicale qui devait durer toute la journée. J’étais bien reposé, prêt, en toute confiance, et bardé d’un très bon résident comme assistant. Nous avons commencé la procédure et suivi le plan tracé parfaitement, jusqu’à l’ouverture de l’os du crâne. Nous avions planifié que notre ouverture de l’os soit à distance raisonnable de la tumeur qui l’envahissait, dans le but de prendre tout notre temps afin de disséquer et de dégager cette dernière. Mais voilà qu’en ouvrant l’os, alors que nous faisions notre premier trait de coupure avec la perceuse chirurgicale, un geyser de sang se met à gicler par le trait de l’ouverture osseuse.
Il faut bien comprendre la position dans laquelle nous nous trouvons : nous venons de commencer à couper l’os, nous ne pouvons donc pas le soulever, et par un espace avoisinant 3 à 4 millimètres de largeur, une fontaine de sang s’échappe, alors que nous n’en comprenons pas la source directe. Nous sommes à distance raisonnablement sécuritaire des principales structures veineuses pouvant produire ce genre de saignement.
Un principe de base en chirurgie soutient que le contrôle d’un saignement passe par l’accès à son site d’origine. Lorsqu’on y a accès, on peut exercer une pression sur la structure responsable de la spoliation sanguine, coaguler ou utiliser de petits clips et de petites éponges afin de contrôler le saignement. Cependant, dans le cas de ma patiente, l’os étant toujours en place, nul accès à la source de saignement… Le cauchemar. Nous avons bien tenté de découper rapidement le reste de l’os pour le soulever et accéder au saignement. Nous étions probablement à mi-chemin dans cette manœuvre lorsque l’anesthésiste nous a annoncé que la patiente était en arrêt cardiaque par hypovolémie, ou perte de volume sanguin circulant, malgré un remplacement constant du sang perdu. Mes souvenirs sont un peu confus, cela remonte à deux décennies, mais j’estime à environ deux minutes le temps s’étant écoulé entre le début du saignement et l’arrêt cardiaque de la patiente.
Dans l’urgence, nous avons terminé la craniotomie et soulevé l’os, puis tenté différentes manœuvres pour contrôler le saignement pendant que l’équipe d’anesthésie essayait de réanimer la jeune femme. Rien n’y fit…
Résumer ce cas en quelques paragraphes ne permet pas de rendre justice à ma patiente, à la douleur que son départ précipité a causé à ses proches, à sa famille. Je ne pourrai jamais oublier cet épisode de début de carrière, et je porte toujours en moi les traces du remords causé par le décès de cette femme. Je fus happé par une forte culpabilité (le contraire aurait été anormal, amoral), mais aussi par le sentiment d’être un imposteur. Ma patiente m’avait confié son intégrité physique et j’avais trahi sa confiance. Je n’ai pu m’empêcher de me sentir abject, méprisable.
C’est à ce moment du début de ma pratique que, après m’être considéré comme à la hauteur de la tâche, j’ai dégringolé jusqu’au bas de l’échelle. TOUS les chirurgiens vivent des catastrophes à un moment ou à un autre. C’est inhérent à l’incertitude qui caractérise notre travail. Notre réaction face à cette dégringolade aura bien sûr son importance. J’ai des collègues pour qui de tels événements ont détruit pour de bon leur confiance et cassé leur pratique. Dans d’autres cas, j’ai pu constater que des collègues minimisaient ce type d’écueils au point que leur réaction paraissait insignifiante et tout à fait amorale. « On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs », m’avait un jour affirmé un collègue après le décès inopiné de son patient à la suite d’une complication opératoire majeure. Il s’agissait probablement d’un mécanisme de défense s’apparentant à une forme de négation, une minimisation grossière d’un épisode professionnel qui aurait pu mener à des conséquences psychologiques lourdes pour le chirurgien s’il avait fait face à la gravité de la situation.
Je ne raconte pas cette histoire pour montrer à quel point cet épisode particulièrement dévastateur m’a affecté, moi. Alors que vingt ans se sont écoulés, je me souviens encore du visage de ma patiente. Après tout, mon malheur n’était rien en comparaison de celui qu’ont vécu ses proches.
Je relate cette triste histoire pour plusieurs raisons. D’abord, pour rendre hommage à cette femme que je n’ai jamais oubliée, pas plus que son conjoint. Je n’ai jamais rencontré leur enfant, qui était assez jeune à l’époque. Je pense néanmoins souvent à lui : je l’ai privé de sa mère et j’en suis profondément désolé. Ensuite, pour rappeler à tous à quel point la vie ne tient qu’à un fil, à quel point elle est fragile. Et finalement, pour éclairer l’extrême intimité de la relation qui lie un chirurgien à celui ou à celle qu’il opère. Au cours de discussions avec des amis, alors que l’on débattait de la responsabilité professionnelle des uns et des autres, je me rappelle avoir entendu quelqu’un émettre l’opinion qu’un chauffeur d’autobus ou un pilote d’avion de ligne avait des responsabilités bien plus grandes qu’un chirurgien. On argumentait que le pilote ou le chauffeur tient entre ses mains le sort collectif de nombreux individus, alors que le chirurgien, lui, n’opère qu’un patient à la fois. Je souscris à cet argument, car il est assez logique. Il y a cependant une différence, et elle est de taille. Cette différence est en lien avec ce que j’appellerais la proximité de la relation. En effet, il est difficile d’être plus intimement lié à un individu qu’en ayant les mains plongées dans sa boîte crânienne. L’action du chirurgien ne comporte pas d’intermédiaire : pas de volant, de manche à balai ou de commandes interposés entre l’opérateur et la cible de son opération. Ce sont les mains du chirurgien qui agissent directement sur son patient.
Dans le cas de ma patiente, il n’y a qu’un pas à franchir entre « la patiente est morte entre mes mains » et « la patiente est morte de mes mains ». La part de responsabilité prend une tout autre dimension. On peut néanmoins analyser ce triste événement en considérant les éléments suivants. Nous pouvons affirmer qu’il fallait CLAIREMENT tenter d’extirper la tumeur, dont la progression incontrôlée aurait INÉVITABLEMENT tué la patiente. Nous pouvons aussi dire avec certitude qu’il n’existait AUCUNE AUTRE option de traitement possible ici, la lésion tumorale étant beaucoup trop volumineuse. Mais, aujourd’hui encore, je me demande comment j’aurais pu éviter une telle issue. Je n’ai toujours pas de réponse. Jamais je n’en aurai.
Je ne vous raconterai pas la difficile rencontre avec le conjoint pour lui annoncer la nouvelle, non plus que mon effondrement dans les jours qui ont suivi, quand j’étais assailli par les remords et la tristesse. Je le répète, ce que je vivais n’était rien comparativement à ce que je faisais vivre à cette pauvre famille.
Ce n’est pas la seule complication opératoire que j’ai vécue, mais ce fut la plus brutale et la plus traumatisante, arrivée à un moment clé de ma carrière, à ses débuts, et de type « ça passe ou ça casse ». Cependant, à l’opposé de mon collègue qui comparait ce type d’événement à la préparation d’une omelette, il n’était question ni de minimiser ni d’oublier, encore moins de tomber dans le déni. Et c’est ce délicat équilibre entre le ressenti, l’affect et l’opérationnalité, c’est-à-dire la capacité de continuer à travailler et à traiter des patients, sans oublier ni occulter les conséquences des actes posés, qui m’a permis de sauver la mise et aller de l’avant avec ma vie professionnelle.
Deux décennies plus tard, j’y pense encore, souvent, mais le vif souvenir ne m’empêche pas de fonctionner. Pourtant, cet épisode me hante, il fait partie des moments noirs de ma vie. « Si tu ne veux pas de complications, n’opère pas. » Voilà bien un adage entendu et répété ad nauseam dans les couloirs de la chirurgie. Un message qu’on se doit de répéter auprès des résidents débutants, car même si des complications à cette échelle ne sont pas si courantes, elles nous écorchent un peu l’âme chaque fois. Malheureusement, elles font partie de la chirurgie. Et comme l’exige la sagesse universelle, il importe de ne pas les oublier, d’apprendre de chacune. Les autres complications majeures qui ont jalonné ma carrière ne sont pas légion, mais elles sont aussi toujours présentes à mon esprit. Toutefois, un peu comme notre premier amour, cette première a été particulièrement marquante.

Les saisons du cerveau : Le chemin de la vie vu par un neurochirurgien, par David Fortin, M.D., CSPQ, FRCSC
Trécarré, 224 p., 29,95 $.
Extrait publié avec l’autorisation de l’éditeur.
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Ouf! Juste la lecture de votre récit donne la chair de poule. J’apprécie cette humilité, cette compassion, cette empathie qui se dégage de votre récit. Il est rare qu’un professionnel prenne la peine de confier au grand publique toutes les émotions que son travail lui occasionne journalièrement. Comme on dit ça prend une bonne carapace et un contrôle extraordinaire de ses émotions. Bravo à vous. Vous m’impressionnez.
A la lecture de votre article , on peut dire que vous avez donné votre 110 %. À l’impossible , nul n’est tenu. L’histoire était écrite avant le début de l’opération et ce n’est pas vous qui avez écrite cette histoire . Vous êtes un humain qui a donné ce qu’il pouvait en son âme et conscience.
Quelle humanité d’exposer cette vulnérabilité si taboue chez les médecins! Il faut beaucoup de courage et de force pour accueillir et accepter ces émotions d’une telle puissance. J’aurais été honorée de terminer ma vie entre vos mains qui ont tenté l’absolu. Collectivement merci.
Très touchant, vraiment très touchant. J’ai moi-même un cancer de poumon avec métastases au cerveau. Je reçois un traitement qui maintient les métastases endormis. Votre témoignage m’a réconcilié avec l’attitude de certains spécialistes indifférents à l’humanité de leurs patients….la science n’est pas tout et elle ne règle pas tout..la science à ses limites. À mon avis votre humanité a dû faciliter l’acceptation par la famille. Merci pour ce témoignage.
Dr. Fortin, je salue votre humilité, votre transparence et votre courage. Bien que ce cas précis soit dans une catégorie bien à part, je connais moi-même très bien les complications chirurgicales. J’en ai d’ailleurs fait une carrière. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des technologies de pointes pour guider les chirurgiens dans leur approche chirurgicale et ainsi mitiger les risques de complications. Mon innovation technologique, mon cheval de bataille pour aider les chirurgiens et pour protéger la population, est le monitorage neurophysiologique peropératoire (MNP). Le MNP permet de réduire à moins de 1% les complications neurologiques associées à des chirurgies à hauts risques (40-50% de taux de complication associé). Peut-être que les bénéfices du MNP seront un jour le sujet d’une de vos rubriques? D’ici-là, veuillez recevoir toute ma gratitude à l’égard de votre travail!