L’hymne au courage qu’est la chanson Eye of the Tiger, cette chanson qui fait bouger tant les sportifs du dimanche que les athlètes de haut niveau m’est revenue en tête ce matin.
Ce soir, plus que jamais, je serai sur la ligne rouge.
Après mon quart de travail en clinique de ce matin, je rentre prêter main-forte comme infirmière dans un CHSLD montréalais. Il est tôt. Une autre infirmière vient de m’informer par écrit que je dois m’attendre à vivre un grand choc là-bas, que ce centre en particulier est très touché. Que ce lieu où je dois être en poste à 15 h 30 a pris des airs de véritable zone de guerre. J’avale mon thé du matin un peu de travers en lisant ses mots. Je redoute beaucoup ce qui m’attend. Et pas juste parce que ça fait 12 ans que j’ai « défroqué » de la profession infirmière…
Pour l’instant, il n’est que 7 h 30. J’embarque dans la voiture, direction la clinique. Je travaille au côté chaud jusqu’à 12 h, avec mon père en plus. Première fois qu’on sera ensemble au travail. Cette idée, dans tout ce maelstrom incongru, a quelque chose de réconfortant.
Il fait beau, tiède. Un de ces jours d’avril comme on les attend depuis des mois. Je roule à fond sur le pont Papineau-Leblanc vers Laval. Je monte le volume.
« It’s the eye of the tiger, it’s the thrill of the fight
Risin’ up to the challenge of our rival
And the last known survivor stalks his prey in the night
And he’s watchin’ us all with the eye of the tiger »
Une fois dans le stationnement de la clinique, avant que mon quart ne commence, je texte le plus jeune de mes frères, un policier.
« Je m’en vais travailler avec papa… J’écoute Eye of the Tiger dans l’auto. Cette chanson me fait penser à toi chaque fois. Je suis déployée en CHSLD ce soir… Je sais que je dois le faire, mais j’ai peur sans bon sens. Peur de me rappeler de rien. Peur de ne pas être capable de voir ce que je vais voir. Comment on vous montre à faire ça, dans l’armée, dans la police, faire face à la peur ? »
— Tu y fais face en te rappelant tout le temps que des gens ont besoin de toi. De savoir que des gens comptent sur toi va supplanter n’importe quelle forme de peur. Protège-toi bien. Rappelle-toi qu’il n’y a personne de mieux placé que toi pour intervenir dans cette situation. »
Voir que c’est lui, mon ti-cul de frère, celui qui était pour moi comme mon propre enfant quand il était bébé, qui joue maintenant les monsieur Miyagi (le professeur dans Karaté Kid) avec moi. Ça me fait sourire. Je me dis que c’est bien là la preuve par 1 000 que les plus vieux, avec ou sans marchette, ont besoin des plus jeunes pour continuer à avancer.
Je rentre à la clinique, enfile mon équipement de protection individuel, m’installe à mon poste. Le premier patient que j’accueille m’en raconte plus sur ses bobos que je n’ai véritablement besoin d’en savoir, mais la file n’est pas trop longue. Je le laisse parler puis lui explique les consignes d’usage et le fais entrer.
Vingt minutes plus tard, il ressort du centre d’évaluation et me demande où est la radiologie, car le médecin veut lui faire passer des radiographies. La porte du centre de radiologie est juste à côté de moi. Ça n’ouvre pas avant 9 h. Il est 8 h 45.
Le type, fin quarantaine peut-être, continue de me raconter ses bobos et sa vie, mais en fait, plus je l’écoute, plus je le trouve intéressant. Fils de médecin lui aussi, soldat déployé pendant 12 ans pour des missions de l’ONU et de l’OTAN au Timor oriental, en ex-Yougoslavie, à Haïti, au Moyen-Orient… Près d’une dizaine d’interventions chirurgicales plus tard, résultat de tous ces séjours en zone de guerre, il est là, encore debout. Des gens morts, il en a vu, qu’il me dit. Des gens mourir à côté de lui aussi…
Je me risque à lui demander un conseil pour ce soir, pour cette « mission » au cœur de mon propre pays, de ma propre ville.
« Reste concentrée sur ce que tu as à faire. Ta concentration, c’est ce qui peut faire toute la différence. Tu seras déjà là. Ce ne sera plus le temps de te demander si tu y vas ou si tu n’y vas pas ou si tu as raison d’avoir peur ou non. Tu seras là. Une fois les portes franchies, fais ce que tu as à faire. Pense toujours à te protéger d’abord. Si tu es entourée de gens de l’armée, n’hésite pas à leur demander leur aide et à leur dire quoi faire. Ils vont vraiment t’aider. »
Je ne suis pas une personne ésotérique. Je ne crois ni aux forces du hasard ni aux effets de la lune sur l’humeur, des cristaux sur la santé, de l’alignement des planètes sur la destinée, pas plus que je ne crois en Dieu ou en Jojo Savard l’astrologue. Pour moi, c’est toujours du pareil au même. Ce sont des croyances. Que des croyances. Des croyances qui aident à vivre, peut-être, mais des croyances quand même. Pas des faits.
N’empêche, je crois que la vie met des gens sur notre chemin pour toutes sortes de raison et qu’il ne tient qu’à nous d’y trouver le sens qu’on veut bien y trouver.
Mon petit frère.
L’ancien combattant des forces armées canadiennes.
Ce dernier rentre finalement à la radiologie. Je me saisis de mon téléphone et demande à Google en quelle année la chanson Eye of the Tiger est sortie sur le marché.
J’éclate de rire en voyant l’année.
Mon année de naissance.
Née avec l’œil du tigre. Rien de moins.
Je devrai m’en rappeler cet après-midi quand je franchirai les portes du CHSLD et que j’aurai probablement envie de me retourner.
« You must fight just to keep them alive. » Tu dois te battre pour qu’ils survivent.
L’auteure est une ancienne infirmière qui a repris du service pour contribuer à freiner l’épidémie. Les noms ont été changés à des fins de confidentialité.
Ce commentaire me réconforte, moi aussi je retourne au front ce soit. Ca va bien se passer
Marie -Sophie,
Très inspirantes tes chroniques que j’attends impatiemment. Sans tomber dans l’ésotérisme, les avis de ton frère et de l’ex-militaire sont tombés à point nommé et sont tout à fait justes. Concentre-soi sur la tâche et confiance en tes compétences et jugement.
Un plus vieux.