Je n’ai jamais roulé en dessous de la table. Je n’ai jamais été agressif. J’étais toujours propre et rasé, jamais négligé. J’ai toujours été aimable et courtois en salle à manger. Et j’ai toujours bien fait mon travail. Mais je vivais l’enfer.
Quand on a ouvert Joe Beef, en 2005, notre inspiration, c’était le chef Martin Picard, du restaurant Au Pied de Cochon, mais aussi les bistrots grandioses de Paris, les montagnes de fruits de mer et les excès en tous genres. Fred et moi, on est deux gars corpulents, bons mangeurs, gros buveurs. J’étais et je suis toujours soucieux d’en mettre plein la vue à chaque convive qui vient chez nous. Je veux que les gens mangent et boivent à l’excès. C’est ma signature personnelle.
Je me suis entouré d’une bande de gens qui mangeaient et buvaient comme des Vikings. Tout allait très bien durant ma vingtaine ; durant ma trentaine aussi. Mais quand j’ai eu 40 ans, ça s’est détraqué. Du jour au lendemain, il n’y avait plus de bouteille de vin assez bonne pour moi. Le foie gras ne me disait plus rien. Les truffes ? Bof ! Du homard ? J’en ai mangé hier. Pourtant, je n’arrêtais plus de boire et de manger. Quand ce n’était pas à un restaurant, c’était à un autre. Et je me disais : qu’est-ce que je cherche, à manger et à boire comme ça tous les jours ?
J’ai commencé à me poser des questions sur l’alcoolisme. Sur l’exemple que je donnais à mes enfants, en mangeant et en buvant comme un Viking devant eux au chalet. Sur les occasions d’affaires que je ratais parce que j’avais la gueule de bois la plupart du temps.
J’ai fini par devenir très malheureux. Les gérants de mes restaurants le voyaient bien, les employés aussi. Ça créait des tensions dans ma vie personnelle. J’ai « googlé » : « arrêter de boire », « comment arrêter de boire », « est-ce qu’il y a des pilules pour arrêter de boire ? » En cinq ans, j’ai dû faire un millier de recherches comme ça. J’ai essayé 100 fois d’arrêter de boire ; j’ai échoué 110 fois.
À un moment donné, mes gérants se sont rendu compte que j’avais un sérieux problème, et que je n’arrivais pas à le surmonter par moi-même. Il y a un an, ils se sont concertés pour m’envoyer dans un centre de désintoxication. Je me sentais tellement misérable que je n’ai pas résisté. Au contraire, ce fut pour moi un cadeau que de comprendre que tout cela devait cesser.
Là-bas, j’ai appris un paquet de choses sur la tempérance, sur moi-même, sur des traumatismes d’enfance que j’avais subis. Avant d’aller en thérapie, je ne savais même pas ce que voulait dire le mot « codépendant ». Je ne savais pas que je cherchais constamment à plaire à tout prix. Au bout du compte, ce fut comme un cours accéléré sur l’alcoolisme, le bien-être et le langage de la sobriété.
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En désintox, on te conseille très fortement de te tenir loin des bars, des restaurants et de la vente d’alcool. On te dit de chercher un autre job. Mais moi, je n’ai pas fait de grandes études. Je travaille en cuisine depuis l’âge de 16 ans. J’ai une entreprise dans le monde du vin. Mon gagne-pain et celui de ma famille reposent sur ma capacité de vendre des repas et du vin. Je ne sais rien faire d’autre. Les gens du centre de désintox savaient une chose : que je retournerais au restaurant. « Je comprends vos conseils. Il est possible que j’échoue. Mais la restauration, c’est tout ce que je sais faire. »
Il reste que trois mois après ma cure, j’hésitais encore à retourner dans mon restaurant. Un jour, je suis allé voir mon ami Ryan Gray, qui tient le restaurant Elena. Il m’a dit : « Mets ton tablier, tu vas sortir les assiettes. » Et je l’ai fait. Je buvais de l’eau pétillante San Pellegrino et je travaillais 12 heures par jour, jusqu’à l’épuisement. À minuit, je rentrais chez nous et je regardais Netflix jusqu’à ce que je m’endorme. Je l’ai fait encore et encore, une bonne douzaine de fois. Et ça m’a redonné le courage de croire qu’on pouvait travailler en restauration sans boire d’alcool.
Je suis retourné dans mon propre restaurant pour y mettre en application ce que j’avais appris. Mais je n’étais plus McMillan-le-Viking-de-chez-Joe-Beef — celui qui débouche les magnums, qui raconte des histoires, qui sert les calvas, qui se tape des Campari-sodas l’après-midi avec le personnel, ou qui amène tout le monde prendre un coup au bar d’en face. Et quand j’ai cassé le moule, ça a provoqué un effet d’entraînement.
Tous ces jeunes chefs qui sont venus chez Joe Beef parce qu’ils nous admiraient, Fred et moi, eh bien, ils ont vu que David ne buvait plus, qu’il se couchait de bonne heure et qu’il parlait de ce qu’il trouvait cool sur Netflix. Et peu à peu, les membres de l’équipe se sont mis à se coucher de bonne heure et à regarder Netflix.
Mon contrôleur a constaté que la consommation d’alcool chez les employés avait baissé de manière incroyable. Après un quart de travail, il se prenait auparavant de 30 à 40 verres de vin à nos frais. Maintenant, c’est 10, et la moitié du personnel boit du kombucha.
Quand j’ai arrêté de boire, mes rapports avec les employés sont devenus plus ouverts, parce que je communiquais différemment avec eux. Avant, j’étais centré sur la bouteille : qu’est-ce que je vais boire ? avec qui ? qu’est-ce qu’on va manger avec ça ? Aujourd’hui, je ne suis plus centré sur moi-même et mon alcoolisme. Je suis un meilleur patron, un meilleur ami, capable d’apprécier les autres. J’ai refait connaissance avec mon monde en buvant du thé ou du café avec eux. Je ne perds plus des heures à parler juste de vin, comme un « poteux » qui parlerait juste de pot. Maintenant, je m’intéresse vraiment à ce que les gens ont fait de leur fin de semaine. Je m’intéresse vraiment à ce qu’ils feront quand ils quitteront Joe Beef. Je m’intéresse réellement au bonheur des gens avec qui je travaille depuis 15 ans. Avant, je m’en fichais : je ne pensais qu’à moi. Ces gens, je leur dois tout, parce qu’ils m’ont sauvé la vie.
Au début, Fred a réagi en disant : « Fuck, qu’est-ce qui lui prend, à Dave ? » J’ai eu l’impression qu’il me haïssait. Mais il a vu que j’aimais venir travailler ; que j’étais heureux ; que je souriais en jasant avec les clients. Il a vu ce que j’avais et il l’a voulu, lui aussi. Fred a cessé de boire peu de temps après moi. Il est sobre depuis sept mois et je pense qu’il est vraiment heureux.
Peu à peu, des gens travaillant dans mes restaurants ou ailleurs ont commencé à m’aborder pour me poser des questions. En restauration, il n’y a pas grand monde qui parle des problèmes d’alcool. Tout le monde a tendance à balayer ça sous le tapis. Le nombre de personnes qui sont venues me voir pour me parler de ça, c’est hallucinant.
On a envoyé pas mal de gens à des rencontres sur l’alcoolisme. On a pris de l’argent de la caisse pour payer des thérapies privées à quelques-uns d’entre eux. On a organisé des rencontres, qui se tiennent les dimanches soir au McKiernan (un de nos restaurants). Ça ressemble aux rencontres des Alcooliques anonymes, sauf qu’on a réécrit l’exposé d’introduction pour en enlever la dimension religieuse, parce qu’on a remarqué qu’au Québec, ça ne passait pas. Il y a des personnes qui veulent de l’aide, mais qui vont la refuser si le processus de guérison est associé à la parole de Dieu, de Jésus ou une patente du genre. Ces rencontres sont ouvertes à tous, mais c’est surtout en fait pour les gens de la restauration. Et si quelqu’un a besoin de plus d’aide, on a mis au point certaines options pour des consultations privées.
En tant que chefs, on est constamment sollicités pour participer à des œuvres de bienfaisance. Chaque année, j’amasse 750 000 dollars pour sauver le saumon de l’Atlantique. Mais j’ai constaté que je n’avais pas 100 dollars à offrir à un employé qui aurait besoin d’une thérapie. C’est fou, ça : j’ai récolté 750 000 dollars pour des fucking saumons et je ne suis pas capable d’avoir un compte avec 20 000 dollars dedans pour offrir des cures de désintoxication à mes employés !
Les gens de la restauration, c’est une drôle de faune, un peu pirate, mais qui a besoin de parler pareil. Alors on travaille à organiser un souper qui réunirait les chefs de Montréal dans le but de former un organisme caritatif qui embaucherait des thérapeutes professionnels pour faire des évaluations des employés et prescrire des thérapies ou des cures de désintoxication.
Ce sont des premiers pas. Mais on amasse des fortunes pour des causes dont, franchement, je me fiche royalement. Pourquoi ne pas récolter de l’argent pour des choses dont on a vraiment besoin et qui nous préoccupent réellement ?
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Bien des gens qui ont lu notre premier livre, ou qui nous ont vus nous en péter une solide avec [Anthony] Bourdain à son émission, ou qui ont entendu parler de nous par des chefs new-yorkais qui ont visité notre restaurant, associent une visite chez Joe Beef avec « boire avec David ». Cette entreprise a été bâtie sur mon foie. Notre désir de plaire, à Fred et à moi — notre comportement codépendant, notre alcoolisme —, nous a plutôt bien servi pendant 15 ans. Chaque chef, chaque critique gastronomique repartait d’ici en disant : « Holy shit, ces gars-là sont des fous », « C’est le truc le plus extraordinaire que j’aie vu », « Je n’ai jamais mangé et bu autant », « Ils sont fabuleux ».
Maintenant, je dois dire à tout le monde : « Je ne bois plus ; je suis rendu super plate. » Il y en a qui disent : « Ah non, sérieux ? J’arrive du Minnesota, j’ai épargné pour venir chez Joe Beef. Je voulais vraiment boire avec vous ! » Imagine, un jeune cuisinier débarque ici avec son livre de Joe Beef tout écorné, il a pris son argent durement gagné pour venir prendre un putain de verre avec nous, et je lui réponds : désolé, ça n’arrivera pas ? Ça, ça me fait me sentir comme une merde. T’as fait tout ce chemin pour venir voir le morse à l’aquarium et il n’y a plus de morse. Fermé, le bassin des morses.
Heureusement, il n’y a que les crétins qui réagissent mal. Qui vont dire qu’ils ne reviendront plus parce qu’on ne leur a pas sorti le vieux soûlon de Krusty le clown pour se boire du calvados à même le jéroboam. En fait, bien des clients voient ça autrement : « David, faut que je te dise, j’ai souvent été inquiet pour toi en sortant d’ici. Moi, je venais faire la foire toutes les deux semaines, mais je savais que toi, tu remettais ça tous les soirs. Je suis heureux pour toi que tu sois rendu ailleurs. »
J’aime être le point de mire et tout ça, mais je ne continuerai pas jusqu’à ce qu’on devienne une gang de clowns qui refont toujours le même numéro dans le show le plus triste au monde. Et si Joe Beef s’évanouit dans l’obscurité, alors ainsi soit-il.
Si je meurs demain, j’aurai eu une carrière formidable. Merci à tous nos merveilleux convives. J’ai fait de mon mieux, pour le public. J’ai tout donné. Maintenant, il faut que je m’occupe de moi.
(Propos recueillis par Julia Kramer. © Condé Nast. Traduction : Jean-Benoît Nadeau)
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2019 de L’actualité.
Dans les AA on ne parle pas de religion, mais d’un Dieu tel que tu le conçois, d’une force supérieure.
Ouin mais ça cadrait pas avec ses préjugés donc y,a arrangé un peu son histoire. Y parait qu’il a fait sa thérapie à Péladeau dans le nord… une thérapie basée sur AA. Il a ben aimé ça mais tout ce qu’il trouve à faire c’est de chier sur la tête de ceux qui l’ont aidé. Ils me font rire ces petites vedettes qui arrêtent de boire et qui doivent absolument en faire tout un show. Pas d’humilité pantoute le gars. Au début de l’article il dit qu’il a toujours été correct avec tout le monde pis après ils nous dit qu’il s’est transformé en meilleur boss… c’était un bon boss ou pas avant????? Peut pas s’ampêcher non plus de parler de son cash. En plein le genre de bouffon qui rechute dans les 2-3 premières années d’abstinence. Mais… ça fait de la promo pour son resto, probablement l’objectif de l’article.
Bonjour je viens juste de vous lire ses une très belle article et moi-même j’aiete Un gros buveur et avec les A.A. depuis deux ans et ces un très beau programme .