L’auteur est communicateur scientifique pour l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill. Il est titulaire d’un baccalauréat en biochimie et d’une maîtrise en biologie moléculaire. En plus d’écrire de nombreux articles, il coanime le balado The Body of Evidence.
Les flatulences ont été immortalisées dans une chanson pour enfants dont nous pourrions traduire les deux premiers vers par : « Haricots, haricots, légumes de fête / Plus tu en manges, plus tu trompettes. » On peut dire la même chose du lait pour ceux d’entre nous qui sont intolérants au lactose.
Être incapable de digérer le sucre du lait à l’âge adulte n’est pas absurde. Après tout, pourquoi aurions-nous besoin de continuer à consommer un liquide destiné aux nourrissons ? Ce qui est en fait étrange à première vue, c’est que de nombreuses populations humaines ont trouvé le moyen de continuer à digérer correctement le lactose après la petite enfance. On a longtemps pensé que cette capacité avait évolué en même temps que nos ancêtres commençaient à domestiquer le bétail et à boire son lait, mais un récent examen des preuves donne une image très différente.
En amont
Vous avez peut-être entendu dire que la différence entre les personnes qui peuvent digérer le lactose et celles qui ne le peuvent pas se résume à la mutation d’un gène, mais c’est un peu plus intéressant que cela.
Le lactose est un type de sucre appelé disaccharide, ce qui signifie qu’il est constitué de deux sucres simples qui se tiennent par la main. Si ces mains jointes ne sont pas prises en charge dans notre intestin grêle, le lactose se retrouve dans notre côlon, où deux choses se produisent : la présence de lactose attire de l’eau dans le côlon, ce qui provoque de la diarrhée ; les bactéries qui vivent dans le côlon se régalent de ce lactose et libèrent des gaz comme le CO2 et l’hydrogène, qui gonflent l’abdomen et sont expulsés sous forme de flatulences.
Heureusement, le corps humain produit une paire de ciseaux moléculaires qui peuvent séparer les deux mains, empêchant cette cascade d’événements indésirables. Ces ciseaux sont une enzyme appelée lactase et sont ancrés dans les cellules de notre intestin grêle. La lactase coupe le lactose en ses deux plus petits sucres, le glucose et le galactose, qui sont ensuite absorbés dans le sang.
Le fait que certaines personnes continuent à produire de la lactase après avoir été sevrées du lait de leur mère s’appelle persistance de la lactase, et des études ont confirmé qu’elle est héréditaire.
Ce n’est toutefois qu’au début du XXIe siècle que les scientifiques ont découvert où se trouvait cet avantage dans le génome. Étant donné que la lactase est une enzyme et que les enzymes sont des protéines, la lactase est codée par un gène. Mais cette petite variation génétique miraculeuse qui permet à certaines personnes de continuer à boire du lait sans souci à l’âge adulte ne se situe pas dans le gène de la lactase lui-même.
Elle se trouve, comme le disent les généticiens, en amont.
L’ADN est une séquence de bases désignées par des lettres (A, T, C et G), et 14 000 lettres avant le début du gène de la lactase se trouve une portion particulière qui aide à déterminer le moment où le gène de la lactase sera activé et produira des protéines de lactase. Tout cela est normal. Les gènes ne sont pas toujours activés, tout comme votre recette de brownies préférée ne sert pas à faire de délicieux brownies 24 heures sur 24 dans votre cuisine. Cette recette passe la plupart de son temps à attendre que vous ressentiez une envie. Elle se tient prête à être consultée. Il en va de même pour les gènes : leur expression est rigoureusement réglée.
Des chercheurs finlandais ont découvert en 2002 un changement d’une lettre dans la région régulatrice en amont du gène de la lactase, et ce changement permet aux gens de continuer à produire cette enzyme. Comment ? La nouvelle lettre crée une aire d’atterrissage pour une protéine importante qui active le gène de la lactase. En fait, il s’agit d’une tricherie. Le corps réduit naturellement la production de lactase à mesure que nous vieillissons en utilisant une voie, mais ce changement d’une lettre provoque une passerelle secrète qui permet à la production de lactase de persister. C’est comme si vous lâchiez l’accélérateur de votre voiture, mais que votre ami sur la banquette arrière activait un propulseur de fusée caché, de sorte que votre véhicule continue d’avancer au lieu de s’arrêter.
Ce changement d’une seule lettre n’est pas l’unique cause de la persistance de la lactase. Les scientifiques ont ensuite découvert quelques autres changements d’une lettre dans la région régulatrice en amont du gène de la lactase. C’est un exemple d’évolution convergente. Ces variantes sont apparues de manière indépendante et aléatoire dans différentes populations humaines, et elles ont rempli le même rôle : permettre aux gens de continuer à digérer les produits laitiers bien après le sevrage.
Environ une personne sur trois dans le monde profite aujourd’hui de la persistance de la lactase, mais cet avantage n’est pas uniformément réparti. Il est beaucoup plus fréquent chez les gens d’origine nord-européenne, par exemple, que chez ceux d’origine est-asiatique.
Les scientifiques sont formés pour émettre des hypothèses et les vérifier ensuite. Dans le cas de la persistance de la lactase, l’une des principales suppositions était qu’elle avait probablement évolué en même temps que la domestication des animaux producteurs de lait, qui a commencé il y a quelque 9 000 ans.
Mais un certain nombre de détails ne collaient pas tout à fait, et une vaste étude qui vient d’être publiée apporte des preuves solides que cette hypothèse ne tient pas la route.
La consommation de lait animal est antérieure à notre capacité de le digérer
L’idée selon laquelle les humains qui consomment le lait de leur bétail domestiqué acquièrent simultanément la persistance de la lactase — ce qui donnerait aux personnes porteuses de cette mutation un avantage sur les autres, puisqu’elles peuvent consommer sans symptômes un aliment hautement nutritif — est séduisante.
Mais pourquoi certains peuples qui boivent du lait et élèvent du bétail, comme les éleveurs traditionnels mongols et kazakhs, présentent-ils rarement une persistance de la lactase ? On pourrait croire que le lait de leurs animaux contient de faibles quantités de lactose, mais ce n’est pas le cas : le lait de leurs juments, qu’ils consomment, est aussi riche en lactose que le lait maternel humain.
À l’inverse, comment se fait-il que les chasseurs-cueilleurs hadzas et yaakus d’Afrique de l’Est, par exemple, continuent souvent à produire de la lactase à l’âge adulte alors qu’ils boivent très peu de lait ? Et pourquoi les preuves ADN montrent-elles que la persistance de la lactase était rare en Europe avant le Moyen Âge ?
Une équipe de chercheurs s’est récemment attaquée au problème et a publié ses conclusions dans la revue Nature. Au sens figuré, elle a voyagé dans le temps pour comprendre ce qui s’était passé.
Le lait laisse des résidus de graisse sur les poteries qui le contiennent, et ces graisses peuvent être détectées et distinguées de la graisse animale présente dans la viande quand on examine la longueur de la molécule de graisse et le type d’atome de carbone qu’elle renferme. Les chercheurs ont passé en revue toutes les études qui faisaient état de ces découvertes lors de fouilles archéologiques, et ils en ont conclu que la consommation de lait était assez courante dans toute l’Europe au cours de la préhistoire, bien avant que les Européens soient capables de digérer le lactose après l’enfance, ce qui a commencé à se généraliser il y a 3 000 ans.
Si ce lait largement bu n’était pas digéré correctement, pourquoi nos ancêtres s’en sont-ils tenus à ce produit ? Pourquoi ne sont-ils pas rapidement passés à la transformation de la majorité ou de la totalité de leur lait animal en dérivés comme le fromage, qui contient beaucoup moins de lactose, pour en faciliter la digestion ?
La réponse semble se trouver chez nous, les humains modernes. Les chercheurs ont également interrogé la UK Biobank, un énorme dépôt qui comprend les informations et l’ADN provenant d’environ un demi-million de personnes. Dans un sous-ensemble de cette biobanque, à savoir les personnes sans lien de parenté mais toutes d’ascendance britannique blanche, il s’avère que 92 % de celles qui ne peuvent pas digérer le lactose continuent à consommer du lait de vache frais, et que seuls 2,5 % de ces consommateurs de lait suivent un régime sans lactose.
Il se peut que ces adultes sans lactase fassent comme moi et aient recours à des suppléments. En effet, je suis souvent déconcerté lorsque j’entends des personnes qui ne peuvent pas digérer le lactose se plaindre qu’elles doivent simplement supporter la douleur. L’enzyme qui leur manque — et que je n’ai pas moi-même — est en vente libre dans la plupart des pharmacies. Lorsqu’elle est prise au cours d’un repas, la lactase contenue dans le comprimé découpe le sucre du lait en sucres simples, nous évitant ainsi des troubles gastro-intestinaux.
Mais comme le soulignent les chercheurs, les suppléments de lactase ne sont offerts que depuis peu, et la UK Biobank a commencé à recruter ses participants en 2006, de sorte qu’ils ne pensent pas que ça ait une influence. Il semble que pour la plupart des personnes qui ne peuvent pas digérer le lactose, les symptômes soient suffisamment légers pour être supportables, et c’est peut-être exactement ce que faisaient leurs ancêtres : endurer l’inconfort.
Alors, comment la persistance de la lactase s’est-elle répandue dans ces populations qui consommaient déjà des produits laitiers depuis des milliers d’années ? Il doit y avoir une explication au fait que ce phénomène a rendu les gens plus aptes à se reproduire. D’autant plus qu’en examinant les humains modernes de la UK Biobank, les chercheurs n’ont pas pu trouver d’effets directs de la persistance de la lactase sur la mortalité, l’indice de masse corporelle ou la fertilité.
Les scientifiques proposent ici deux hypothèses, et il se peut que les deux soient vraies.
Souffrir de diarrhées occasionnelles quand on consomme un peu de lait dans le cadre d’un régime diversifié est un inconvénient, mais en cas de famine, ces diarrhées peuvent devenir fatales, soit parce qu’on est extrêmement mal nourri, soit parce qu’on n’a plus que du lait à consommer. Ainsi, lorsque la nourriture se faisait rare, les personnes capables de digérer correctement les produits laitiers avaient un avantage de survie.
Mais en dehors de ces crises alimentaires, une deuxième hypothèse est liée au fait qu’au fil du temps, les gens ont commencé à vivre dans des zones denses avec beaucoup d’animaux de ferme. Certains de ces animaux étaient porteurs de maladies transmissibles à l’homme. Il était possible de survivre à bon nombre de ces maladies, mais ceux qui souffraient déjà de problèmes intestinaux et de diarrhées en raison d’une intolérance au lactose étaient plus susceptibles d’en mourir avant d’avoir eu le temps de se reproduire.
Nous sommes beaucoup plus chanceux que nos ancêtres en ce qui concerne la consommation de produits laitiers. Beaucoup d’entre nous ont hérité de nos parents cette étonnante modification génétique d’une lettre qui permet de conserver l’activité du gène de la lactase. Ceux qui n’ont pas cette chance peuvent se tourner vers le lait de vache prédigéré par la lactase, appelé lait sans lactose, ou vers des solutions de rechange végétaliennes, comme les boissons de soja, d’amande, d’avoine ou de riz. Même les produits laitiers transformés, comme la crème glacée, le yaourt et le fromage, sont désormais offerts en versions sans lactose et végétaliennes. Nous pouvons également prendre un supplément de lactase avant de boire un grand verre de lait.
Ou bien nous pouvons faire ce que nos ancêtres ont fait pendant des milliers de générations avant l’apparition de cette astuce génétique d’une seule lettre : apprécier le lait et supporter ses inconvénients.
Message à retenir :
- Le lactose est un sucre présent dans le lait. Lorsqu’il n’est pas découpé par l’enzyme appelée lactase, il peut provoquer des ballonnements, des flatulences et des diarrhées.
- Une personne sur trois dans le monde continue à produire de la lactase après l’enfance, en raison du changement d’une lettre dans la portion d’ADN qui contrôle l’expression du gène de la lactase.
- Des preuves provenant de fouilles archéologiques ainsi que d’une banque moderne d’ADN et d’informations montrent que les humains ont consommé des produits laitiers pendant des milliers d’années avant d’acquérir la capacité de les digérer correctement après la petite enfance.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée sur le site de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.
L’explication de la tolérance des peuples au lactose malgré l’absence de lactase chez la plupart des individus est assez simple à mon point de vue. Pas nécessaire d’acheter de la lactase en pilule puisqu’un aliment courant et très ancien en contient énormément, le yogourt , kefir et autres formes de lait fermenté par des lactobacilles qui utilisent bien sûr le lactose pour leur croissance (et donc fournissent la lactase en quantité.
question de l’article:Mais pourquoi certains peuples qui boivent du lait et élèvent du bétail, comme les éleveurs traditionnels mongols et kazakhs..etc. ? ils ont le kefir pour ça depuis des milliers d’années possiblement. J’ai personnellement ce manque de lactase mais je tolère très bien le lait si je prends du yogourt. Aucune diarrhée ni gaz dans ce cas car l’enzyme du yogourt fait le travail que mon intestin ne fait plus.