Ce que la Seconde Guerre mondiale a encore à nous dire

Sans que je l’aie cherché, mon séjour à Marseille m’a plongée dans la Seconde Guerre mondiale, ce qui suscite bien des réflexions sur le monde d’aujourd’hui.

Photo : Christian Blais pour L’actualité

En Europe, les souvenirs de la guerre de 1939-1945 abondent et je ne m’y attarde pas tant. Mais voilà qu’à Marseille, je logeais sur la rue des Trois frères Barthélémy, dont le nom m’a intriguée. De qui s’agissait-il donc ?

Quelques clics et j’ai eu ma réponse : ces frères étaient des résistants qui habitaient sur ce que l’on appelait alors la rue des Minimes. Arrêtés par la Gestapo en 1944, l’un a été tué sur le coup, les deux autres ont été torturés dans une chic villa de Marseille, transformée à l’époque en quartier général de la police secrète nazie.

Cette villa était située rue du Paradis, ce qui ne manquait pas d’ironie. Je me suis demandé si elle s’y dressait toujours. Une demi-heure de marche plus tard, j’ai découvert le bel édifice. Mais il ne trône plus comme autrefois. La villa est désormais entourée d’une ceinture de petits commerces qui la cachent à demi, il faut les contourner pour bien voir le bâtiment.

Cela n’empêche pas le souvenir : bien en vue, une plaque poignante rappelle que l’endroit fut un lieu de supplices pour les résistants et un point de départ vers les camps de concentration pour les Juifs marseillais.

Dans ce coin aujourd’hui tranquille, l’horreur est donc à la fois assumée et détachée de toute mise en valeur. La villa elle-même est occupée par des organismes, preuve que la vie l’a emporté. J’ai trouvé très émouvant qu’un dur passé soit si habilement intégré au quotidien.

J’ai été aussi touchée, quelques jours plus tard, alors que je faisais la file à La Poste. La salle bien moderne était néanmoins ornée d’une plaque rappelant l’assassinat d’un employé par les nazis. Cet hommage, fréquent dans les rues de France, prenait ici une autre dimension : les bureaux avaient beau avoir été réaménagés, on avait tenu à se remémorer la résistance d’un homme survenue des décennies plus tôt.

Quelques semaines plus tard, je me suis quand même demandé si ce devoir de mémoire arriverait à durer. J’étais alors à Carcassonne, bien perplexe devant le Musée de l’Inquisition. Celui-ci alléchait le chaland en promettant une mise en scène réaliste des méthodes de torture qui ont eu cours du XIIe siècle jusqu’à la Révolution française.

Est-ce à dire que dans un avenir plus ou moins lointain, les tortures des 100 dernières années — celles des nazis, du régime communiste chinois, de Guantánamo et de tant de dictatures — deviendront à leur tour des divertissements pour touristes ?… Je ne suis pas entrée.

Deux autres musées, à Marseille ceux-là, m’ont toutefois ramenée à la Seconde Guerre mondiale.

Au musée Cantini, consacré à l’art moderne, ce détour était inattendu. Une section de l’exposition permanente est réservée aux années 1940 et 1941, alors que Marseille était devenue une ville refuge pour ceux qui fuyaient la France occupée. Plusieurs artistes étaient du nombre, notamment les surréalistes gravitant autour de l’écrivain André Breton.

On voit les œuvres de ces artistes, mais surtout, l’exposition fait état de leur espoir de traverser vers les États-Unis. Ce sera long et angoissant. Pour passer le temps, ils dessineront un jeu de cartes unique en son genre, symbole de leur solidarité pendant l’attente.

Tout un travail de l’ombre, mené par l’Américain Varian Fry, permettra finalement à un millier de Français de fuir leur pays. Nombre d’artistes seront du lot, mais pas tous. Fry parviendra à ses fins grâce à un mélange de moyens légaux, illégaux et clandestins. Lui-même sera chassé de France en 1941, puis surveillé par le FBI. Ce n’est que des années plus tard que son action sera reconnue et récompensée.

Je n’ai pu m’empêcher de penser aux déplacements de populations actuels, qui suscitent d’immenses débats.

Certes, notre monde est plus complexe que dans la nébuleuse nazie, aux camps bien opposés. On se doute par ailleurs que peu de passeurs ont la droiture d’un Varian Fry. Et il y a bel et bien des limites aux capacités d’accueil de l’Occident. Mais la peur des gens qui veulent partir est du même ordre que celle des artistes mise en lumière par l’exposition. Et hier comme aujourd’hui, ce ne sont pas les migrants qu’il faut remettre en cause, mais les régimes qu’ils fuient.

Alors, en fait-on assez pour contrer les talibans, les mollahs, les dictateurs de ce monde ? Non, tant que cela rapporte. Et l’économie ne mesure pas le prix de l’angoisse.

Je n’en avais pas fini avec ma plongée dans la guerre, puisqu’une visite au Musée d’histoire de Marseille était aussi à mon programme. La ville a un riche passé, mais c’est janvier 1943 qui m’a happée. En une seule semaine, tout le quartier populaire autour du Vieux-Port a été rasé par les nazis, excédés par ces rues labyrinthiques où pouvaient se cacher les résistants et où résidaient Juifs et immigrants.

Des films montrent l’opération. Elle se traduira par l’évacuation de 20 000 personnes, dont 6 000 seront formellement arrêtées. C’est implacable, et cela renvoie à toutes les manières qui existent de chasser les gens de chez eux. Même sans barbarie, une expulsion est dévastatrice : l’actualité nous en donne moult exemples ces temps-ci.

Pour couronner le tout, j’ai aussi vu un film allemand, tout frais sorti sur les écrans français : La conférence, du réalisateur Matti Geschonneck. Il porte sur la rencontre que 15 dignitaires du IIIe Reich ont tenue le matin du 20 janvier 1942 dans une villa de Wannsee, en Allemagne. Un seul point était à l’ordre du jour : adopter la solution finale d’ici l’heure de midi.

Le film est une fiction, mais il suit le compte rendu de la conférence tel que dressé par la secrétaire d’Adolf Eichmann, seule femme autour de la table. C’est froid et technique, parce que ce sont bel et bien les détails techniques de l’assassinat des Juifs qui sont discutés. On ne parle pas de personnes, mais de processus. Les participants n’émettent pas de réserves, à peine quelques états d’âme pour deux d’entre eux. On en sort glacé.

Or, quand on pense à quel point l’humanité est devenue la part négligeable des systèmes qui organisent notre vie en société — les services sociaux, la santé, l’éducation, la justice et tutti quanti —, il faut bien admettre qu’au final, les processus ont gagné. Ça me donne aussi froid dans le dos.

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Quel beau texte Madame Boileau!
Ça nous fait réfléchir à notre façon de combattre les extrémismes de tous genres. Comment peut-on protéger les personnes qui ont besoin d’aide tout près de nous – chez-nous ou venus d’ailleurs, comment aider ceux qui viennent chercher protection pour eux-mêmes ou/et leurs familles, travail pour subvenir à leurs besoins de base, respect pour leur différence, aide pour protéger leurs plus jeunes et leurs aînés, comment peut-on être plus solidaires de notre humanité quelle qu’en soit la couleur, l’origine, la religion/tradition, la langue. Comment peut-on aider plutôt que juger ou exclure?

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Madame Boileau,

Même si c’est décourageant parfois, vos textes donnent à réfléchir. Je crois c’est ce qui manque aujourd’hui.

Lyse Beaudry

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Madame ce fut pour moi d’un grand intérêt de partager votre état d’âme et votre pensée en lisant votre article . Comme vous je constate que le processus l’emporte sur l’action humanitaire !Nous sommes maîtres dans les mots et si faibles dans l’action et les réalisations concrètes pour le mieux-être de notre humanité . Arrêtons de produire des documents et mettons la main à la pâte . Parler du pain c’est bien , mais faire cuire le soin ça sauve l’humain . Merci de votre intelligence sensible !

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Bonjour Madame Boileau.
Comme vous, j’ai été frappé par une plaque rappelant la tristesse les cruautés de cette guerre.
Je réside hôtel Delambre rue Delambre. Je sors marcher et croise des enfants riant et sautillant en sortant d’une école. Mais sur le mur de cette école, une plaque fait état d’autres enfants l’ayant fréquentée. « À la mémoire des élèves de cette école, déportés de 1942 à 1944 parce que nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie avec la complicité du gouvernement de Vichy. Ils furent exterminés dans les camps de la mort. Plus de 120 de ces enfants vivaient dans le 14ème. »
Merci de vos très beaux textes.
Gilles Viau

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Je ne vous suis pas quand vous écrivez «notre monde est plus complexe que dans la nébuleuse nazie, aux camps bien opposés» et le reste du texte me donne raison. Le monde était aussi complexe à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui et, par exemple, c’est très tard durant la guerre que les gens d’ici se sont rendus compte des crimes atroces du régime nazi. Il y avait même un parti nazi canadien sous la direction d’Adrien Arcand. Une partie importante du monde libre penchait du côté de l’Allemagne nazie comme la Finlande qui, coincée entre deux maux, l’Allemagne nazie ou l’URSS bolchévique, a choisi celui qu’elle croyait le moindre.

La naïveté des dirigeants d’aujourd’hui face aux dictateurs est aussi à la mesure de celle des dirigeants des années 1930 face aux dictateurs Hitler et Mussolini et la rencontre de Chamberlain avec Hitler en 1938 ressemble étrangement aux rencontres de présidents de démocraties avec Poutine depuis 2014 («annexion» de la Crimée) et jusqu’à l’invasion de février 2022. On retrouve encore aujourd’hui un «axe» comme celui de Rome-Berlin, l’Axe Moscou-Pékin.

Aujourd’hui on répète les mêmes erreurs que celles du siècle dernier en ne faisant pas face aux dictateurs le plus tôt possible – on attend qu’ils s’incrustent dans leurs pays respectifs et que la dissidence soit finalement écrasée comme c’est le cas dans la Fédération de Russie et la République populaire de Chine. Ces pays jouissent d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU!!! Et la Russie du dictateur Poutine préside au Conseil des droits de l’Homme… Le goulag ça vous dit quelque chose? Ça ressemble étrangement aux camps de concentration nazis. Faut le faire!

Ces faits démontrent encore une fois qu’il faut absolument se souvenir des crimes horribles des dictateurs du siècle passé et tout faire pour éviter qu’ils ne se reproduisent; des réunions semblables à celle de Wannsee de 1942 peuvent se produire à tout moment car celle-là s’est produite dans un pays extrêmement éduqué et développé, comme quoi personne n’est à l’abri de telles dérives criminelles. Le devoir de souvenir est impérieux!

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Merci d’enrichir le propos si adéquatement. Les dictateurs ont la part belle encore aujourd’hui. Et peu font si bien le parallèle entre les situations. Devoir de mémoire.

J’aime votre article et il fait revivre en moi les souvenirs de la guerre de 1940. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, je me demande pourquoi on laissait Poutine continuer sans aucune intervention autre que quelques menaces sans aucun effet. Pas si loin de chez nous un peuple se fait massacrer parce que le reste du monde a peur que cette guerre n’arrive chez eux, Et ce reste du monde ne trouve rien de mieux à faire que de commencer à se battre entre eux, chacun voulant être dictateur chez lui,, du plus petit jusqu’au plus grand. Et rappelons-nous la chanson « quand les hommes vivront d’amour, il n’y aura plus de misère ».