
À force de voir les enfants de la Birmanie lui toucher le visage, lui tirer les cheveux pour s’assurer qu’ils étaient réels ou faire la file pour le prendre en photo, le jeune Théo Raymond, six ans, a fini par s’habituer. «Une tête blonde et des yeux bleus, c’est rare, dans ce pays», a-t-il constaté.
Mais lorsqu’il est arrivé dans une ville — Pakkoku, toujours en Birmanie — où les enfants se demandaient comment il avait fait pour «sortir de la télé», Théo a compris qu’il venait de débarquer dans un lieu vraiment reculé. «Les seuls garçons qui lui ressemblaient n’avaient été aperçus qu’au petit écran!» dit son père, Sean Raymond.
Ce n’est là qu’une des innombrables péripéties qu’ont vécues Théo, sa sœur, Emma (qui avait huit ans), et ses parents (alors presque quadragénaires) en 10 mois de bourlingue dans une dizaine de pays d’Asie du Sud-Est et d’Océanie.
Partis sac au dos en octobre 2012, les quatre aventuriers ont alors multiplié les expériences trépidantes et enrichissantes: rencontrer des descendants de chasseurs de têtes à Bornéo, nager avec des tortues en Indonésie, caresser des tigres en Thaïlande, s’ébahir devant le temple d’Angkor Vat… «Ça faisait des années que nous en rêvions, dit Sean. Mais nous attendions toujours le bon moment.»
Le bon moment est arrivé quand ce dernier, ingénieur de formation, a vu l’usine qu’il dirigeait fusionner avec une autre, ce qui a entraîné l’abolition de son poste. «Je suis ensuite demeuré employé de l’entreprise, mais j’avais toujours en tête de la quitter pour réaliser des “projets significatifs”.» Et chaque fois qu’il s’interrogeait sur son avenir, l’idée du voyage en famille ressurgissait.
L’ennui, c’est que sa conjointe, Mélanie Lambert, adorait son boulot de conseillère en ressources humaines au Cirque du Soleil, et qu’elle n’avait aucune envie de tout plaquer. «Tous les ans, on se demandait si le moment était opportun pour partir, et si on avait assez économisé», dit-elle. Or, en 2012, les astres se sont alignés.
D’abord, Sean et Mélanie avaient accumulé assez d’argent pour voyager un an et disposer d’un coussin de sécurité à leur retour, soit 70 000 dollars. Ensuite, Théo et Emma venaient d’entamer l’école primaire (les cours sont alors moins exigeants qu’à la fin de ce cycle). Enfin, ces derniers étaient fin prêts pour l’aventure — a fortiori parce qu’ils passeraient un an sans user les bancs d’école.
«Plusieurs conditions gagnantes étaient donc réunies, mais j’étais devenue le seul frein au projet, se rappelle Mélanie. Je me suis alors demandé ce qui était le plus important pour moi, et ce que je regretterais le plus par la suite: une occasion manquée, ou d’avoir gardé mon emploi?» Elle décide de faire le grand saut. Et pendant qu’elle était en Indonésie, Mélanie a appris qu’elle aurait vraisemblablement été licenciée, en raison d’une restructuration.
Pour arriver à mettre ainsi les voiles, la famille Raymond a cependant dû s’astreindre à quelques contraintes. «Ça faisait environ quatre ans qu’on vivait sobrement, qu’on mettait de l’argent de côté, qu’on se privait de voyages à l’étranger, dit Sean. Et quand notre voiture a finalement été payée, nous avons placé l’équivalent du versement mensuel dans un compte: ç’a été notre REER de voyage!»
Avant de partir, Sean et Mélanie avaient prévu un budget de 50 à 60 dollars par jour pour loger, nourrir et déplacer toute la troupe — ce qui fut à peu près respecté. «Le billet d’avion pour l’Asie du Sud-Est est cher, mais une fois là-bas, le coût de la vie est très bas», indique Sean, qui avait déjà sillonné la région pendant près d’un an, lorsqu’il avait 19 ans.
Si le voyage en famille changeait la donne, il apportait aussi son lot d’avantages. «Être parent voyageur ouvre des portes: on a tout de suite une étiquette de “bonne personne”!» dit Mélanie. «Les gens viennent plus vers nous, ajoute Sean, surtout dans les populations indigènes, qui ont de grandes familles et qui sentent qu’ils ont quelque chose en commun avec nous, quand ils voient nos enfants.»
Dès le début du périple, il était clair qu’aucun itinéraire ne serait imposé. «À part tenir compte des saisons des pluies, nous n’avions rien planifié, et nous n’avions même pas de billets de retour: nous voulions la liberté totale», dit Sean. Pour se rassurer, les quatre sont néanmoins partis avec l’idée qu’ils pourraient rentrer à la maison à tout moment, en cas de pépin. «C’est pour cette raison que nous n’avions pas loué notre chalet pendant notre absence», dit Sean.
Les Raymond ont souvent eu envie de revenir plus tôt que prévu: les innombrables déplacements, la fatigue physique et mentale et les incessantes sollicitations des gens — amicales, mais épuisantes — ont souvent eu raison de leurs réserves d’énergie. «Quand on s’entendait se dire “ce serait bien d’être à la maison”, explique Sean, nous nous arrêtions pour nous reposer quelques semaines au même endroit. Puis, on repartait!»
La décision de revenir pour de bon a finalement été prise quand les coffres familiaux furent bien entamés — il n’y restait que 15 000 dollars — et que la rentrée scolaire se profilait à l’horizon.
«Avant notre départ en voyage, il y avait un flou autour de la question de l’école quand nous reviendrions, et notre commission scolaire ne savait trop quoi nous dire», dit Sean. Au retour, la famille s’est installée au chalet, à Saint-Zénon, dans Lanaudière. Les enfants ont été envoyés à l’école du village, où une cinquantaine d’élèves étaient répartis dans des classes jumelées. Et tant Théo qu’Emma ont été jugés aptes à se greffer à une classe de leur âge, malgré leur année d’absence.
Il faut dire que tous deux avaient eu droit à des leçons de français et de maths de la part de leurs parents. «Quant à l’anglais, la géographie et les religions, ils ont appris sur le tas», raconte Sean. Emma a même réussi à maîtriser quelques rudiments d’indonésien. «Quand on allait au marché, je la laissais parler», dit Mélanie.
Aujourd’hui, la famille Raymond a emménagé dans un appartement loué du quartier Villeray, à Montréal. Les enfants fréquentent l’école du quartier, et leur mère est devenue consultante indépendante en formation, mais elle travaille aussi à la création d’une entreprise sociale, malgré les offres d’emploi qu’elle a reçues.
«Quitter mon boulot m’a permis de me prouver que j’avais le courage de faire ce que je voulais, et que je pouvais modeler mon avenir, dit-elle. Désormais, je veux éviter la routine, faire en sorte que mon travail ait une portée sociale et retrouver dans ma vie professionnelle la liberté que j’ai vécue en voyage.»
Quant à Sean, il a été un papa à la maison pendant un an tout en travaillant ici et là. Et depuis un an et demi, il est partenaire dans la mise sur pied d’une usine de granules de bois qu’il veut instaurer dans Lanaudière, l’un des «projets significatifs» qu’il avait en tête, avant de partir.
Mais qu’on ne s’y trompe pas: dès que la monotonie se pointe le bout du nez dans son quotidien, il rêve du prochain voyage…
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