Celui qui le dit, celui qui l’est

Affirmer que les antiracistes sont racistes. Que les mouvements de gauche sont fascistes. Que les vaccinés sont égoïstes. Dans la cour d’école comme en société, cette méthode est toujours aussi efficace pour semer la zizanie, explique Olivier Niquet. 

Paul Ducharme / montage : L’actualité

Olivier Niquet a étudié en urbanisme avant de devenir animateur à la radio de Radio-Canada en 2009 dans les émissions Le Sportnographe et La soirée est (encore) jeune. Il est aussi chroniqueur, auteur, conférencier, scénariste et toutes sortes d’autres choses. Il s’intéresse particulièrement aux médias mais se définit comme un expert en polyvalence.

Selon mes sources dans la Grèce antique, c’est à Philippe II de Macédoine que l’on doit la maxime « diviser pour mieux régner » (et peut-être aussi le mélange de légumes coupés en petits morceaux, mais je n’en suis pas certain). La stratégie du roi de Macédoine et de ses émules machiavéliques consistait à semer la discorde dans l’opinion publique pour éviter que la population s’unisse contre eux. Parce que comme le disait Patrice L’Ecuyer : l’union fait la force. 

Or, le concept est en train de se soustraire à la réalité avec la multiplication des pourfendeurs de la division (est-ce que ça paraît que j’ai fait mes maths 536 ?). Quelques politiciens ainsi que certains commentateurs de l’actualité se posent désormais en grands défenseurs de l’unité et accusent les gouvernements de vouloir diviser la population en imposant des mesures sanitaires qui briment la liberté des récalcitrants à la vaccination. 

Ils ont raison, bien sûr. Les décisions d’un gouvernement ne peuvent pas faire l’unanimité. Forcément, nous serons divisés. Comme le disait le professeur Patrick Moreau dans Le Devoir, on n’échappe pas à la division : « […] ce refus de la division transforme la politique en simple gestion de ce qui est, au lieu d’en faire comme il se doit une instance de liberté où peut s’inventer l’avenir. “Diviser”, tout comme le fameux “controversé”, est donc un mot piégé. Seul ce qui est parfaitement indifférent ne provoque ni division ni controverse. » Il n’y a aucun sujet sur lequel tout le monde s’accorde, sauf peut-être que la luge en duo aux Jeux olympiques, ça n’a pas l’air très confortable.

Malgré les récriminations de ces tenants de l’unité et de la paix sur terre, il me semble que nos gouvernements ne tirent pas vraiment de bénéfices du maintien des mesures. Vous me direz que je suis naïf, mais je crois que leur objectif n’est pas d’imposer une gouvernance totalitaire, qu’il s’agit plutôt de faire survivre le système de santé avant sa refondation, sa réingénierie ou sa reconstruction (qui dit mieux ?). En plus, l’ampleur du fractionnement de la population n’est pas suffisante pour que la division consolide le règne. Si c’est de la wedge politics, on a déjà vu mieux.

Par ailleurs, ceux qui jouent les vierges offensées devant la division sont bizarrement les mêmes qui ont toujours misé sur la discorde pour faire mousser leur notoriété. « Arrêtez de nous diviser », nous disent les pompiers pyromanes. Éric Duhaime, chef du Parti conservateur du Québec, a déjà affirmé que « la controverse en politique est l’oxygène qui nourrit la flamme ». M. Duhaime et ses acolytes ne manquent pas d’oxygène et leurs stratégies rhétoriques rappellent la cour d’école. C’est « celui qui le dit, celui qui l’est ».

J’aurais aimé avoir inventé ce concept : la méthode de « celui qui le dit, celui qui l’est ». J’imaginais déjà une page Wikipédia consacrée à son étude. Mais d’autres ont trouvé quelque chose de plus simple (quoique moins accrocheur) : la rhétorique du miroir. Selon Cécile Alduy, chercheuse experte en sémiotique à Stanford, l’idée est « de renvoyer à l’adversaire les accusations de fascisme ou de violence pour lui couper l’herbe sous le pied et surtout noyer le sens de ces expressions ». Dans les médias, depuis quelques années, on a pu entendre des analystes dire que les antiracistes sont racistes. Que les antifascistes sont, au fond, des fascistes. Récemment, un animateur radio a affirmé que Justin Trudeau est ordurier et violent, alors que la majorité des gens s’accordent plutôt à le trouver trop mou. J’ai entendu que la CAQ est un parti de gauche. J’ai lu que ceux qui se font vacciner sont des égoïstes. On dit simplement l’inverse de ce qu’il est habituellement convenu. Il s’agit là d’une stratégie efficace que j’utilise régulièrement avec mes enfants lorsque je veux leur faire croire que le tofu est un aliment très sexy.

Une ancienne autrice de télé devenue autrice de tweets mésinformés a même déclaré que le convoi des camionneurs était la preuve que le mouvement représentait la majorité et que c’était « un moment unique dans l’histoire de l’humanité ». Ce n’est pas une anecdote, c’est le discours ambiant dans ces milieux. Comme la réalité ne concorde pas avec ce que disent certains chantres de la liberté, ils façonnent une réalité parallèle.

Ceux qui s’amusent à manipuler l’opinion publique dans l’espoir qu’elle se soumette à leurs idées sont donc en train de réinventer la définition de « majorité ». Pendant le siège d’Ottawa, certains ont adopté sur les réseaux sociaux le mot-clic #noussommeslamajorité et ont prétendu que la démonstration de force des camionneurs était la preuve que la majorité de la population était dans leur camp. Les exaltés qui s’insurgent contre les mesures tiennent aussi ce discours (j’utilise le mot « exaltés » pour circonscrire une minorité bruyante et la distinguer des gens qui s’opposent légitimement et pacifiquement aux mesures sanitaires selon des bases qui ne sont pas imaginaires). Sauf que même s’ils le répètent sans arrêt, ils ne sont pas la majorité. Ceux qui tonitruent le contraire devraient regarder le premier sondage portant sur la partielle dans Marie-Victorin pour constater que 92 % des électeurs ont l’intention de voter pour des partis qui appuient les mesures.

En gros, les défenseurs des libertés individuelles se prétendent solidaires et les disciples de la loi et l’ordre sont maintenant des porte-paroles de l’occupation anarchique des rues de nos capitales. Si vous êtes confus, c’est normal. C’est l’objectif : mêler tout le monde. S’ensuit une sorte de dissonance cognitive, comme on a pu le voir aux États-Unis après la défaite de Donald Trump. Ses partisans vivaient tellement dans un univers qui laissait entendre que tout le monde pensait comme eux qu’ils n’ont pas eu d’autre option que de croire que l’élection avait été truquée en la défaveur de leur idole.

Et la démocratie en pâtit. Parce que le problème, c’est qu’il est difficile de discuter sur de telles bases. Tout comme dans la cour d’école, il est impossible de répondre à quelqu’un qui vous lance : celui qui le dit, celui qui l’est. 

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Occuper une capitale avec des centaines de gros camions pour protester contre une mesure gouvernementale que vous n’aimez pas, c’est brutal. Réclamer le départ d’un gouvernement dument élu comme condition de la fin de l’occupation, ça frise l’insurrection. Et ces gens-là accusent le gouvernement de tyrannie. Pardon? Sous un gouvernement tyrannique, vous auriez été battus, emprisonnés ou même tués bien avant de pouvoir installer votre carnaval supposément peace-love devant le parlement. Comme vous le dites si bien M. Niquet, c’est tout à fait du «celui qui le dit, celui qui l’est». Parce que dans le cas plus qu’improbable (cette fois-ci en tous cas) où les occupants d’Ottawa réussiraient à prendre le pouvoir pour 90 jours afin d’éliminer toutes les mesures sanitaires, comment ils disent vouloir le faire, ce serait bel et bien une dictature que cette minorité aurait instauré. Et une fois qu’ils auraient le pouvoir, je parierais ma chemise que la tentation serait forte pour eux de le garder. De toutes façons, la structure de gouvernance du pays serait dévastée et toutes les conditions seraient réunies pour la mise en place d’un régime autoritaire.

Pour la compréhension du phénomène dont vous parlez, je vous invite à explorer l’univers des mécanisme de défenses dont l’égo se sert justement pour se protéger de la réalité parfois cruelle. Entres autres ceux-ci: projection, formation réactionnelle, déni, etc. S’il y a des « diviseurs », ça prend des « divisés » pour que la stratégie fonctionne. Le sens critique et le discernement ne sont pas donné à tout le monde.

Merci pour votre article ! Vos idées sont très bien articulées et vous avez une belle plume qui sait mettre des mots sur des concepts de plus en plus flous !

Même si je ne suis pas forcément d’accord avec toutes vos avancées, je salue la beauté et la vivacité de votre plume – bravo!

Je suis bien d’accord avec l’ensemble de ces propos, avec une petite nuance: ce qui ajoute à la confusion, c’est qu’il arrive à l’occasion qu’effectivement celui qui le dit c’est celui qui l’est… Toute affirmation doit donc être jugée en fonction des arguments, faits et preuves qui l’accompagnent et non pas à priori…

«En gros, les défenseurs des libertés individuelles se prétendent solidaires et les disciples de la loi et l’ordre sont maintenant des porte-paroles de l’occupation anarchique des rues de nos capitales.»
…ou quand les libertés individuelles conduisent à l’emprisonnement effectif d’une majorité.

Comme le disait Alphonse Allais:
« La logique mène à tout, à condition d’en sortir. »

En tout cas, ils sont sortis à Ottawa!

Quel plaisir de vous découvrir dans un style différent que la soirée est encore jeune même si j’aime bien
vos montées de lait à la dite émission. J’espère vous relire de nouveau dans mon magazine favori .

Encore une fois Monsieur Niquet a dit en plusieurs paragraphes ce qu’il aurait pu dire en un seul. Mais, puisqu’il a une si belle plume…. jouissons.

Je surfe sur le commentaire de @Marcel plus bas :: pour rejoindre le plus grand nombre, il est préférable de faire simple. Cela dit, je surfe aussi sur le commentaire de @Louis Houle qui est le plus près de ce que je déduis moi-même de votre analyse monsieur Niquet. En résumé, et en un seul paragraphe ::
Selon une approche psychosociologique d’expérience, il est impérieux d’avoir la capacité de … VOIR le point de rupture entre «LES intérêtS intividuelS» et «L’inttérêt collectif». Donc, dans le cas de l’occupation d’Ottawa par les camionneurs, nous avons affaire à une poignée «d’IntérêtS individuelS» qui se sont regroupés (pour SE faire croire à eux-même la légitimité d’une intervention faite AU NOM d’une collectivité AU MOYEN d’un nombre important d’OUTILS de répression – Ici, des Camions Poids Lourds) … prenant ainsi en otage les «intérêts collectifs» de toute une population (les citoyens d’Ottawa) qui n’est pas concernée par leurs revendications. Il est aussi très utile de distinguer l’INDIGNATION (carburant de l’action) de l’ACTION elle-même.
p.s. à partir de là, on peut se référer à tous les savants concepts imaginables pour expliquer la situation, mais on n’a encore rien fait pour trouver une solution. Il faut croire que ça n’est pas dans les pratiques courantes de nos Gouvernements, des Élus et de leurs Conseillers (*soupir)