Sur la ligne rouge : Retour au front

Une ancienne infirmière a repris du service pour contribuer à freiner l’épidémie. Elle raconte comment ça se passe sur la première ligne.

Photo : Mathilde Fortin

Marcel, l’intendant de la polyclinique, a installé pour nous une grande table avec du désinfectant, un rouleau de papier brun, une minuscule boîte de masques, une de gants et la pile de feuilles marquées « COVID-19 ». La pompe à Purell est juste à côté, bien fixée au mur. Le collègue de Marcel, Maxime, a pris une roulette de ruban adhésif rouge. Il l’a déroulé sur le tapis de l’entrée de la polyclinique.

Depuis une semaine, cette ligne rouge indique où tout visiteur de cette superclinique — employé, patient, médecin, secrétaire, technicien — doit s’arrêter afin de se faire brièvement interroger pour qu’on s’assure qu’il n’est pas porteur de la COVID-19. C’est moi qui questionne chacune de ces personnes.

Je m’appelle Marie-Sophie. Certains m’appellent Sophie, d’autres Marie, et mon identité professionnelle est en ce moment aussi multiple que l’est mon prénom. Je suis journaliste, mais depuis une semaine, je suis aussi bouncer. Sauf qu’au lieu d’avoir des tatouages et des gros muscles, j’ai un masque bleu et des yeux verts. Des yeux qui tentent de continuer à sourire malgré le stress et l’anxiété.

Je reviens dans les « forces », comme certains se plaisent à nommer la profession d’infirmière. Car oui, avant de devenir journaliste, narratrice, puis éditrice, j’ai été infirmière pendant près d’une demi-décennie. Urgence, psychiatrie, soins intensifs, soins cardiologiques, soins pulmonaires, chirurgie d’un jour, CLSC, ligne 811, name it. On peut dire que je me suis « promenée ». Et puis un jour, j’ai arrêté tout ça pour plonger dans le merveilleux monde des médias. Pour être bien franche, j’étais convaincue que ce « défroquage » en règle serait définitif. Pour mille et une raisons, j’avais décidé que plus jamais je ne serais infirmière et que, désormais, j’allais vivre de ma plume et de ma voix.

Mais le 12 mars dernier, alors que la crise du coronavirus était à nos portes, j’ai reçu de mon père, médecin de famille et chef médical d’un GMF-R (groupe de médecine de famille réseau) de Laval, un courriel intitulé Besoin d’aide. Lorsque mon père demande de l’aide ainsi à son entourage, c’est que c’est très sérieux. Le courriel, qui avait aussi été envoyé à une quinzaine de ses connaissances, allait à peu près comme suit :

« Je vous contacte aujourd’hui car je suis en recherche d’aide.

En effet, à la suite d’une rencontre du comité de coordination des activités liées à la prévention dans le cadre de la pandémie de coronavirus, qui s’est tenue hier soir, on nous demande de mettre en place un “triage” des patients se présentant dans tous les GMF-R (dont le nôtre) afin de les diriger rapidement vers la clinique de dépistage qui sera ouverte dès aujourd’hui à Laval.

Je vous contacte parce que vous êtes soit récemment retraité, soit en recherche d’emploi, parce que vous avez un réseau de connaissances important et que vous êtes une personne organisée et de bon jugement.

Je suis à la recherche de personnes qui seront en mesure d’accueillir et d’orienter rapidement les patients se présentant à notre polyclinique. […] Le besoin est pressant afin d’atténuer la vitesse à laquelle ce virus se répandra dans notre communauté.

J’aimerais recevoir de vous une réponse, qu’elle soit positive (ce que j’espère) ou négative (ce que je comprendrai).

Merci de toute aide que vous pourriez nous apporter en vue de prévenir la dissémination rapide de ce virus susceptible de vous affecter ou d’infecter un proche possiblement fragile et à risque. »

Le lendemain, à 15 h, deux jours avant que le premier ministre Legault et la ministre McCann ne demandent leur aide aux ex-professionnels et travailleurs de la santé, j’avais les fesses bien posées sur une chaise droite du local terne d’un CLSC lavallois pour assister à la formation gouvernementale sur le triage de la COVID-19. Ce triage serait rapidement mis en place sur tout le territoire de Laval. J’écoutais attentivement, je remettais en question et, surtout, je commentais. Quand on a déjà été infirmière clinicienne, si beaucoup de choses s’oublient, d’autres ne s’oublient pas du tout…

Dans la salle de formation se trouvaient une vingtaine de personnes. D’anciennes infirmières, bien sûr, mais aussi d’anciens médecins, des étudiants en médecine ou en techniques de radiologie… et même quelques agents de sécurité. On nous a expliqué ce qu’on allait devoir regarder, évaluer, signaler, contrôler et dire. Ce ne serait pas simple : les informations sur la COVID-19 changent de jour en jour.

Le mardi suivant, à 6 h 55, je me suis rendue pour la première fois à mon poste de triage : la porte d’entrée. Deux jeunes montaient la garde ensemble à l’autre entrée de la clinique. Outre les journalistes qu’il m’a fallu gérer ce jour-là, ce fut une longue première journée, difficile sur de nombreux plans. Personnes âgées qui ne comprennent pas bien la notion de confinement ou qui croient que ça ne s’applique pas à elles ; voyageurs récents asymptomatiques qui insistent pour voir un médecin pour des raisons non urgentes ; rares médecins un peu « divas » qui jugent qu’ils n’ont pas à se soumettre au triage parce qu’ils sont médecins…

De manière générale, la plupart des gens qui veulent franchir la ligne rouge, les employés comme les visiteurs, coopèrent toutefois très bien et sont heureux de constater que le gouvernement prend la menace de la COVID-19 très au sérieux. En nous apercevant, nous, les agents de triage, avec notre masque et nos gants, certains nous remercient de faire ça pour eux. Mon cœur d’infirmière, fermé depuis des lunes, vibre un peu, je dois bien l’avouer… Que ce soit par le journalisme ou par les soins, rendre service a toujours été au centre de ma vie professionnelle. J’ai été très chanceuse dans la vie. J’ai toujours voulu rendre un peu de cette chance aux autres en étant utile à la société.

Entre les quarts de travail à la polyclinique, je continue de gérer « mon » magazine (Santé inc.) de la maison… comme je le fais depuis neuf ans. La distanciation sociale quotidienne, je connais bien. Pourtant, là, aujourd’hui et depuis deux semaines, je replonge tête première dans cet immense bain de foule en espérant de tout cœur ne pas attraper ce satané coronavirus.

Je suis retournée au front. Parce que c’est important. Parce que la situation l’exige. Parce que, quelque part, ça me fait aussi très plaisir de pouvoir donner un coup de main à mon père, qui m’a toujours soutenue, parfois malgré le doute, dans mes ambitions et initiatives professionnelles. C’est de ce retour inattendu dont je vous parlerai au cours des prochaines semaines.

Vous m’auriez dit, il y a trois semaines, que le 24 mars, je ferais une demande de permis d’exception à l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, je ne vous aurais jamais cru. J’aurais en fait suspecté une fièvre délirante et j’aurais assurément pris votre température.

Une vraie infirmière, quoi.


* Les prénoms ont été changés à des fins de confidentialité.

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Les commentaires sont fermés.

Je suis ému par ce beau témoignage d’une personne ex infirmière qui aurait pu passer son tour et qui pourtant se retrouve sur la ligne de front…et affronte les indifférents ….les je m,en foute… les sourds d’oreille qui ne veulent pas coopérer…les finfinauds pour qui le virus ne peut les attaquer…faut avoir la couenne bien solide pour les mettre à l’ordre..et ces yeux verts disciplinés et intransigeants font le boulot à en plus férir…je l’admire et par la même occasion j’admire et respecte tous ceux et celles qui sont braves.. et avec une crainte calculée se dévouent pour nous…. Je vous aime du plus profond de mon ÊTRE…

Celles et ceux qui reprennent du service pour aider ont tout mon respect et ma reconnaissance. Ceux et celles qui le font pour l’avancement professionnel et l’attention, un peu moins. Les gens qui se racontent, il y en a des tonnes sur les réseaux sociaux et ça me désole de voir le genre envahir les pages de L’actualité.