Depuis ce matin, Cesare Giacomo, un patient lucide de 87 ans atteint de la COVID-19, respire très vite. À l’auscultation, les bruits dans ses poumons ne sont guère rassurants.
C’est ma deuxième journée d’orientation dans un CHSLD (un luxe !). Hier, on m’a montré les formulaires, les processus, la théorie. Aujourd’hui, c’est la mise en pratique. En début de quart, l’infirmière avec laquelle je suis jumelée m’a informée que les patients sur l’étage de M. Giacomo étaient tous de niveau de soins 3. On priorise donc le confort plutôt que le prolongement de la vie.
Je feuillette le dossier du patient. Et là, je la vois, au début du dossier : la feuille du niveau de soins. Il est écrit « niveau 2 ». Autrement dit, réanimation cardiorespiratoire et soins hospitaliers si nécessaire.
Je montre ça illico à ma formatrice. Elle tourne frénétiquement les pages du dossier, comme pour avoir la confirmation que ce niveau de soins n’est qu’une erreur. Mais non, M. Giacomo est bel et bien niveau 2. Si son cœur lâche, il faudra donc commencer des manœuvres de réanimation cardiorespiratoire.
« Marie, c’est mon erreur. Il faudra probablement envoyer ce patient en centre hospitalier… Il ne va pas assez bien pour rester ici. Je vais devoir appeler la fille de monsieur avant pour en discuter avec elle. Tu veux le faire ?
— Tu me demandes de discuter du niveau de soins avec sa fille ?
— Ça te ferait de la pratique. Ça n’arrive pas souvent, mais ce ne sera ni ton premier ni ton dernier cas du genre. L’affaire, c’est que le patient est lucide, il va lui aussi devoir nous confirmer que c’est effectivement sa volonté… Il faut retourner dans sa chambre.
— Et si tu appelais d’abord le médecin de garde, puis la fille du patient ? Tu leur expliques la situation et on évalue si la fille du patient est toujours d’accord pour que son père soit transféré. Ensuite, dis-lui d’appeler dans la chambre de monsieur. Je vais renfiler un équipement de protection individuelle [ÉPI] et aller dans la chambre pour prendre l’appel. La fille discutera avec son père et on saura mieux ce qu’on fait après ça.
— Je te dis que tu niaises pas avec la puck, pour une « nouvelle-ancienne-infirmière » !
— Je vais aller voir le patient tout de suite. Appelle le médecin puis la fille de monsieur et viens me rejoindre après. Je veux un deuxième témoin pour confirmer qu’on est toujours niveau 2 avec lui. »
Je recommence l’interminable ballet pour enfiler l’ÉPI et me rends à la chambre du patient. Il est semi-assis et écoute paisiblement la télé en italien malgré sa respiration rapide. J’entre en souriant tant bien que mal derrière mon masque, ce qui fait plisser mes yeux. Un peu plus tôt, j’ai lu sur une petite plaque descriptive accrochée au mur de la chambre que M. Giacomo était arrivé d’Italie à 21 ans, qu’il aimait travailler le bois, regarder les sports en italien à la télé et qu’il avait bâti de ses mains sa propre maison, ici, à Montréal.
« Buon pomeriggio, signor Giacomo !
— [Il tousse] Haaaaa… Vous parlez italien ?
— Non, pas vraiment. Je voulais juste vous dire bonjour. Votre fille va vous appeler dans quelques instants. On a de grosses décisions à prendre, là…
— [Essoufflé] Ah oui…? »
Ma collègue arrive sur ces entrefaites, habillée comme moi en « femme de l’espace ». Le téléphone sonne à la chambre. M. Giacomo s’empare du combiné. Comme prévu, c’est sa fille. Il lui parle en italien. Le ton est relativement calme, mais je devine la dame de plus en plus émotive au bout du fil. Ma collègue me glisse à l’oreille que la fille du patient lui a confirmé quelques minutes auparavant qu’elle voulait toujours qu’on conduise son père à l’hôpital. Monsieur parle en italien avec elle. Je ne peux pas deviner s’il est vraiment d’accord ou pas. Mon italien se limite pas mal à cannoli, Campari et Eros Ramazzotti.
Le patient me tend le combiné afin que je parle à sa fille. Je le saisis de ma main gantée et le désinfecte avec un tampon d’alcool avant de me présenter à mon interlocutrice. La voix brisée, la fille de M. Giacomo me dit :
« [Elle renifle] Donc… c’est ça, là…? Mon père va être transféré à l’hôpital ?
— Si vous êtes tous les deux d’accord, oui…
— Oui, il est d’accord. Ma sœur et moi aussi. Est-ce qu’on va pouvoir savoir où il va ? Est-ce qu’on peut venir le voir ? Ça fait tellement longtemps qu’on ne l’a pas vu…
— Je comprends, madame… Je ne connais pas encore tous ces détails. L’hôpital où il sera envoyé pourra mieux vous indiquer si vous pouvez y aller ou non. De notre côté, si c’est la volonté de votre père d’aller à l’hôpital, on va appeler les ambulanciers et le transférer sans délai.
— Oui, OK. Merci. Nous voulons son transfert. Vous allez nous tenir au courant de l’hôpital où on l’envoie ?
— Absolument. »
Le patient nous fait signe avec la main de raccrocher. Je le regarde. Ma collègue aussi. Je salue la fille de monsieur et je raccroche.
« Monsieur Giacomo, ça va ? Vous venez de parler avec votre fille…
— [En râlant] Oui…
— Vous pensez quoi de tout ça ?
— Vado in ospedale ? (Je vais à l’hôpital ?)
— Si c’est ce que vous voulez, oui. Vos poumons ont beaucoup de difficulté en ce moment.
— Si… Ospedale… Ospedale… J’vâ pas bien là, hein, madame ?
— Oui, c’est vrai que vos poumons ont de la difficulté à bien fonctionner, mais si vous ne voulez pas y aller, vous pouvez aussi rester ici. C’est vraiment votre choix à vous. Ici, on peut vous rendre aussi confortable que possible. À l’hôpital, il y aura beaucoup plus de soins, c’est certain. Est-ce que vous voulez y aller ? »
Le patient marque une longue pause. Il reprend :
« Si, si… Andiamo… Est-ce que vous pensez que je serai de retour pour regarder les nouvelles italiennes ?
— Je ne sais pas, monsieur Giacomo… Je ne sais pas s’ils vont vous garder longtemps. Je ne sais vraiment pas. »
Il me regarde alors longuement. Comme si je savais quelque chose que je ne voulais pas lui dévoiler. Son pronostic n’est pas des plus reluisants. Il le sait, il le sent. Ses yeux ont quand même l’air de sonder une autre réponse que celle-là dans les miens.
Ma main gantée se pose sur la portion de drap recouvrant ses frêles tibias. Il a de si grands yeux bleus. Il doit être du nord de l’Italie. Il a l’air si gentil, si doux. Un bon monsieur dont la chambre est remplie de photos de sa femme, de ses deux filles et de ce qui semble être ses petits-enfants. Avant la pandémie, il visitait sa femme, trois étages au-dessus. Je me demande si elle est au courant de l’état de son époux. Si elle-même ne lutte pas pour sa survie en ce moment. Une petite plaque est clouée au mur, à côté du lit. Elle souligne la première place de sa fille — celle au téléphone — à un championnat de quilles. Un mari et un papa fier de sa famille. Je me demande s’il reverra ses filles, sa femme. J’espère pour lui, pour elles, qu’ils se reverront.
C’est tout ce que je saurai sur Cesare Giacomo. Rien d’autre. Je n’apprendrai pas à le connaître. Ni aujourd’hui… ni probablement jamais.
Je le regarde en plissant mes yeux une deuxième fois, comme si je souriais encore derrière mon masque, mais je ne souris plus. Je ne souris plus du tout, et mes yeux sont humides.
Je n’imaginais pas les travaux pratiques être si vite émouvants.
L’auteure est une ancienne infirmière qui a repris du service pour contribuer à freiner l’épidémie. Tous les noms et détails cliniques sont modifiés afin de préserver la confidentialité de l’établissement, de son personnel et de ses patients.
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