Olivier Niquet a étudié en urbanisme avant de devenir animateur à la radio de Radio-Canada en 2009 dans les émissions Le Sportnographe et La soirée est (encore) jeune. Il est aussi chroniqueur, auteur, conférencier, scénariste et toutes sortes d’autres choses. Il s’intéresse particulièrement aux médias mais se définit comme un expert en polyvalence.
Il est de plus en plus difficile de bien mesurer la pression populaire. Les forces qui influencent l’opinion publique sont souvent diffuses et on ne comprend pas toujours les décisions que prennent les organisations devant les réactions que suscitent leurs actions ou leurs produits. McDo n’a pas ramené sa McPizza, malgré le fait que le peuple réclame son retour à l’unanimité (enfin, je pense). À l’inverse, Monsieur Patate a perdu son titre même si pas mal tout le monde s’en foutait (enfin, je pense).
On parle d’ailleurs beaucoup du mouvement woke depuis un an ou deux. J’utilise le mot même si ça me donne l’impression d’être instrumentalisé. C’est comme si ceux qui s’en servent à toutes les sauces pour rendre illégitime n’importe quelle idée progressiste avaient remporté le combat de l’opinion publique et imposé leur définition de la chose. Et c’est une définition très… englobante.
Pourtant, ces fameux wokes autoproclamés, ou même ceux qui s’ignorent, on ne les voit pas beaucoup. On ne les entend pas beaucoup. C’est un mouvement imprécis, mais qui a quand même une certaine influence puisque des organisations qui ont manqué de sensibilité décident régulièrement de reculer devant ses protestations pour éviter les problèmes. Comble de l’ironie, c’est justement ce rétropédalage qui fait souvent que les projecteurs se braquent sur le « scandale ».
Voilà sans doute la différence avec les époques précédentes. Aujourd’hui, la mobilisation est plus facile grâce à Internet. Pas besoin de sortir pour aller manifester. On peut même être activiste sur la bolle de toilette. Avant, les choses bougeaient moins vite. Les organisations n’étaient pas inondées de messages de protestation dès les premières heures d’une annonce et n’avaient pas l’impression d’être devant un vaste mouvement de contestation. Elles ne ressentaient pas l’urgence de reculer. Il est maintenant beaucoup plus complexe d’évaluer l’ampleur d’un mouvement.
Dans le cas du Festival international Nuits d’Afrique, dont la porte-parole (blanche), Mélissa Lavergne, s’est retirée, les journaux ont parlé d’un « tollé », d’une « accumulation de commentaires négatifs », et rapportent que l’événement « a été vilipendé sur les réseaux sociaux ». Le choix était assurément maladroit, mais combien étaient vraiment indignés de la chose ? Dur à dire. La plupart des gens n’étaient pas au courant de l’histoire avant que les chasseurs de « wokistes » (quel horrible mot) s’emparent de la nouvelle pour s’indigner… de la vague d’indignation. Comme on ne connaît pas la hauteur de cette vague, ceux qui surfent dessus ont beau jeu de la dessiner en tsunami.
Dans La Presse la semaine dernière, Patrick Lagacé évoquait les tribus modernes, celles qui sévissent sur les réseaux sociaux : « C’est la croyance tribale moderne : si nous sommes assez nombreux, si nous sommes assez enragés, on peut modifier la réalité. » Les wokes forment une de ces tribus. Ce n’est pas toujours une mauvaise chose, puisque leur réalité a longtemps été mise de côté. Mais à force de monter en épingle les dérapages des zélotes du multiculturalisme, la tribu anti-woke nous en présente un portrait bien sombre. La vraie réalité (ça fait bizarre à dire) est quelque part entre les deux, mais impossible de mettre le doigt dessus.
Il existe un phénomène équivalent à l’autre bout de l’échiquier politique. Une tribu d’obscurs agitateurs réactionnaires que j’appellerais « pirates ». Les pirates sont souvent des disciples de Jeff Fillion et de sa radio du même nom. Ils voteront pour Éric Duhaime et ont tendance à être plutôt impolis sur les réseaux sociaux. Comme les wokes, ils ont un certain pouvoir de persuasion. Ils peuvent réagir en masse à un tweet ou une publication quelconque et donner l’impression qu’il se passe quelque chose. Et quand je dis « en masse », je parle de 100, 200 commentaires. D’ailleurs, on soupçonne plusieurs de ces flibustiers d’être de faux comptes exploités par des gens qui veulent faire bouger l’opinion. Est-ce là un mouvement de contestation digne de ce nom ? Probablement pas. Mais lorsqu’on subit leurs abordages, on a l’impression que oui (fait vécu). On peut bien rationaliser le tout en se disant que ce n’est qu’une minorité tonitruante, il n’est pas simple de s’en détacher. On pense à eux le soir en se couchant et le matin en mangeant ses toasts au beurre de pinottes. Ça fonctionne aussi avec les céréales.
Ces différentes tribus sèment la confusion et il est bien difficile de juger dans quels cas il faut se tenir debout. Au final, tout cela ne fait qu’exacerber les tensions et nous éloigner des vraies questions, au grand plaisir de ceux qui se font du capital sur le dos de la bisbille.
Nous sommes pris par les algorithmes des réseaux sociaux, qui nous enferment dans les fameuses « echo chambers ». De plus, nos politiciens et les organisations en général prêtent trop d’attention à Twitter, Facebook & Co, et oublient le vrai monde qui ne passe sa journée à lancer des balles à 140 caractères. Et finalement, la démagogie de la classe politique, qui ne cherche qu’à se faire réélire sans proposer une vision au-delà des 4 ans, qui ment plus ou moins ouvertement ou qui dit de belles choses pour rien faire… bref, tout cela engendre de plus en plus de méfiance vers les institutions, vers la démocratie même. Mettez tous ces ingrédients ensemble et vous aurez une potion bien dangereuse.
Cette chronique représente très bien la situation actuelle. Bravo de remettre les choses en perspective.
Oui. Vous avez bien raison.