Sur la ligne rouge : Le réconfort de Gladys

Premier jour au CHSLD. Le contexte de la pandémie m’avait presque fait oublier que j’entrais dans un milieu encore très hiérarchisé, et ce, qu’il y ait urgence ou pas.

Photo : Mathilde Fortin

CHSLD, premier acte.

C’est plutôt anxieuse que je pénètre dans la bâtisse beige et brun à 15 h 10, mon uniforme déjà sur le dos, ma taie d’oreiller remplie de vêtements propres.

Une préposée à l’accueil me reçoit avec un immense sourire et la voix chantante d’une fille qui répète la même phrase sur le même ton depuis au moins huit jours.

« Vous devez aller vous changer en bas au vestiaire. Même si vous avez déjà votre uniforme, vous allez porter celui de l’organisation et le remettre à la buanderie à la fin de votre quart. » Logique. Dans l’armée aussi, ils portent tous le même uniforme. Zone de guerre pour zone de guerre.

On m’enseigne de nouveau la technique — déjà apprise en clinique — pour enfiler et enlever l’équipement de protection individuel (ÉPI), puis on m’explique la répartition des zones dans l’établissement : zone verte, jaune, orange, rouge. L’arc-en-ciel est toujours aussi tendance…

Je suis affectée en zone verte, en zone froide. Deux étages, 68 patients, épaulée par deux infirmières auxiliaires et quatre préposés aux bénéficiaires.

Je commence par aller voir les infirmières auxiliaires. Elles poussent chacune un immense pilulier roulant, distribuant leurs médicaments aux résidants, s’assurant que tous les avalent sans rechigner. Je leur demande si je peux les aider. « Non, tout est sous contrôle. » Je me prends immédiatement d’affection pour Gladys, une infirmière auxiliaire haïtienne, sans doute la femme la plus gentille que la Terre ait jamais portée. Je décide d’établir mon premier campement sur « son » étage.

C’est le calme plat. Le calme avant la tempête ? Jamais on ne se douterait qu’une pandémie de COVID-19 fait rage quelques étages au-dessous… sinon en constatant que l’infirmière qui est là habituellement est absente parce qu’elle a attrapé le coronavirus. Je suis sa remplaçante.

Je marche dans le corridor, demande aux préposés si je peux les aider. Non, ils ont eux aussi « leur monde » bien en main. Personne à faire manger, à promener ou à changer. Tout va bien.

Je jette un coup d’œil dans chaque chambre pour voir si tout se déroule normalement. Les résidants sont tous là, dormant, se balançant, marchant, mangeant ou écoutant la télé. Mais qu’est-ce que je fais ici ? À quoi puis-je bien servir ? Je m’installe au poste. Je saisis le premier dossier qui me tombe sous la main et le feuillette.

On m’appelle enfin. Un patient est tombé en se rendant seul à la salle de bain. Heureusement, il ne s’est pas cogné la tête et n’a rien de cassé. J’aide le préposé à le réinstaller dans son fauteuil. L’infirmière auxiliaire m’annonce ensuite que, puisque c’est moi l’infirmière clinicienne, je dois remplir le formulaire AH542, aviser le coordonnateur des soins puis la famille de la chute. « , d’la job ! »

Le tout prend un gros cinq minutes. Je remarque plus tard en soirée que la fille du patient appelle Gladys à plusieurs reprises pour parler à sa mère qui, souffrant de troubles cognitifs, est installée dans la même chambre que son mari. 

« Gladys, je ne comprends pas… Pourquoi fallait-il que ce soit moi qui appelle la fille de monsieur pour la chute de tout à l’heure, mais que ce soit toi qui t’occupes de communiquer avec la mère ? Je veux dire, ça me fait plaisir de le faire, là, mais pourquoi tu ne pouvais pas informer les enfants de la chute ?

— Ah oui, chérie… C’est parce que c’est toi l’infirmière. Y’a juste toi qui as le droit d’appeler la famille en cas de chute… Je n’ai pas le droit non plus de remplir le rapport d’accident.

— Tu me niaises ? Et t’as le droit de les appeler pour le reste ?

— Ha, ha ! Chérie, oui. Je suis auxiliaire, tu es infirmière. C’est comme ça. »

« C’est comme ça. » Ce n’est pas la faute de Gladys, mais j’ai toujours détesté cette phrase. Je suis dubitative. Est-ce moi qui ai oublié les responsabilités de l’infirmière ou bien le verbe « soigner » est-il devenu synonyme de « remplir des formulaires » ? Il faut dire que je n’ai jamais vraiment pratiqué en CHSLD. 

Je me rends un étage au-dessous pour voir si Carmela, l’autre infirmière auxiliaire, est OK. Le calme plat aussi, à l’exception d’une vieille dame toute vêtue de turquoise qui se balance bruyamment en poussant des sons aléatoires. Elle me sourit d’un air hagard.

Un préposé vient nous informer qu’un patient, monsieur Nguyen, a vomi. Carmela décide d’enfiler un ÉPI pour entrer dans sa chambre, même s’il n’est peut-être pas contagieux, et me demande si je l’autorise à instaurer le protocole d’isolement. Qui ça, moi ? Heu… oui, certainement !

Je remonte à l’étage de Gladys, m’assieds au poste, déboussolée. Mais qu’est-ce que c’est que ces histoires d’autorisation en pleine pandémie ? Je veux bien tout autoriser, mais je ne peux pas servir qu’à ça, quand même !

Une patiente s’approche du poste. C’est madame Giroux, toute frêle, la voix très douce. Elle marmonne quelque chose. Je lui fais répéter. Son discours est un peu confus, mais la dame de 88 ans a l’air vraiment très contente d’avoir trouvé une interlocutrice. Elle me parle de Géraldine, sa petite sœur de 84 ans qui l’appelle tous les jours. Alors que je discute avec elle, la préposée aux bénéficiaires Myrlande s’approche de nous, la prend par le bras et l’entraîne doucement dans le corridor, me faisant signe de ne pas me déranger. Je me dis que j’aurais pu le faire ! J’aurais pu marcher avec elle, moi aussi ! Pourquoi la préposée me fait-elle signe de rester à mon poste ?

C’est là que ça me revient. Le contexte de la pandémie m’avait presque fait oublier que j’entrais dans un milieu encore très hiérarchisé, et ce, qu’il y ait urgence ou pas. Ici, ce soir, même si je veux être « des bras », je ne suis pas « des bras ». Ici, ce soir, je suis une infirmière. Une infirmière clinicienne de surcroît. Je suis donc responsable de ces 68 patients et de tout ce beau monde qui s’en occupe. Je suis là pour les actes « officiels » : contresigner des administrations d’insuline, de narcotiques, signer des rapports d’accident, informer le médecin si quelqu’un meurt, recevoir les responsables de la maison funéraire au besoin. N’empêche que j’ai l’impression de ne servir à rien, et cela m’irrite d’autant plus que d’autres infirmières, ailleurs, peut-être même dans ce CHSLD, sont en train de se fendre en mille sans même avoir le temps de boire une gorgée d’eau.

Pourtant, alors que j’ai l’impression de ne servir à rien, ce qui me trouble le plus, c’est que ma présence fait le bonheur de Gladys.

« Si tu savais combien je suis contente que tu sois là, Marie-Sophie ! C’est réconfortant. On n’avait plus personne, surtout la fin de semaine. Je t’ai vue jaser avec madame Giroux tout à l’heure. Elle aimait vraiment ça quand tu lui parlais. Il faut aimer les vieux quand on vient ici. J’espère qu’ils vont te ramener avec nous demain soir… »

J’ai peut-être l’impression de ne servir à rien en ce moment, mais pour Gladys, qui se démène pour ses patients depuis 31 ans en souriant et en donnant tout d’elle-même, recevoir l’aide de quelqu’un, même symbolique, c’est immense. Ma mission ce soir n’était donc pas de sauver les aînés du Québec ni de réaliser l’impossible dans les tranchées de ces longs corridors beiges. Non, ma mission ce soir était toute simple mais importante : réconforter Gladys. Réconforter cette femme si engagée envers « ses vieux ». Nos vieux. Nos aînés.

Il est 23 h. Assise à côté de moi, Gladys rédige ses notes de soins en sifflotant un air connu.

« Je rédige les notes pour ton rapport de 23 h 30, qu’elle me dit en souriant.

— Mon rapport ?

— Oui, c’est toi qui dois donner le rapport à l’infirmière de nuit.

— Mais tu connais les patients bien mieux que moi… Pourquoi ce n’est pas toi qui donnes le rapport à l’infirmière de nuit ?

— Mais parce que c’est comme ça, ma chérie. Parce que c’est comme ça. »

« C’est comme ça. » En 12 ans, certaines choses ont changé, mais d’autres n’ont pas du tout changé : je déteste toujours autant cette phrase.

Mais au moins, Gladys termine son quart en souriant.

CHSLD, premier acte : mission accomplie.

***

L’auteure est une ancienne infirmière qui a repris du service pour contribuer à freiner l’épidémie. Les noms ont été changés à des fins de confidentialité.

Tous les noms et détails cliniques de ce texte ont été modifiés afin de préserver la confidentialité de l’établissement, de son personnel et de ses patients.

 

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