
Marie, infirmière au triage, est inquiète. Elle me rejoint à la majeure, la section des urgences où l’on trouve les patients les plus mal en point, pour discuter d’un patient qu’elle vient d’évaluer au triage. Le jeune homme est en effet cyanosé, la peau de ses mains est bleutée, signe d’un grave manque d’oxygène. Pourtant, arrivé sur ses pieds, il n’a aucun symptôme, sauf un peu d’inquiétude à la suite des explications de l’infirmière d’Info-santé qui nous l’a envoyé.
«Seulement les mains?
– Le torse, aussi…
– Mais pas le visage?
– Non.
– Et aucun symptôme?
– Juste les mains un peu engourdies, la gauche surtout.
– C’est un congénital?
– Non, il est connu pour rien.
– Je vais aller voir ça.»
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Je termine avec ma patiente essoufflée, pendant que Marie retourne au triage. La médecine d’urgence est avant tout un art de l’anticipation. Alors que je termine l’auscultation de cette dame dont les poumons sont engorgés d’œdème – un cas simple d’insuffisance cardiaque –, mon esprit est déjà ailleurs, dans la suite des choses.
Des cyanoses, on est habitué d’en voir chez les patients congénitaux, dont le ventricule droit envoie une partie du sang mal oxygéné directement au côté gauche du cœur, qui le retourne ensuite dans la circulation artérielle sans passage oxygénateur par les poumons. Mais chez un jeune homme en bonne santé, c’est bien curieux.
Du strict point de vue technique, une cyanose signifie qu’il y a plus de 5 g d’hémoglobine – protéine des globules rouges spécialisée dans le transport de l’oxygène – par litre de sang qui circule sans son oxygène. Soit par manque d’oxygène – c’est de loin la cause la plus fréquente –, soit par excès d’hémoglobine, un phénomène rare.

Mais pourquoi diable une cyanose limitée aux bras et au thorax? Parfois, la veine cave supérieure, qui ramène le sang du haut du corps vers le cœur, souffre d’une thrombose et se bloque plus ou moins complètement, par exemple en raison d’une tumeur envahissante au thorax – une catastrophe! J’imagine déjà l’imagerie par tomodensitométrie ou résonance magnétique que nous pourrions effectuer.

Mais habituellement, le visage est alors impliqué dans la cyanose, causée par l’engorgement de sang veineux dans les tissus.
«J’en ai-tu de l’eau?
– Qui ?
– Dans mes poumons?
– Ah oui, vous faites un peu d’eau, sur les poumons. On va vous garder, d’accord?
– C’est vous le docteur.»
La patiente me lance un beau sourire pendant que je retourne au poste afin de remplir mon dossier, tout en songeant à mon patient aux mains bleues. D’ailleurs, pourquoi les mains engourdies? Par manque d’oxygène dans les tissus? Par hyperventilation pour compenser une baisse de l’oxygène?
Je me lève ensuite pour me rendre au triage, quand un patient près de moi grimace et se serre la poitrine. Son angine recommence. Je demande à son infirmière de démarrer la nitro puis de répéter l’électrocardiogramme et je verrai cela tantôt.
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Quoi d’autre? Une intoxication ayant causé une méthémoglobinémie, dérivée de l’hémoglobine et parfois retrouvée en quantité trop importante? Ou encore un effet toxique de l’argent colloïdal – je ne sais trop, il me semble que j’ai lu ça dans un journal médical l’autre jour…
Ce sera sûrement le cas le plus complexe d’une soirée qui commence déjà à être occupée. Il faudra le coucher sur une civière, lui mettre un moniteur, pratiquer des bilans, demander une mesure des gaz veineux, une radiographie pulmonaire pour déceler une tumeur, peut-être une résonance magnétique pour évaluer sa veine cave, etc.
J’arrive au triage. Marie est seule.
«Il est où ?
– Parti…
– Comment ça parti?
– Il a signé un refus de traitement.
– Ben voyons.
– Il faut aussi que je te dise que…»
Mais comme le triage est tout près de la sortie – qui est aussi l’entrée, finalement –, je fais quelques pas rapides vers le vestibule sans écouter la fin de la phrase. Mais aucune trace de ce patient. Je reviens donc, perplexe et même un peu inquiet.
«Qu’est-ce qui s’est passé?
– Je l’ai amené au triage pour mieux regarder ça, l’éclairage est meilleur et je voulais voir la couleur du thorax.
– Alors?
– Ben, c’était…
– Cyanosé?
– Pas exactement.
– Alors quoi ?
– Plutôt vert-de-gris.
– Vert-de-gris… Pas bleuté?
– Comme quand la peau se décolore, à cause d’un bijou.
– Sa peau était vert-de-gris?»
J’ai beau réfléchir, je n’ai plus d’hypothèse.
«J’ai sorti un tampon d’alcool et…
– Pour lui faire sa prise de sang?
– Non, le vert-de-gris colorait même… ses poils.
– Ses poils?»
Elle me montre alors son tampon d’alcool. Imbibé de vert-de-gris.

«J’ai passé la tampon sur sa peau…
– Je comprends pas.
– … et la peau était normale. Pas bleue. Le patient m’a regardé avec de grands yeux: “Mon spaghetti!”
– Il avait mangé du spaghetti? Une intox?
– Non, il s’était baigné… avec un nouveau spaghetti.
– Quoi?
– Un spaghetti… vert-de-gris.
– T’es sérieuse?»

Marie se met à rire, surtout à cause de mon air éberlué.
«Le gars, il est devenu rouge, il s’est excusé deux fois d’être venu pour rien. Puis il a signé un refus de traitement, avant de sortir en marchant rapidement, sans se retourner.
– Une autre vie de sauvée, quoi…»
Je retourne à la majeure pour réévaluer mon patient angineux, qui heureusement n’a plus de douleur, la patiente en insuffisance cardiaque, qui reçoit maintenant sa dose de diurétiques d’une jeune infirmière un peu nerveuse qui ne comprend pas pourquoi j’ai tant de difficulté à garder mon sérieux.
«Et le cas de cyanose?
– Ah, c’était juste une intox au spaghetti.»
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