Avec le déconfinement graduel vient la reprise tout aussi graduelle de l’économie. La main invisible d’Adam Smith, père du libéralisme économique, n’est jamais bien loin pour réguler ce qui a été bouleversé. Sauf que les bouleversements sont sans fin. Et quand ils ne sont pas économiques ou sanitaires, ils sont sociaux. Tout ça est lié.
C’est aussi vrai sur la ligne rouge.
Mardi matin, 8 h. Hop ! Surprise ! De grands changements m’attendent. Je n’ai plus de vestibule où accueillir les patients. Je dois plutôt aller me poster dans le stationnement, sous une immense tente brune venue directement de chez Walmart.
C’est que la clinique abrite de nombreux locataires d’entreprises. Ces derniers doivent payer leur loyer et veulent reprendre leurs activités, ce que ne permet plus la configuration du centre désigné d’évaluation (CDÉ) de la COVID-19. Bref, Le cash ne rentre plus. Le CDÉ ? Oust ! Du balai ! Chère direction de la santé publique de Laval, trouvez-vous autre chose. Nous, on doit brasser des affaires. Même le centre de radiologie de la clinique, qui était partenaire du CDÉ au plus fort de la pandémie, a décidé il y a quelques semaines de fermer ses portes aux patients « chauds » pour se consacrer uniquement aux patients « froids ». Plus rentable. Il faut bien payer toute cette technologie, ce loyer, ce personnel et ces radiologistes (une spécialité médicale qui, je le rappelle, est loin d’en arracher sur le plan salarial, malgré le coût de ses immobilisations).
Le microbiologiste de la santé publique est donc venu faire son petit tour pour évaluer avec la direction médicale de l’établissement comment il serait possible de maintenir le centre d’évaluation et de dépistage en dépit de la réouverture des commerces et autres services de la bâtisse. Verdict : la sortie de secours de la salle d’attente de l’urgence. Seule option possible.
C’est ainsi qu’en ce mardi matin, tous ceux qui entrent et sortent du CDÉ doivent emprunter la minuscule porte de service de l’urgence, sur le côté du bâtiment. L’économie doit reprendre ses droits. Et nous, agents de prétriage, devrons passer l’été sous cette tente, avec pour seuls compagnons une table, une chaise et, peut-être, un ventilateur s’il fait trop chaud sous notre équipement de protection individuel (ÉPI). Un peu plus et je me transforme en vendeuse de limonade. Limonade, limonade toute fraîche !
Ce matin, il fait au contraire assez frisquet. Même avec mon uniforme, un gilet et un ÉPI sur le dos, je gèle. Les patients, confus, ne comprennent pas pourquoi ils doivent entrer par ici. Certains, qui en sont à leur huitième ou neuvième test COVID-19, et qui sont donc déjà à bout, se plaignent d’avoir attendu une demi-heure à l’autre entrée, ne sachant pas que la nouvelle se trouvait ici (même si c’était écrit). Il faut expliquer à chacun d’eux ce qui se passe et, l’espace étant très restreint, gérer plus que jamais les entrées et les sorties afin de respecter la distance entre les gens. Pas un mince défi.
Arrive ce vieux monsieur d’environ 70 ans, l’air négligé et vêtu d’un immense coton ouaté à capuchon trop grand pour lui. Il marche d’un pas traînant, m’explique qu’il a rendez-vous avec un médecin. Je constate qu’il ne m’entend vraiment pas bien alors je lui explique avec moult gestes comment entrer de façon sécuritaire dans la clinique et en sortir. En le voyant aller, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’a pas l’air d’avoir une vie facile. Il a l’air si… démuni.
Il ressort une trentaine de minutes plus tard, le pas toujours laborieux, une requête papier entre les mains.
« Eul’ docteur veut que j’aille passer des radiographies pou’ mes poumons pis que j’r’vienne le voir après. Comment c’que j’fais pour aller d’l’autre côté à la radiologie ?
— Ah non, monsieur Chartrand… Je suis désolée… Si le médecin vous a demandé d’aller en radiologie pour vos poumons, on ne pourra pas faire ça ici.
— Hein ? Ben là comment ça ? Où c’est que je dois aller debord ?
— Le service de radiologie de cette bâtisse-ci s’occupe maintenant seulement des patients non infectieux. Comme vous ressortez d’un milieu potentiellement infectieux, vous devez aller à Chomedey, à la clinique Beaurayon, qui elle, est une clinique chaude. (Il me regarde comme si je parlais le grec ancien.) Un service de radiologie pour les patients qui sont dans le même état que vous. Vous comprenez ?
— C’est tu loin, c’te clinique-là ? Pouvez-vous me dire ça prend combien de temps à pied ? J’habite à cinq minutes de vot’ clinique. Et j’ai pas d’auto. »
Je vérifie sur Google Maps : c’est à plus de deux heures de marche.
L’autobus ? Il n’a jamais de billet.
Le taxi ? Trop cher !
« Je me sens mal, monsieur Chartrand. Je ne sais pas quoi vous dire. J’aimerais vraiment ne pas être obligée de vous envoyer là-bas…
— Ouan… pas ben le choix ça a l’air… C’est donc ben du niaisage, ça… Pouvez-vous m’appeler un taxi, vous ?
— Oui, tout de suite, monsieur Chartrand. Vous aurez de quoi payer ?
— M’a m’arranger…
— Expliquez quand même au chauffeur que vous sortez d’une clinique chaude, hein ? lui dis-je après avoir appelé un taxi. Faudrait qu’il prenne certaines précautions avant de vous laisser monter.
— Êtes-vous folle ? Des plans pour qu’y me prenne pas !
Et il est parti attendre sur le trottoir. Je ne pouvais pas lui donner tort. Quelques jours avant, j’avais assisté à des scènes où les patients se disputaient à leur sortie du CDÉ, au téléphone, avec une compagnie de taxi. La compagnie refusait de les prendre en raison des risques de contamination.
Pauvre monsieur Chartrand. Pauvre chauffeur de taxi.
Un sentiment d’impuissance m’a envahie. Cette économie qui reprend ses droits, sans pitié pour ceux qui en arrachent déjà depuis belle lurette. Cette économie qui creuse toujours plus le fossé entre les bien nantis et les plus vulnérables. Cette économie ralentie et mise sur pause pendant la pandémie, mais qui n’a pas pour autant amoindri les inégalités sociales. On ne sait pas s’occuper des plus vulnérables. On ne sait pas et ça me fend le cœur. Il y a toujours bien des limites à la responsabilité individuelle…
Ceux qui étaient vulnérables avant et pendant la pandémie le sont tout autant après, sinon plus encore. Rien n’a changé. Tout a changé. Je ne sais plus. Je sais juste que je suis passée à un cheveu de le payer moi-même, le maudit taxi. Même si je sais que je n’ai pas à payer de ma poche, est-ce que c’est à monsieur Chartrand, qui n’a pas l’air d’avoir grand-chose dans la vie, de le faire ?
Je n’ai pas de réponse à cette question et c’est songeuse que je retourne m’asseoir sous mon immense tente de camping. Ma tente de camping sauvage.
Car tout ça est sauvage.
L’auteure est une ancienne infirmière qui a repris du service pour contribuer à freiner l’épidémie. Tous les noms et détails cliniques sont modifiés afin de préserver la confidentialité de l’établissement, de son personnel et de ses patients.
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Camping sauvage
Je partage votre sentiment d’impuissance :o(
En effet, triste et sauvage.
J’apprécie la sincérité et le dévouement de Marie-Sophie L’Heureux, mais, hélas, n’aurait-il pas mieux valu laisser ce pauvre Adam Smith dans sa tombe ? On lui fait dire avec sa « main invisible » ce qu’il n’a jamais écrit. Non, chère Marie-Sophie, la « main invisible » d’Adam Smith n’aurait pas pu « réguler ce qui a été bouleversé ».
Voici textuellement ce qu’il écrivait dans Enquête sur l’origine et la nature de la richesse des nations :
« [L]e revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut : 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société.
À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »
Par ces mots Adam Smith nous dit : «
2. Que les entrepreneurs, produisant sur le territoire national, accroissent le PIB national (« d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale »), et ce d’autant plus qu’ils cherchent à réaliser un profit maximum (« diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible »)
3. Que cela se réalise parce que les entrepreneurs « préfèrent le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère », c’est-à-dire concrètement qu’ils investissent localement plutôt que de faire des affaires avec des entreprises étrangères. Smith donne les raisons de ce comportement : limiter les risques (recherche d’une « plus grande sûreté »), et réaliser le profit maximum (« le plus de valeur possible »)
4. Que cette hausse du PIB profite à tous : elle correspond à l »intérêt public ». Par « intérêt public », Smith entend l’intérêt d’un grand nombre de gens. Autrement dit, si les entrepreneurs investissent localement, cela profite plus à la population locale que s’ils placent leurs fonds à l’étranger. Mais il ne s’agit pas de la notion d’intérêt général au sens où celui-ci ne serait pas en conflit avec les intérêts particuliers, ainsi que l’entend la citation qui a motivé ce texte.
5. Enfin, cet effet n’est pas recherché par les entrepreneurs, qui « ne savent même pas jusqu’à quel point ils peuvent être utiles à la société. » Comme leurs actions ont des effets inattendus, cela s’apparente à l’action d’une « main invisible » qui les pousse « à remplir une fin qui n’entre nullement dans leurs intentions ». Et c’est là que serait la perle : « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, l’entrepreneur travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » » (Blog de Gilles Raveaud, Pauvre Adam Smith !)
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