
« Electric jar opener », « Bali go-go bar », « mozaiki »… Ces mots disparates apparaissent en lettres noires sur un écran géant qui descend du plafond et dont je ne peux détacher les yeux.
Suspendu en plein milieu du hall, dans le pavillon principal du siège de Google, à Mountain View (Californie), cet écran affiche en temps réel les mots que des gens, des millions de gens dispersés sur le globe, viennent de taper dans le moteur de recherche le plus populaire au monde. J’ai beau essayer de regarder ailleurs, je suis fasciné.
Ce gadget étonnant rappelle aux employés et aux visiteurs comment et pourquoi Google est devenue le centre nerveux de la planète Web. Un géant pesant 100 milliards de dollars à la Bourse, et dont le destin financier est désormais dirigé par un Québécois de 46 ans, Patrick Pichette.
L’ancien président à l’exploitation de Bell Canada se présente à l’entrevue à bicyclette, vêtu d’un chandail rayé en coton, d’un jean et de vieilles chaussures de sport. J’ai l’impression de rencontrer un messager à vélo… « Comme tout le monde qui travaille ici, je ne suis pas quelqu’un de tout à fait “normal” », dit le chef des services financiers en posant son casque sur une table de la vaste terrasse du Googleplex, truffée de parasols multicolores.
Ce natif de Montréal se décrit comme « un hyperactif qui ne prend pas de Ritalin ». Un décrocheur retourné sur les bancs d’école uniquement pour éviter « que les gens ne pensent que j’étais un nono ». Un insatiable curieux, pour qui le choix d’un emploi doit obéir à une règle cardinale : « Il faut que ce soit excitant. »
Il ne risque pas de s’ennuyer dans ses nouvelles fonctions.
Fondée il y a 10 ans à peine, Google est aujourd’hui, selon une récente étude du cabinet de recherche international Millward Brown, la marque la plus puissante du monde, devant des géants comme General Electric, Microsoft et Coca-Cola. Son moteur de recherche est devenu les yeux et les oreilles de centaines de millions d’internautes. Qu’il s’agisse de trouver une recette de poulet à l’orange ou le nom d’un ministre sous René Lévesque, Google se substitue peu à peu à la mémoire des gens…
« Notre but est de numériser toute l’information produite sur la planète et de la rendre accessible à tout le monde », dit Patrick Pichette. C’est déjà, en soi, un vaste programme. Mais ce n’est qu’un début. Après avoir conquis le très lucratif marché de la recherche dans Internet (70 % des recherches passent désormais par Google), l’entreprise étend ses ten tacules dans les domaines, entre autres, de la téléphonie cellulaire, de la biologie moléculaire et génétique, des énergies nouvelles et de la conquête spatiale !
« Bien des gens ont été étonnés par ma nomination — moi le premier », admet ce bachelier en administration des affaires de l’Université du Québec à Montréal, qui a aussi décroché un diplôme en philosophie, politique et économie à l’Université d’Oxford grâce à une bourse Rhodes.
Il était à peine 6 h, un matin de juin dernier, quand son téléphone a sonné : Patrick Pichette roulait sur l’autoroute Décarie, à Montréal, en route vers le bureau. Une connaissance à lui, travaillant chez Google, l’invitait à venir prendre un café en Californie. Tiens donc !
Quelques semaines plus tard, après quelques allers-retours, il remisait ses complets et emménageait dans un bureau tout juste à côté de ceux des fondateurs de Google et nouveaux dieux d’Internet, Larry Page et Sergey Brin.
L’expérience acquise par Patrick Pichette au sein de la société de conseil McKinsey & Company, puis chez Bell, où il supervisait depuis sept ans 16 000 employés et des investissements chiffrés en milliards de dollars, a certainement pesé dans la balance. Le principal intéressé, lui, attribue (en partie) son embauche à… sa québécitude ! « Dans mes entrevues avec la direction de Google, on a surtout jasé de notre vision de l’entreprise et de nos valeurs. » Or, dit-il, il y a de grandes similitudes entre la culture de Google et celle du milieu québécois des affaires. « Au Québec, on s’entend sur les grandes lignes d’un projet, on se serre la main et on se dit : “Si jamais nos avocats nous mettent des bâtons dans les roues, on s’appelle.” C’est un trait particulier en affaires et ça marche comme ça chez Google. »
Patrick Pichette ne s’en cache pas : il a pris plaisir à troquer le climat de Montréal contre celui de la côte Ouest… Installé dans la municipalité cossue de Palo Alto avec sa femme (d’origine américaine) et leur fille de 13 ans — leurs deux autres adolescents étudient dans une prep school (pensionnat privé) du New Hampshire —, Pichette parcourt à vélo, matin et soir, les 10 km qui séparent sa demeure de son bureau de Mountain View. « En chemin, sur la piste cyclable, j’aperçois souvent des canards et des pélicans dans la baie de San Francisco. Un bonheur. »
Située à une soixantaine de kilomètres de San Francisco, Mountain View ressemble à des milliers d’autres banlieues anonymes. Vu du ciel (ou par l’entremise des images satellite du site de cartographie Google Maps), le siège social de Google se distingue toutefois par la constellation de 9 000 panneaux solaires installés sur ses toits.
Vu de l’intérieur, le Googleplex se démarque plutôt par l’importance accordée aux zones de divertissement des employés. Le complexe (dont l’entrée principale se trouve rue Google) compte un terrain de volleyball de plage, un centre de culture physique, une piscine, un spa, des tables de billard… L’entreprise offre aussi des séances de massothérapie gratuites. Et mitonne quotidiennement des milliers de plats à l’intention de son personnel (pour ce seul secteur, la facture annuelle dépasserait les 70 millions de dollars !) En dehors des heures de repas, on peut obtenir à volonté des jus fraîchement pressés (biologiques), du café (équitable) et divers amuse-gueule. Signe des temps, l’une des cafétérias, le Cafe180, propose uniquement des produits provenant de fournisseurs situés à moins de 300 km du Googleplex.
Le Québécois compte plusieurs compatriotes chez Google, dont Nicolas Sylvain, 26 ans. Après avoir bossé dans quelques entreprises de technologie qué bécoises, ce bachelier de l’Université Laval s’est déniché un emploi dans la Silicon Valley. « Mon seul objectif était de travailler chez Google. » Embauché il y a deux ans, il collabore à la mise au point du navigateur Chrome, concurrent des Internet Explorer, Safari et Firefox. Son ami Marc-Antoine Ruel, 30 ans, fait partie de la même équipe, mais à partir des bureaux montréalais de la multinationale, avenue McGill College, près de la Place Ville-Marie. « Google compte plus d’employés ailleurs dans le monde qu’à son siège social », dit Ruel, originaire de Saint-Paul-d’Abbotsford, près de Granby.
Google attache énormément d’im por tance à la promotion de sa culture d’entreprise. En 2006, ses dirigeants ont même créé un poste de « chief culture officer » afin de promouvoir les valeurs ayant pré sidé à la fondation de la société. Bien qu’il n’existe pas de définition officielle du terme, « googley » désigne, à l’interne, ce qui correspond à la culture d’entreprise. Ainsi, il est « googley » de créer ses propres horaires, de consacrer l’équivalent d’une journée sur cinq à des travaux personnels, d’emmener son animal au boulot et d’avoir une tenue (très) décontractée. En revanche, il n’est pas « googley » de révéler de l’information sur Google à des proches. Ni d’exhiber sa richesse. Même si l’entreprise compte de nombreux millionnaires depuis son entrée en Bourse, en 2004, il y a dans le stationnement peu de voitures de luxe — mais beaucoup d’hybrides.
Patrick Pichette côtoie plusieurs milliardaires au sein de la haute direction. Lui-même a touché un million de dollars en prime à l’embauche, et son salaire annuel, en incluant les gratifications, dépasse le million de dollars. « L’argent m’importe peu », dit Pichette, issu d’un milieu modeste. « Même si tu es millionnaire, quand tu te laves, tu ne peux pas prendre plus de deux savons dans tes mains. »
Maintenir cette « culture Google » en dehors du siège social ne sera pas une tâche facile. De Montréal (où elle a une dizaine d’employés) à Paris en passant par Pékin, Bangalore, Moscou ou Prague, Google a désormais des bureaux dans une trentaine de pays. « Il faut être sur le terrain pour percer de nouveaux marchés et adapter nos services aux cultures locales, dit Patrick Pichette. C’est aussi valable pour l’Inde et les pays arabes que pour le Québec, où nos équipes s’assurent notamment que le français de nos sites Web et de nos communications est bien orthographié. »
Dans des documents transmis à la SEC (l’organisme américain de surveillance des marchés financiers) avant son entrée en Bourse, Google avertissait ses éventuels investisseurs qu’elle n’était pas une « entreprise classique » et ne désirait pas le devenir. Avec sa structure de plus en plus complexe, son désir de plaire aux actionnaires et son armée de relationnistes, Google n’est-elle pas en train de se transformer, cinq ans plus tard, en société traditionnelle ?
« C’est certain qu’une entreprise de 20 000 employés ne se gère pas de la même façon qu’une PME, dit Patrick Pichette. Mais il reste une mentalité de start-up au cœur de cette société. Larry et Sergey [les cofondateurs] se soucient encore de détails étonnants. Je les entends parfois critiquer certaines lignes de programmation en disant : “C’est mal écrit, ça !” »
Tous les vendredis après-midi, des milliers d’employés du Googleplex sont conviés à une rencontre d’un peu moins d’une heure — surnommée TGIF, pour « Thank Google It’s Friday » (merci Google, c’est vendredi) — au cours de laquelle les grands patrons leur font part des dernières nouvelles et répondent à leurs questions, tout en sirotant une bière ou un cocktail. « Il y a encore une candeur et une ouverture d’esprit rafraîchissantes », dit Patrick Pichette.
Même si son quotidien a beaucoup changé depuis son départ de chez Bell Canada, il abat encore, chaque semaine, ses 70 heures de travail. « Je suis un hype ractif, un workaholic. Je suis bâti comme ça, c’est mon équilibre. Je n’ai jamais connu rien d’autre. »
Ce n’est pas le boulot qui manque. Vidéo, téléphonie, radio, nouvelles : Google attaque sur tous les fronts, au risque de bousculer au passage des industries bien établies (voir « Faut-il avoir peur de Google ? » et « La galaxie Google »).
Pour l’instant, cette offensive rapporte des broutilles en comparaison des milliards de dollars générés par la vache à lait que demeure le moteur de recherche. « N’oublions pas que Google n’a que 10 ans et que personne à l’époque ne pouvait prévoir l’ampleur que prendrait l’entreprise, dit Patrick Pichette. L’important, pour nous, c’est de nous positionner pour être en mesure d’offrir les programmes qui vont changer la vie des gens dans quelques années. C’est le programme stratégique de Google. »
La crise économique pourrait toutefois inciter la société à réviser ce programme. Après des années de croissance fulgurante, Google a récemment annoncé son intention de congédier des milliers d’employés contractuels, de freiner l’acquisi tion d’entreprises, de fermer des bureaux et d’abandonner certains services. « Il faut nourrir les gagnants et affamer les perdants », dit Patrick Pichette, signalant ainsi sa volonté de couper les vivres aux activités moins rentables. À titre de chef de la direction financière, Pichette pilote cette délicate opération de contrôle des coûts. Serait-il, comme le soutient Silicon Alley Insider, site californien de nouvelles concernant les affaires, l’« arme secrète » de Google ?
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