Chez Frédéric Flamand et sa conjointe, à Manawan, dans le nord de Lanaudière, la maison est remplie par les enfants devenus grands et les petits-enfants. Huit personnes habitent sous le même toit. « C’est très, très vivant », dit le grand-père de 50 ans. Le quotidien se passe principalement dans la langue de leurs ancêtres. « On parle en attikamek 90 % du temps. Mon petit-fils de deux ans le parle déjà très bien. »
Parfois, Frédéric Flamand et sa conjointe n’ont d’autre choix que de s’exprimer en français. « Il y a des termes à la maison qui n’existent pas en attikamek, comme “micro-ondes” ou “cafetière”. »
Cette famille n’est pas l’exception dans la réserve d’environ 2 000 personnes, à une heure de route au nord de Saint-Michel-des-Saints, au cœur du Nitaskinan, le territoire ancestral attikamek. À l’épicerie, les échanges se font surtout dans la langue traditionnelle, même si l’affichage est en français. Dans la cour de récréation de l’école primaire, les enfants jouent au ballon-chasseur en criant un « wipatc wepin tohan » (lance le ballon plus vite) bien senti lorsqu’ils veulent éliminer un joueur adverse !
Cette grande proportion de locuteurs de l’attikamek à Manawan, mais aussi à Obedjiwan (sur la pointe nord du réservoir Gouin) et à Wemotaci (à 115 km à l’ouest de La Tuque), fait que cette langue autochtone est la mieux « préservée » au pays (d’après la proportion de gens qui l’utilisent toujours comme langue maternelle), selon Statistique Canada. Le recensement de 2016 indiquait que parmi les 5 220 membres de la nation attikamek, presque tous parlaient la langue de leurs ancêtres. Même situation chez les quelque 20 000 Innus et Naskapis répartis au Labrador et au Québec. Dans les trois cas, il s’agit de langues autochtones parlées presque exclusivement au Québec. Et la quatrième parmi les mieux préservées au pays, l’inuktitut, y est aussi utilisée.

La dizaine de langues autochtones présentes au Québec ne sont pas toutes aussi vivantes, certaines luttent même pour ne pas disparaître. Mais reste que 80 % des Autochtones vivant dans les réserves québécoises « connaissent » une langue autochtone, toujours selon le recensement de 2016. Aucune autre province ne s’approche de ce score : 40 % en Ontario, 46 % au Manitoba et 19 % en Colombie-Britannique.
Il n’y a pas de consensus clair chez les linguistes interrogés dans le cadre de ce reportage pour expliquer le fait que les quatre langues autochtones les plus usitées au Canada se retrouvent au Québec. Comme dans bien d’autres lieux habités par les Autochtones d’un océan à l’autre (notamment chez les Inuits), ceux où l’on parle attikamek, innu ou naskapi sont généralement éloignés des grands centres, et la distance y a représenté un rempart naturel pendant des siècles contre l’influence du français et de l’anglais. Autre facteur, la fréquentation scolaire obligatoire est apparue plus tard au Québec (vers la moitié du XXe siècle) qu’ailleurs au pays. Les mots de français, langue dans laquelle se fait essentiellement le parcours scolaire, ont donc percolé plus tardivement dans le quotidien des familles autochtones.
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Que l’attikamek cohabite avec le français et l’anglais, « c’est notre fierté », dit Annette Dubé, directrice des services éducatifs de Manawan. Le sourire dans la voix, elle ajoute : « On n’est pas nombreux sur la planète à parler cette langue-là. Il faut la garder, pour nos enfants. C’est ce qui fait notre culture, notre identité, comme les Québécois qui tiennent à conserver leur langue française alors que tout autour est anglais. »
Comme d’autres nations, celle des Attikameks essaie d’offrir le meilleur enseignement possible dans la langue maternelle, au plus haut niveau possible, un droit reconnu par la Charte de la langue française. À Manawan, par exemple, cela se traduit par une éducation principalement en attikamek jusqu’à la 3e année, avec du matériel pédagogique adapté, comme des cahiers d’exercices, des affiches à coller sur les murs des classes et des vidéos explicatives d’activités traditionnelles. Même les mathématiques sont enseignées ainsi.
Pour favoriser la transmission linguistique au sein des familles, les communautés attikameks ont aussi instauré il y a longtemps des « semaines culturelles », soit des congés coïncidant avec des périodes de chasse traditionnelle, pour que parents et enfants profitent du territoire et fassent vivre les mots ancestraux qui y sont nés. Des mots également mis en valeur par de petits livres de légendes imagés, distribués dans la population pour que soient racontées en famille ces histoires qui décrivent les activités traditionnelles des six saisons du calendrier attikamek et les mots qui leur sont associés.
Or, même là où la langue se porte assez bien, cette transmission s’effrite depuis plusieurs années, constate Jérémie Ambroise, conseiller en linguistique pour l’Institut Tshakapesh, qui œuvre à la sauvegarde de la culture innue, à Uashat, près de Sept-Îles. « Quand j’étais au primaire, sur une vingtaine d’élèves dans ma classe, environ cinq ne parlaient pas innu. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, c’est le contraire. Les parents connaissent l’innu, mais croient qu’en parlant plutôt français à leurs enfants, ça va faciliter leur intégration à l’école et sur le marché du travail. » Dans les écoles de Uashat, les différentes matières sont apprises en français. L’innu est enseigné comme langue seconde, à raison d’environ une heure par semaine.
Un bilinguisme dangereux, selon Lynn Drapeau, professeure associée au Département de linguistique de l’UQAM, qui a passé des décennies à côtoyer les communautés innues pour documenter leur langue et rédiger un dictionnaire ainsi qu’une grammaire. « Pour survivre, toute langue a besoin d’un espace de monolinguisme auquel se référer. Mais ça n’existe presque plus aujourd’hui. Tout le monde a été scolarisé, et après avoir été exposées massivement à la langue majoritaire, des générations de bilingues finissent par l’adopter. » La scolarisation obligatoire a donné accès aux études supérieures et à de nombreux avancements professionnels, mais le fait qu’elle ait cours dans une autre langue affaiblit les langues autochtones, explique-t-elle.
Afin d’illustrer l’ampleur du danger, plusieurs personnes interrogées pour ce reportage ont évoqué cette comparaison : imaginez que l’ensemble des Québécois francophones doivent faire la presque totalité de leur parcours scolaire en anglais, selon un programme conçu par des anglophones ; que les examens de fin d’études se passent en anglais ; que la maîtrise de l’anglais soit nécessaire pour tout avancement professionnel, pour avoir accès à des livres, pour écouter la télévision ; et que le seul avantage à parler français soit de pouvoir converser avec ses grands-parents… « Est-ce qu’on garderait le français très longtemps ? » demande Lynn Drapeau.
Annette Dubé, directrice des services éducatifs de Manawan, observe une augmentation de l’utilisation du français et de l’anglais chez les jeunes, qui y empruntent de nombreux termes. « La langue attikamek est toujours présente, mais on se demande si elle est aussi bien parlée qu’auparavant », dit-elle.
Les langues autochtones, intimement liées aux territoires traditionnels et aux activités qui s’y pratiquaient, viennent du bois, de la nature. Et c’est là que se révèle leur richesse. Ces termes autrefois utilisés pour décrire avec précision la préparation d’un campement ou d’une peau de caribou tombent cependant en désuétude. Des langues fondamentalement conçues pour désigner les différentes étapes des saisons et toutes les subtiles textures de la neige rendent moins bien le quotidien d’un bungalow.
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Les communautés autochtones partout au Québec s’organisent pour revitaliser leur langue, peu importe l’état dans lequel elle se trouve. À Kahnawake, où l’anglais domine, rares sont ceux pouvant affirmer que le mohawk est leur langue maternelle. Diverses initiatives ont donc été mises en place par le conseil de bande et des institutions en vue d’en faire la promotion auprès de la population : un centre pour que les jeunes mères apprennent les mots du quotidien à utiliser avec leur nouveau-né, des programmes d’enseignement de la langue au niveau préscolaire, un programme d’immersion au primaire, des émissions jeunesse sur YouTube avec des marionnettes parlant uniquement mohawk, des cours aux adultes, etc.
Selon Kahsennenhawe Sky-Deer, grande cheffe depuis l’été 2021 de cette réserve située sur la rive sud du Saint-Laurent, face à Montréal, ce n’est pour l’instant qu’une minorité de ses concitoyens qui usent de ces outils mis à leur disposition. « Bien des familles ne valorisent pas la langue, donc elles ne la transmettent pas à leurs enfants, jusqu’à ce qu’elles réalisent l’importance que ça a pour notre identité collective. Les programmes sont là, les occasions d’apprentissage sont là, donc si tu n’apprends pas ta langue, c’est ton choix. »
Il faut davantage d’enseignants issus de la population, selon Véronique Paul, professeure à l’Unité de recherche, de formation et de développement en éducation en milieu autochtone de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Parce que pour l’instant, la majorité des élèves sont généralement aux prises avec une rotation de titulaires de classe non autochtones. « Ils se retrouvent devant un enseignant qui ne leur ressemble pas, qui est lui-même en choc culturel. Ce prof-là ne comprend pas la langue dans laquelle les jeunes parlent. La relation est donc complexe à établir », explique-t-elle.
C’est pourquoi Véronique Paul et quatre de ses collègues se rendent régulièrement au Nunavik, où vivent près de 11 000 Inuits, pour participer à la formation de nouveaux enseignants de ce premier peuple, qui transmettront la langue inuktitute aux élèves de la maternelle à la 3e année.
Selon Richard Compton, professeur de linguistique à l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en transmission et connaissance de la langue inuite, l’idéal serait que les six années du primaire se déroulent dans la langue maternelle. Une telle stratégie ne compromettrait pas la connaissance du français ou de l’anglais, que les jeunes apprendraient dès le secondaire. « Des études, dont une menée en contexte inuit, montrent que les élèves qui maîtrisent bien leur langue maternelle ont ensuite plus de facilité à apprendre une deuxième langue. » Mais un tel objectif est un défi en soi, en raison du manque de personnel enseignant maîtrisant la langue et de matériel pédagogique adapté. Concevoir des manuels, documents et examens pour toutes les matières et toutes les années du primaire, dans chaque langue autochtone, ça demande beaucoup de ressources, notamment financières, qui demeurent insuffisantes.
70
Nombre de langues autochtones au Canada
15,6 %
Proportion des quelque 1,7 million d’Autochtones au Canada qui disaient en 2016 être capables de soutenir une conversation dans une de ces langues. Ce taux était de 21,4 % 10 ans plus tôt.
SOURCE : STATISTIQUE CANADA
À Wendake, près de Québec, le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN) vise à accompagner celles-ci dans l’élaboration de leurs propres programmes éducatifs et à représenter leurs intérêts auprès des gouvernements. Le directeur général du Conseil, Denis Gros-Louis, considère que l’obligation de réussir des examens de français, inscrite dans le projet de loi 96, constitue une tentative d’assimilation linguistique chez les nations historiquement anglophones, ce qui contreviendrait à leurs droits constitutionnels, selon lui. Il donne l’exemple de Listuguj et de Gesgapegiag, deux communautés micmaques situées au bord de la baie des Chaleurs, en Gaspésie. La langue maternelle y est le micmac, et l’anglais est utilisé surtout dans les classes. Mais la maîtrise du français comme langue seconde, qui est pourtant une troisième langue pour eux, est cependant nécessaire pour l’obtention du diplôme d’études secondaires ou collégiales. « C’est comme si on imposait aux Québécois francophones de réussir un examen d’espagnol pour être diplômés. Le gouvernement du Québec envoie le mauvais message à nos jeunes, qu’ils doivent s’assimiler s’ils veulent réussir. Le Québec ne devrait pas arriver avec une approche coloniale, comme on en voit pourtant de moins en moins du côté fédéral. »
Selon le linguiste Richard Compton, la préservation des langues autochtones n’est malheureusement pas une priorité politique. « Quand on entend parler du “bonjour-hi” au centre-ville de Montréal ou qu’on voit des sondages indiquant une baisse de 1 % du nombre de personnes qui parlent français à la maison, la réaction politique est très rapide. Mais on observe beaucoup moins d’intérêt pour la fragilisation des langues bien plus importante qui se passe dans les communautés autochtones. »
Il y a encore de nombreux défis, mais beaucoup gardent espoir, puisqu’ils constatent que les efforts des Autochtones pour revitaliser et conserver les langues semblent porter leurs fruits. Les dernières données de Statistique Canada montrent une hausse du nombre de personnes apprenant les rudiments de la langue de leurs ancêtres, en tant que langue seconde. Ça demeure un pas dans la bonne direction, pour que ces langues puissent un jour trouver leur juste place aux côtés du français et de l’anglais.
Cet article a été publié dans le numéro de mai 2022 de L’actualité, sous le titre « Ici on parle attikamek, algonquin, cri, innu, inuktitut, micmac, mohawk, naskapi ».
Kuei! C’est un témoignage à la vigueur et la résilience des peuples autochtones si leurs langues durent encore aujourd’hui malgré les politiques coloniales d’éradication des peuples autochtones. Aussi curieux que cela puisse paraître, les réserves «indiennes» ont joué un rôle important dans ce combat pour la survie des langues et des cultures.
Par contre, l’article souffre un peu de nombrilisme car les langues autochtones ne connaissent pas les frontières. La langue des Eeyou (cris) est parlée avec ses variantes dans plusieurs provinces du pays et l’inuktut qui englobe toutes les variantes de la langue des Inuits est parlé dans au moins deux provinces et deux territoires.
Le Québec quant à lui a embarqué avec enthousiasme dans le bateau colonial franco-britannique pour assimiler les peuples autochtones. D’abord l’église catholique a pu compter sur plusieurs religieux canadiens-français pour endoctriner et assimiler les jeunes autochtones dans plusieurs pensionnats de cette confession. Par la suite, Duplessis s’est battu avec le fédéral pour que les Inuits soient de la responsabilité fédérale et il a gagné sa cause, d’où la prévalence de l’anglais comme langue coloniale au Nunavik.
Ce que nous voyons aujourd’hui est une résurgence des peuples autochtones qui ont décidé de revitaliser leurs langues et leurs cultures et on ne peut qu’y gagner. Malheureusement, le Québec est le cancre canadien avec le gouvernement caquiste qui refuse obstinément de mettre en œuvre les recommandations bien minimales de la commission Viens. Dans un tel contexte, il est encore plus important pour les Atikamekw, les Innus et les autres nations autochtones qui se retrouvent malgré elles dans un territoire géré par un gouvernement provincial profondément colonialiste, de reprendre leurs territoires ancestraux et revitaliser leurs traditions juridiques et de gouvernance. Elles ont le droit de leur côté.