En 1989, tout a changé et personne n’en est encore revenu: l’équilibre de la terreur entre les pôles communiste et capitaliste nous empêchait de penser le monde comme il est, c’est-à-dire composé de centaines d’États qui peuvent se faire la guerre à tout moment.
Depuis la chute du mur de Berlin, les politologues s’interrogent sur une façon de gérer les conflits qui répondrait à la mondialisation de l’économie et à l’ambition légitime des nations. Les Casques bleus de l’ONU ont raté leur chance dans les Balkans, et à Washington on est bien prêt à faire la police du monde, mais à condition qu’il n’y ait aucun mort parmi les soldats américains.
L’ennui c’est que, dans la vraie vie, des États implosent, comme dans les Balkans, et que d’autres explosent, en Asie ou sur les bords de la Méditerranée. La guerre n’est pas une émission de télévision et chacun cherche à l’expliquer. Dans un essai récent, André Glucksmann convoque de Gaulle (De Gaulle, où es-tu?, J.C. Lattès), de son côté Jacques Rupnik réunit une douzaine de spécialistes pour parler du Déchirement des nations (Seuil). Le premier noie son propos dans des effets de style, le second réussit son entreprise, mais il faut d’abord choisir son camp: est-ce que l’on croit comme de Gaulle que la guerre est une situation naturelle ou comme l’historien français Fernand Braudel, de l’équipe dirigeante des Annales, «qu’il y a plus important que la guerre» et que, moins l’on parlera des conflits, moins il y en aura?
Le discours politique, l’histoire, les débats nationaux engendrent-ils des guerres? «Ce n’est pas la haine « ancestrale » qui est la cause de la guerre en Bosnie, c’est la guerre qui a créé la haine», répond Jacques Rupnik dans un livre important où le Québec occupe sa place. Nous serions, de tous les peuples du monde, celui qui a le nationalisme le plus policé, le plus civilisé. Et Michael Ignatieff, que l’on ne peut soupçonner d’être membre secret du mouvement péquiste, décrit avec justesse la marche du nationalisme québécois, depuis ses revendications culturelles, puis économiques et politiques enfin.
Cet automne, ce nationalisme sera soumis au test d’un référendum. Il ne faut pas s’illusionner, c’est une déclaration de guerre territoriale. Un «oui» au référendum chasse Ottawa du territoire québécois. Que pourrait-il se passer? Il faut lire les chapitres consacrés à l’expérience de la Slovaquie, dont la sécession fut réussie sans référendum, ni violence, avec la complicité des politiciens et des journalistes. Ou encore étudier la démarche des Flamands, qui sont en voie de conquérir leur souveraineté dans un État belge de plus en plus fragile.
Qu’est-ce que le nationalisme alors? C’est Ernest Gellner, professeur à Cambridge et directeur d’un Centre d’étude du nationalisme à Prague, qui répond le mieux à la question de Rupnik: «Le nationalisme est l’expression de la transformation profonde de la société agraire, avec sa multiplicité de cultures et sa petite minorité de lettrés, en une société où tout le monde est passé par l’école, où le travail consiste non pas à manipuler des choses, mais des idées et des gens, où la société est anonyme et mobile.» Le nationalisme est la recherche d’un nouveau code commun. Gellner parle des frontières politiques qui ne coïncident pas toujours avec les paysages intérieurs.
Une nation est souvent l’oeuvre symbolique des lettrés. C’est une mémoire. C’est une solidarité. Or la nouvelle situation mondiale, avec ses réseaux financiers qui échappent aux gouvernements, avec ses banquiers qui pressent l’État de privatiser le filet social s’appuie sur un mouvement des riches qui ne veulent plus payer pour les pauvres. La solidarité n’a pas sa place dans les lois du marché. Le consommateur n’est pas un soldat-citoyen.
Le fédéralisme canadien va-t-il disparaître par sa propre faute? Le nationalisme québécois mourir par manque d’ennemi? C’est ce que les spécialistes laissent entendre puisque le fédéralisme est affaibli par le libreéchange et que l’ennemi du Québec est Ottawa, non pas le Canada. Parizeau et Chrétien peuvent méditer ce que Renan affirmait à la Sorbonne (en 1882): «Les intérêts suffisent-ils à faire une nation? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce, un Zollverein n’est pas une patrie.»
La question nationale et constitutionnelle est complexe, elle est une invention des intellectuels, certes, mais ne va pas pour autant disparaître. Les résultats du référendum de 1995 sont déjà sur les murs de la ville: les graffitis parlent moins du Québec, comme en 1980, que des individus en perte d’identité dans le grand jeu économique transnational. Le Canada n’est pas encore déchiré, il est plutôt embourbé dans son énorme géographie, de moins en moins capable de résister au modèle américain, qui pratique un nationalisme agressif dont on souhaiterait que les politologues se préoccupent: il n’y a pas, en effet, que les petits peuples qui agitent des drapeaux.